Le « rêve européen » de l’Ukraine

Le politologue ukrainien Mykola Riabtchouk analyse l’attitude de l’Europe vis-à-vis de l’Ukraine. Malgré la vocation historique de l’Ukraine, faire partie de la famille européenne, l’Union européenne a toujours eu des réticences au sujet de son adhésion, par crainte de la réaction russe. Après l’agression russe ayant déjà fait plusieurs milliers de victimes civiles et militaires, la Commission européenne donne des premiers signes de sa volonté d’accepter l’Ukraine au sein de l’UE.

Au cours d’une courte visite à Kyïv la semaine dernière, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, a remis au président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, un questionnaire sur le statut de pays candidat à l’adhésion à l’UE. Ce n’est que la première étape d’un long processus rigoureux pour accéder à l’UE, qui pourrait prendre des années, voire des décennies. Mais pour l’Ukraine, cela a une signification hautement symbolique, d’autant que toutes ses demandes dans le passé ont été systématiquement et poliment écartées par un courtois « accusé de réception des aspirations européennes et du choix européen de l’Ukraine ». En d’autres mots : « Laissez-nous vos coordonnées, et nous vous rappellerons plus tard. »

La réelle signification de cette politesse avait été révélée lors de déclarations moins formelles venues de différents responsables européens. Il suffit de mentionner la célèbre remarque de Romano Prodi selon laquelle l’Ukraine « a autant de raisons que la Nouvelle-Zélande d’être dans l’UE » (parce que les Néo-Zélandais, pour lui, ont aussi une identité européenne). Ou le mot d’esprit encore plus méprisant de Günter Verheugen : « Tous ceux qui pensent que l’Ukraine doit être intégrée à l’UE devraient peut-être avancer l’argument selon lequel le Mexique devrait intégrer les États-Unis. » Pour de nombreux Ukrainiens qui, en masse, sous tous les gouvernements, ont soutenu l’accès à l’UE, cela a représenté une vraie douche froide. Surtout pour ceux qui, à Maïdan en 2014, brandissaient les drapeaux bleus de l’UE sous les matraques de la police et les balles des tireurs d’élite, et qui chérissaient leur « appartenance européenne » comme élément fondamental de leur identité ukrainienne.

Le sommet des responsables de l’UE à Versailles, les 10-11 mars, qui a levé l’interdiction tacite de la candidature de l’Ukraine, a marqué un changement radical dans l’attitude de l’UE vis-à-vis du pays. Pour la première fois, il a été clairement déclaré que « l’Ukraine appartient à notre famille européenne » — quelque chose qu’aucun document officiel de l’UE n’avait jamais osé dire. La peur d’attribuer à un pays le simple qualificatif « européen », qui pourrait servir de prétexte formel à une candidature à l’UE, était telle que seuls des euphémismes fantaisistes comme « pays voisin » ou « État partenaire » étaient utilisés pour définir son emplacement géographique.

Pendant de nombreuses années, l’Ukraine était ignorée et invisible. Comme pour toute colonie, c’était l’empire qui parlait et agissait en son nom, l’empire qui se taillait la part du lion de la connaissance internationale sur ses sujets, et établissait fermement cette connaissance dans le milieu académique comme dans la culture populaire, en tant que « vérité » intellectuelle et croyance populaire. En 1917-1920, la non-existence de l’Ukraine sur les cartes mentales des Européens de l’Ouest a coûté la vie à l’éphémère République populaire ukrainienne, conquise par les bolcheviks. Et sept décennies plus tard, dans les années 1990, cela a valu à l’Ukraine, devenue récemment indépendante, d’être exclue du projet européen et tacitement reléguée dans la sphère d’influence russe.

La raison principale, si ce n’est l’unique raison, pour laquelle l’Ukraine n’a pas été traitée de la même façon que les jeunes démocraties des Balkans est que ces dernières — grâce à Tito, Hoxha et Ceausescu — ont cessé d’être vues comme une partie légitime du « monde russe ». L’Ukraine, en revanche, était toxique pour l’UE comme pour l’OTAN, car ces dernières ne voulaient pas irriter Moscou et défier ses revendications néo-impérialistes à l’égard de son « voisinage proche ». Leur tiède approche vis-à-vis des aspirations européennes de l’Ukraine contredit, entre autres, les revendications propagandistes de Moscou sur l’inquiétant Occident qui tire l’Ukraine dans son orbite par la force.

En fait, les États occidentaux ont été bien plus préoccupés par les intérêts et les « inquiétudes » russes que par les intérêts et les inquiétudes de tous les voisins de la Russie réunis. L’Ukraine était vue comme étant au sommet des priorités russes et, par conséquent, en bas de l’engagement de l’UE.

La « connaissance impériale » russe, qui a gagné du terrain au niveau international comme étant la vérité impartiale et validée scientifiquement, a imprégné la conscience occidentale et a déterminé largement l’invisibilité prolongée de l’Ukraine à la fois sur les cartes mentales et dans les versions lourdement mythologisées de l’histoire impériale russe. Ces versions ont été inventées très tard, au XVIIIe siècle — quand le tsarat moscovite a adopté le nom de la Rous de Kyïv médiévale et, par une simple manipulation sémantique, s’est approprié plusieurs siècles de l’histoire de celle-ci. Cela, à son tour, a facilité ses revendications des territoires centraux de la Rous historique (le Bélarus et l’Ukraine d’aujourd’hui), qui appartenaient à l’époque à la république (polono-lituanienne) des Deux Nations. Aucune place n’a été laissée dans ce récit à une histoire, une culture et une identité ukrainiennes distinctes, réduites au simple régionalisme russe.

La « connaissance impériale » a survécu à l’effondrement de l’Union soviétique, mais a été défiée et érodée au fur et à mesure de nouveaux faits et développements. Dans la Russie de Poutine, toutefois, elle a été récupérée, revitalisée et modernisée pour acquérir le statut d’idéologie d’État. L’essai de Poutine paru en 2021, Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, démontrait à la fois la haute importance idéologique de ce mythe et l’obsession personnelle de Poutine pour l’Ukraine qui en est la pièce maîtresse. L’Ukraine a été vue comme une partie de l’identité russe, c’est pourquoi sa prise de contrôle n’a pas (seulement) visé à rétablir l’empire mais (essentiellement) à récupérer le « moi » russe incomplet. Tous les autres facteurs qui sont souvent invoqués pour expliquer l’agression russe sont complémentaires mais pas décisifs.

Un autre effet secondaire de cette fabrication d’un mythe historique a été la notion hautement exagérée de cette affinité russo-ukrainienne traitée comme quelque chose de primordial plutôt que de socialement construit. Ceci va de pair avec les tentatives persistantes pour présenter l’orientation occidentale de l’Ukraine comme quelque chose d’artificiel, imposé sur les pauvres frères slaves par de perfides étrangers. En réalité, dans la république des Deux Nations, les Ukrainiens avaient très peu, voire pas du tout, de contacts avec les Moscovites jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et leurs cultures, religions et systèmes politiques différaient autant qu’ils diffèrent aujourd’hui.

Pendant les siècles suivants, l’ensemble des terres ukrainiennes a été exposé à une politique brutale de russification, par la suite à celle de soviétisation, de telle sorte qu’un certain nombre de gens ont intériorisé la mythologie impériale et une vision d’autodénigrement en tant que « Petits-Russes » (ou «Petits-Russiens », de Malorossy, le nom officiel des Ukrainiens dans l’Empire russe). Cette intériorisation, néanmoins, n’a jamais été totale ni incontestée. Les politiques de répression de l’Empire russe, l’interdiction de la langue ukrainienne et le déni de l’identité ukrainienne n’ont pas laissé aux bâtisseurs de la nation ukrainienne d’autre choix que de chercher un soutien politique à l’Ouest et de promouvoir, comme alternative, l’identification à la culture pro-occidentale.

Lors des jours difficiles de 1918, Mykhaïlo Hrouchevsky, éminent historien ukrainien qui, à l’époque, dirigeait l’éphémère République populaire ukrainienne, a publié un cycle de pamphlets politiques sous le titre caractéristique Au seuil de la Nouvelle Ukraine. Il a tenté d’y exposer les principes de base et les paramètres sur lesquels l’État ukrainien naissant devait être bâti. Il y parlait de l’armée, de la culture et la bureaucratie, ainsi que de différents aspects de la politique internationale de l’Ukraine, définis fondamentalement comme une « orientation occidentale ».

En tant qu’historien professionnel, il pouvait facilement prouver que, pendant des siècles, « l’Ukraine avait vécu la même vie que l’Occident, expérimenté les mêmes idées et emprunté des modèles culturels et des ressources pour la construction de sa propre culture ». Pourtant, il savait aussi que, depuis la fin du XVIIIe siècle, les contacts ukrainiens avec l’Ouest « avaient faibli et décliné sous la pression de la russification forcée de la vie ukrainienne ».

En conséquence, « l’Ukraine du XIXe siècle a été arrachée à l’Ouest, à l’Europe, et orientée vers le Nord, poussée de force à se fondre dans la culture et la vie de la Grande Russie (impériale). Toute la vie ukrainienne a été extirpée de son environnement naturel et du processus de son développement déterminé par son histoire et sa géographie et jetée sur le sol russe, pour être détruite et pillée ».

Par conséquent, le « retour en Europe » était vu par ce bâtisseur de la nation ukrainienne comme le retour à la norme, la réparation de l’injustice et de la perversion de l’histoire, la guérison d’une pathologie de développement. Naturellement, cette approche romantique trouvait sa source dans le nationalisme ukrainien moderne qui, depuis son émergence dans la première partie du XIXe siècle, a dû mettre en valeur l’altérité de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie. Cela a signifié, en particulier, que les militants ukrainiens ne louaient pas seulement « l’européanité » supposée de l’Ukraine par rapport à l’anti-occidentalisme constant de la Russie ; ils avaient aussi à accepter l’ensemble des valeurs libérales-démocratiques comme étant vraisemblablement « naturelles » et « organiques » pour les Ukrainiens (mais « non naturelles » pour les Russes soi-disant « asiatiques »). Dans un sens, les Ukrainiens pourraient être appelés « occidentalisés par défaut » : même s’ils se sentaient mal à l’aise avec les normes occidentales, ils ont dû les accepter au moins au niveau normatif. Et la culture politique — plutôt que la langue, l’appartenance ethnique ou la religion — est demeurée la différence la plus frappante et significative entre les deux nations.

L’Ukraine indépendante qui a émergé en 1991 a suivi largement le chemin esquissé par Hrouchevsky qui professait le « retour à l’Europe ». Tous les dirigeants ukrainiens, y compris Viktor Ianoukovitch, ont fait du chemin pro-occidental une priorité, quoique avec un engagement, une cohérence et une compétence différents. C’est un président réputé « pro-russe », Leonid Koutchma, qui, en 1998, a signé un décret « sur la réaffirmation de la stratégie de l’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne » et, cinq ans plus tard, la loi « sur les fondements de la sécurité nationale de l’Ukraine ». L’article 6 de cette loi déclarait que l’Ukraine « aspire à l’intégration dans l’espace politique, économique et légal européen dans le but d’adhérer à l’Union européenne, aussi bien que dans l’espace de sécurité euro-atlantique, dans le but d’adhérer à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord ». Il est intéressant de noter que le Premier ministre de Koutchma à l’époque était Viktor Ianoukovitch, ancien gouverneur de Donetsk, qui finalement, en tant que président, a lui-même réfléchi à l’Accord d’association avec l’UE et qui, seulement à la suite d’une forte pression venue de Moscou, a enterré cette même idée (ce qui a provoqué des manifestations de masse et à terme la chute de Ianoukovitch).

Le « retour à l’Europe » convoité a été entravé, cependant, par un haut niveau de soviétisation de la société ukrainienne, des réformes chaotiques et inconsistantes et la réticence de l’UE à traiter l’Ukraine au même niveau que les démocraties des Balkans, faibles comme elle, mais qui ont reçu une quantité incomparable d’encouragements et de soutiens. Le mythe toxique de l’Ukraine prétendument divisée entre pro-occidentaux et pro-russes a contribué à la confusion répandue sur l’identité ukrainienne et ses orientations géopolitiques.

M’étant intéressé de près, en tant qu’auteur, aux « deux Ukraines », je suis bien conscient qu’il est facile de simplifier et de banaliser la métaphore — exactement comme les expressions « fin de l’histoire » ou « choc de civilisations ». En fait, les « deux Ukraines » sont non pas des entités géographiques et politiques mais plutôt des « types idéaux » au sens wébérien, qui aident à comprendre les deux modes de l’identité ukrainienne qui, sans être antagonistes, sont notablement différents. L’un, certes, est « pro-occidental », explicitement et sans équivoque, quand l’autre n’est ni clairement pro-occidental ni pro-russe. Il est plutôt ambivalent ; il représente un type de conscience infantile qui essaie de combiner des valeurs, des normes et des orientations incompatibles — pour avoir le meilleur des deux mondes, pour avoir le beurre et l’argent du beurre. L’agression russe de 2014 a ébranlé de manière substantielle ce type d’identité, et celle de 2022 lui a porté un coup fatal. Ce qui était commun, cependant, à ces deux types d’identité, et qui s’est imposé après l’invasion russe, était le patriotisme de la base, au niveau local, qui a acquis de plus en plus de formes civiques et a uni la nation de manière spectaculaire malgré ses multiples différences internes.

Il a fallu trente ans et deux semaines et, pire, des dizaines de milliers de vies ukrainiennes pour reconnaître (les 10-11 mars) que l’Ukraine n’est pas seulement un « partenaire » ou un « État voisin » de l’UE, mais qu’elle « appartient à la famille européenne ». Cela mènera vraisemblablement à l’institutionnalisation de cette appartenance sous la forme d’une adhésion à l’UE, dans la mesure où l’opinion publique en Europe est devenue favorable à l’Ukraine. On peut espérer que la candidature de l’Ukraine ne disparaîtra pas dans les profondeurs de la machine bureaucratique de l’UE ou, pire, que l’Ukraine ne sera pas balayée de la terre par son voisin génocidaire.

Quoi qu’il arrive, l’Ukraine a reçu un signal symbolique susceptible d’encourager ses défenseurs héroïques et à stimuler leur résilience — s’il n’est pas trop tard.

Traduit de l’anglais par Laetitia Kouzmenkov

ryabtchouk bio

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

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