Le « contramote » du Kremlin, ou comment Poutine avance vers le passé

Le journaliste russe Andreï Lochak, qui a notamment travaillé pour la chaîne indépendante Dojd, nous explique pourquoi et comment la Russie de Poutine avance vers le passé. Selon lui, les enjeux de la guerre dépassent l’Ukraine et son choix européen. Le rassemblement des « terres russes » se terminera par la désintégration totale de la Russie : c’est la fin logique de toutes les guerres impérialistes.

Le journaliste Alexandre Pliouchtchev a remarqué que Poutine était un contramote. C’est un terme des frères Strougatski1 : contremotion signifie le mouvement en arrière. Contramote est celui qui avance vers le passé, et non vers l’avenir.

Le monde bouge de plus en plus vite. La fin des années 1990, lorsque Poutine fut amené au pouvoir, n’a pas grand-chose en commun avec les années 2020. Afin que le pouvoir corresponde aux défis de l’actualité, il est obligé de se mettre à jour, c’est là le sens des élections démocratiques. Après la liquidation de la concurrence politique, la Russie s’est trouvée prise en otage par un homme dont la vision du monde s’était formée entre les années 1970 et 1990 du siècle dernier.

Il a commencé par construire la verticale du pouvoir, à savoir une méthode de gouvernement dépassée, archaïque, dans un monde où la plus grande importance est attachée aux liens et aux interconnexions horizontaux. Les modèles distributifs sont les plus stables, dans les affaires comme dans les structures politiques.

S’étant mis au centre de tous les processus, instaurant un régime à direction manuelle, Poutine a plongé la Russie renaissante dans le monde de sa propre laideur morale. Ressentiment impérialiste, Occident hostile, homophobie, patriarcat, rapines cyniques et la certitude inébranlable que le monde se tient sur quatre piliers : la peur, la violence, la cupidité et le mensonge. Pourtant, depuis trente ans, l’humanité a beaucoup fait pour se débarrasser de ce tas d’ordures puantes. En Occident, une nouvelle éthique a gagné du terrain, qui n’est autre chose que le bon vieil humanisme européen. Avec l’arrivée d’Internet, une nouvelle espèce humaine est apparue : des personnes autonomes, indépendantes de l’État, qui abhorrent la hiérarchie verticale avec sa soumission à la force brute.

Poutine n’a pas seulement déclaré la guerre à l’Ukraine et à son choix européen. C’est aussi une guerre du XXe siècle, cannibale, menée contre les valeurs de l’époque nouvelle où l’on respecte non seulement les frontières des États souverains mais également les individus. Le monde occidental s’est élevé contre toutes sortes d’abus.

Les événements au Bélarus faisaient partie de ce soulèvement contre les abus dont l’époque devait être révolue. Malheureusement, le peuple bélarusse a été écrasé avec l’aide de la Russie : l’union fait la force même s’il s’agit, en l’occurrence, de l’union de deux vilains. Pendant ce temps, l’Ukraine continuait sa marche vers l’avenir, elle ne voulait pas revenir en arrière. Et là, le voyou, issu des bas-fonds de Leningrad, a lancé ses chars contre l’Ukraine. Tu ne veux pas céder, je te prendrai par la force.

C’est, en effet, l’avènement de la Troisième Guerre mondiale : la dernière tentative de revanche du vieux monde qui vivait selon le droit du plus fort. Noyer le monde dans le sang, dans la peur, dans la souffrance qui représentent un terreau habituel et tellement nutritif pour le patriarcat. Détruire, éliminer la génération qui vient de naître, des jeunes gens libres, intolérants à la violence, qui ne sont pas prêts à devenir des Bandar-log : ces singes de Kipling qui, tremblant de peur, lèchent servilement la main du maître, même si elle est couverte de sang. Le dictateur veut les jeter sous les balles, dans la boue, dans la haine, dans le crime, dans la misère. Ne pas leur permettre de devenir cette nouvelle espèce de personnes libres, les transformer en orques pleines de méchanceté et d’intolérance.

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Manifestation contre la guerre et en soutien de l’Ukraine, à Moscou, le 23 septembre 2014. La pancarte porte l’inscription : « Appelez les aides-soignants [du service psychiatrique] au Kremlin ». Photo : Iouri Timofeev

On a même volé à la génération Z2 la lettre Z en l’avilissant par la propagande de la guerre. Le slogan des punks, « No Future », correspond on ne peut mieux à l’empire agonisant. « La Russie, c’est un trou noir », m’a dit dans une interview le dissident Sergueï Mokhnatkine, avant d’être condamné à quatre ans de colonie pénitentiaire pour résistance aux forces de l’ordre lors d’une manifestation non autorisée. Là-bas, des matons l’ont tabassé avec sauvagerie en lui brisant la colonne vertébrale. Quelques mois après sa libération, Mokhnatkine est décédé à cause de ce traumatisme. Un « idiot du village » qui s’est avéré prophète.

Un crétin a publié récemment, sur le site de l’agence RIA Novosti, un article, « La Russie du futur : en avant vers l’URSS ! ». On aurait du mal à trouver un seul passage sensé dans ce galimatias sans queue ni tête, mais il est évident que ce texte reflète le délire de notre empereur cinglé. Il y est question de l’autocratie, de la sobornost3, de la renaissance de l’URSS, et de l’amitié à la vie, à la mort avec l’empire du Milieu, bref, un hachis impérialiste indigeste et toxique. À vue d’œil disparaît tout ce qui était le fruit des années de la perestroïka et des années 2000, les années des vaches grasses. On ferme H&M et IKEA, les marques suédoises démocratiques grâce auxquelles les logements et les vêtements des Russes ont acquis un look européen. McDonald’s part aussi. Je me souviens d’avoir fait la queue à son ouverture, avec mon papa, dans les années de perestroïka. Les rayons des magasins se vident, on revient à l’époque du déficit. La censure totale est de retour, elle aussi : même la radio Écho de Moscou, que Poutine aimait évoquer dans des interviews aux journalistes étrangers, a été fermée.

Les gars, vous n’allez pas me croire : ICQ est de retour, afin que vous ne vous ennuyiez pas trop sur notre Net souverain. Mais bientôt, même celui-là n’existera plus : il y aura des cartes de rationnement pour accéder à Intranet et se défouler un peu avec de bons vieux jeux. Le Runet (à qui j’ai consacré une série télévisée) va bientôt disparaître dans un gouffre. Le fameux FinTech russe — dont j’ai loué récemment le succès dans mon film sur la banque Tinkoff4 — est plutôt mort que vivant. Les informaticiens expérimentés quittent la Russie à une telle vitesse que le gouvernement a l’intention de leur interdire la sortie. Tout ce qui touche à la Russie de près ou de loin est empoisonné par la guerre et maudit pour des décennies à venir. Le contramote dément nous a barré l’avenir. D’abord, il a réduit à zéro la Constitution, et ensuite, le pays tout entier. Du coup, on s’est lancé, à mille à l’heure, en arrière. Ou, plutôt, pardon, en avant — vers l’URSS. À l’horizon — soit 1984, soit 1941, soit 1937. Ou bien, les trois à la fois. Et 1917, paraît-il, n’est pas très loin non plus.

Ayant tourné le dos au progrès, la Russie est passée de la phase Pelevine à la phase Sorokine5. Il n’y aura pas de résurgence de l’URSS, bien sûr. Le dernier mandat de Poutine ressemblera très probablement à un étrange mélange de Journée d’un opritchnik et d’un camp de concentration numérique construit au Xinjiang. Orthodoxie nucléaire, autocratie, agents de sécurité roulant dans des Mercedes décorées de têtes de chien6, isolement total derrière la Grande Muraille, guirlandes brisées au-dessus de la rue Nikolskaïa au centre-ville, le triste souvenir d’un Moscou brièvement embelli. Des comptoirs à moitié vides vendent des produits chinois. Les quelques informaticiens qui n’ont pas réussi à quitter Moscou à temps travaillent pour des géants chinois de l’informatique, qui contrôlent chaque pas des Russes suspects. D’une manière générale, la Chine sera le véritable bénéficiaire de la descente de la Russie dans la barbarie. Sans guerre, avec l’aide d’une intervention économique et démographique rampante, les Chinois récupéreront les terres orientales de la Russie, dès que celle-ci sera enfin affaiblie à cause des « opérations spéciales » menées à ses frontières méridionale et occidentale. Le processus d’entropie sera alors enclenché et ne pourra plus être arrêté. Le rassemblement des « terres russes » se terminera par la désintégration totale de la Russie : la fin logique de toutes les guerres impérialistes. Celui qui pisse contre le vent se pisse toujours dessus.

Le texte a été publié en russe sur la page Facebook de l’auteur, le 27 mars 2022.

Traduit par Alexandre Braïlovski

lochak

Journaliste, scénariste, réalisateur de télévision. A notamment travaillé avec Dojd. Connu pour ses opinions progressistes, par exemple, en soutien des LGBT et des Pussy Riot.

Notes

  1. Les frères Arkadi et Boris Strougatski sont des auteurs soviétiques de science-fiction. Leurs romans, pleins de réflexions philosophiques profondes, se sont souvent avérés prémonitoires. Toutes les notes sont du traducteur.
  2. La génération Z est la génération des personnes nées entre 1997 et 2010, à l’époque où les communications numériques étaient déjà bien installées dans la société.
  3. Terme slavophile important désignant une subordination bénévole aux valeurs absolues, fondée sur l’amour de l’ensemble, l’Église, de la nation et de l’État.
  4. FinTech désigne l’ensemble des techniques innovantes dans les finances. La banque Tinkoff est une banque en ligne créée en 1994.
  5. Viktor Pelevine et Vladimir Sorokine sont deux romanciers russes célèbres. Journée d’un opritchnik de Sorokine est une dystopie dont l’action se déroule à Moscou, en 2028.
  6. Emblème des opritchniks sous Ivan le Terrible.

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