L’ouverture timide dans les négociations entre l’Ukraine et la Russie le 29 mars à Istanbul est-elle un « signal positif », comme l’a déclaré le président Zelensky ? Si les Européens cèdent à l’illusion d’une paix en trompe-l’œil et lèvent ou simplement diminuent les sanctions et l’aide militaire, ce sera une tragédie, pour l’Ukraine et pour le monde.
On notera la prudence de Zelensky : un signal n’a pas forcément de contenu substantiel. De fait, l’Ukraine exige toujours le retrait total des troupes russes et le respect de son intégrité territoriale, et Zelensky n’a envisagé de concessions que sur le statut international de l’Ukraine. Les négociateurs ukrainiens ont suggéré une garantie internationale de la sécurité de l’Ukraine par un groupe de pays, membres de l’OTAN ou non, sur le modèle de l’article 5 du traité de l’OTAN (c’est-à-dire l’intervention — au demeurant non automatique dans le cas de l’article 5 — des pays signataires en cas d’agression contre l’Ukraine). La liste des pays est passablement baroque : les membres permanents du Conseil de sécurité sauf la Russie, la Turquie, Israël et la Chine. On imagine difficilement la Chine et les États-Unis intervenant conjointement pour défendre l’Ukraine contre une invasion russe ! J’interprète cette proposition non comme l’ébauche d’une solution possible, mais comme la parabole de l’inanité de garanties internationales face à l’État voyou qu’est la Russie1. L’intégrité et la sécurité de l’Ukraine étaient garanties par le mémorandum de Budapest signé en 1994 par la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et le Royaume-Uni. Cela n’a pas empêché la Russie de le violer par deux fois. Si un cessez-le-feu intervient rapidement, tant mieux, mais il ne faut pas que le prix en soit l’exonération des crimes russes ni un compromis territorial et institutionnel « garanti » par un mémorandum de Budapest bis.
Cette guerre est un moment de vérité : tout le monde a reconnu, y compris ceux qui ne voulaient pas le voir, que l’Ukraine était une nation libre, unie et héroïque, tout le monde a dû reconnaître que la Russie de Poutine était un État voyou, qui ment tout le temps et avec lequel il n’y a pas d’entente durable possible. Tous les « oui, mais » tombent devant les faits : « oui, l’Ukraine est un pays souverain et indépendant, mais elle est divisée, elle maltraite ses citoyens russophones » ; « oui, la Russie est devenue un monstre mais c’est nous qui avons créé ce monstre » ; « oui, la Russie est l’agresseur et elle a des exigences inacceptables, mais il faudra bien tenir compte de ses demandes légitimes ». Quand la paix reviendra, si la paix revient, il ne faudra pas céder à nouveau à ces « oui, mais ». Si le cessez-le-feu signifie le retour du mensonge russe et de la pusillanimité occidentale, l’Ukraine aura résisté pour rien.
Dans le compromis ébauché le 29 mars à Istanbul, la « neutralité » de l’Ukraine et l’existence d’un contentieux territorial n’excluraient pas son adhésion à l’Union européenne2. Fort bien. Or, l’UE s’est enfin décidée à construire une défense européenne plus significative, interopérable avec les forces de l’OTAN mais autonome. D’où des investissements militaires importants et en partie mutualisés des États membres. L’Ukraine membre de l’UE devrait donc être partie prenante de cette défense européenne, des troupes européennes pourraient être stationnées sur son sol. Ce que la Russie refuse à tout prix. Elle voudrait une Ukraine sans défense. L’armée ukrainienne, quasi inexistante et 2014, est devenue en huit ans une armée efficace, douée d’une capacité de coordination et d’initiative remarquable (ce qui manque cruellement à l’armée russe). Faudra-t-il la démanteler au nom de la neutralité ?
L’engagement à renoncer à l’arme nucléaire n’est plus un problème depuis 1994, mais aucune des demandes russes n’est acceptable ni en matière de prétendue défense de la langue russe, ni en matière de fédéralisation. Ce sont des non-sujets, qui ne devraient même pas figurer dans un accord de paix, à moins de remettre en marche une machine infernale du type des accords de Minsk, inapplicables et plaçant l’Ukraine agressée dans la position de celle qui n’applique pas les accords, jusqu’au moment où ils seront le prétexte d’une nouvelle agression russe.
L’information n’est pas corroborée, mais il semble que le FSB avait reçu un budget important pour mettre en scène l’accueil des libérateurs par des foules en liesse moyennant la rémunération de « volontaires » recrutés dans la population du Donbass. L’opération a échoué parce que l’argent a été détourné (peut-être aussi parce qu’on n’a pas pu recruter en nombre suffisant les acteurs de cette mise en scène). Cette anecdote donne la mesure du mensonge russe, d’un État prêt à tout pour gagner la guerre de la désinformation. Pendant ce temps, L’Obs du 24 mars 2022, pourtant remonté contre l’agression russe, consacre la moitié du « Grand format » sur la guerre en Ukraine à l’extrême droite et à l’antisémitisme en Ukraine. Un article de Céline Lussato et un entretien avec Anna Colin Lebedev ramènent le sujet à ses très modestes proportions, mais sa présence même dénote une fixation du journal sur une question marginale et montée en épingle par la désinformation russe depuis vingt ans. C’est dire que, malgré le moment de vérité, l’Occident reste vulnérable au venin capiteux du mensonge russe.
Mais ce n’est pas tout. Un règlement du conflit compatible avec l’existence de l’Ukraine comme nation libre et indépendante a de nombreuses conditions, sur lesquelles Poutine va finasser, ruser. L’une d’entre elles est cruciale, et il ne faudrait pas la mettre de côté, comme l’aurait suggéré un négociateur ukrainien. C’est la Crimée. Il est question de sortir la question du statut de la Crimée de l’accord de paix et de la reporter à 2037, après quinze ans de négociations pacifiques entre l’Ukraine et la Russie. Or, ce report de quinze ans donnerait tout le temps nécessaire à la Russie pour habituer le monde au fait accompli. Dès aujourd’hui, combien d’ignorants, d’agents et d’idiots utiles décrètent que « bien entendu, la Crimée est russe ». De la sorte, l’Ukraine accepterait un statut de neutralité, excluant en particulier le stationnement de militaires étrangers sur son sol, tandis que la Russie consacrerait la présence d’une gigantesque base militaire russe au cœur de l’Ukraine, avec l’Europe occidentale visée par des missiles russes. C’est bien ce qui arrivera si la Russie obtient la reconnaissance internationale de l’annexion de la Crimée et la continuité territoriale entre le Donbass « indépendant » et la presqu’île. Il ne manque plus à ce coup magistral que la chute de Marioupol. On comprend que Poutine ait déclaré que le cessez-le-feu et l’avancée des négociations sont subordonnés à la reddition des « nationalistes » qui défendent Marioupol. L’URSS puis la Russie ont fait de l’enclave de Kaliningrad (l’ancien Koenigsberg) une sorte de porte-avion surarmé de 215 km2. La Crimée, elle, n’est pas un bout de terrain, sa superficie (26 945 km2) est comparable à celle de la Belgique. Depuis l’annexion, la Russie militarise la péninsule à marche forcée, au détriment de l’économie et même du tourisme3.
C’est à se demander si l’invasion de l’Ukraine, la prétention à déposer le régime, voire à remettre en cause le « statut étatique » de l’Ukraine, ne seraient pas une gigantesque diversion, destinée à faire passer le rattachement géographique et juridique de la Crimée à la Russie ! Ce serait en tout cas le moyen de transformer la défaite cuisante de Poutine en victoire, si l’on n’y prend pas garde. Poutine a ramené ses buts de guerre au Donbass, tout en continuant à bombarder les villes dans tout le pays. La destruction partielle de l’Ukraine sera un bénéfice secondaire appréciable (au fait, qui va payer la reconstruction ?). Mais le bénéfice principal sera la consécration de l’occupation de la Crimée. Vous avez aimé Kaliningrad ? Vous allez adorer la Crimée !
Si le compromis dessiné le 29 mars est confirmé sur ce point, la Russie pourra continuer tranquillement à ruiner l’économie de la presqu’île, à renforcer ses bases militaires et sa flotte, à privatiser de facto la mer Noire, et à persécuter les Tatars. Les Tatars, jugés déloyaux (et pour cause !) sont en effet la principale cible de la répression des opposants à l’occupation. N’oublions pas une fois encore les Tatars de Crimée : s’il y a bien une partie de la terre ukrainienne sur laquelle la Russie a perdu le moindre droit, c’est la Crimée. L’URSS, dont Poutine revendique l’héritage, a commis sur cette terre un crime inouï et jamais puni, la déportation des Tatars. La Crimée appartenait alors à la Russie au sein de l’URSS, mais on peut dire que c’est le second génocide subi par l’Ukraine après le Holodomor en 1933, puisque les Tatars sont ukrainiens depuis 1991 et heureux de l’être. En juin 1944, toute la population tatare fut déportée sur ordre de Staline dans le Caucase ou au Goulag. Près de la moitié des Tatars périrent au cours du transport, digne des trains nazis vers les camps, ou peu de temps après4. L’exil dura quarante-six ans : les Tatars survivants ne furent autorisés à rentrer chez eux qu’après la fin de l’URSS, où ils devinrent citoyens ukrainiens. Avant la déportation, ils représentaient 20 % de la population criméenne. À leur retour, ils n’en formaient plus que 12 %. Les lecteurs de Desk Russie connaissent sans doute cette page noire de l’histoire soviétique, mais trop de Français l’ignorent.
Last but not least, la continuité territoriale avec la Crimée ferait de la mer d’Azov une mer russe. Or la mer d’Azov est beaucoup plus qu’un appendice de la mer Noire. Le Don se jette dans la mer d’Azov, de sorte que par le canal Don-Volga, la flotte de la mer Caspienne aurait un débouché sur la mer Noire. Les crimes commis à Marioupol par la Russie ne doivent pas restés impunis, non seulement au nom du droit de l’humanité, mais aussi parce que la prise de Marioupol accroîtrait considérablement la puissance maritime de la Russie et donc son appétit de revanche.
On peut faire confiance aux Ukrainiens pour rejeter un compromis bancal qui ne ferait que rendre l’Ukraine encore plus vulnérable face à la Russie qu’elle ne l’était avant la guerre. La Russie a fait le choix de la rupture avec l’Occident — rien ne dit que cette rupture est viable pour cet immense pays en déclin, même moyennant la constitution d’un hypothétique front anti-occidental ; mais ceci est une autre histoire. La Russie est désormais notre adversaire aussi longtemps que le régime de Poutine sera en place. Un cessez-le-feu ou un armistice sont possibles, pas la paix. Si les Européens cèdent à l’illusion d’une paix en trompe-l’œil et lèvent ou simplement diminuent les sanctions et l’aide militaire, ce sera une tragédie, pour l’Ukraine et pour le monde. Nous n’en sommes pas là mais, encore faut-il, dans l’hypothèse d’une guerre longue, que la mobilisation des Européens résiste à la « baisse du pouvoir d’achat ».
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).
Notes
- Voir mon article dans Telos.
- L’existence d’un contentieux territorial est en théorie incompatible avec l’adhésion à l’UE, en tant qu’« union politique toujours plus étroite » dans des frontières définies, mais le précédent chypriote a montré que cette condition pouvait être levée.
- J’ai traduit et publié en 2019 avec la Fondation Jean Jaurès un article ukrainien sur les transformations de la Crimée depuis 2014. On sait que les touristes russes sur les plages de Crimée subissent régulièrement des tempêtes de sable provoquées par les avions qui décollent d’une base aérienne voisine.
- 109 956 Tatars (46,2 %) sur les 238 500 déportés sont morts entre juin 1944 et janvier 1947.