Nous devons combattre Poutine aujourd’hui. Nous devons tout faire pour protĆ©ger lāUkraine, y compris, si nĆ©cessaire, entrer dans un conflit militaire direct avec la Russie. Aujourdāhui, Poutine est dĆ©sorientĆ©. Ses plans de blitzkrieg ont Ć©chouĆ©. Son armĆ©e est dans un Ć©tat lamentable. Ses gĆ©nĆ©raux, ses espions et ses ministres lui ont menti pendant tout ce temps. Il ne peut ĆŖtre sĆ»r de rien. Si nous lui laissons le temps de se remettre, dans un an, deux ans ou trois ans, il sera en mesure de nous faire plus de mal quāaujourdāhui.
Le 16 mars 2022, une frappe aĆ©rienne russe touche le thĆ©Ć¢tre de Marioupol qui sert dāabri Ć des centaines de civils. Une image satellite du 14 mars 2022 montre le mot Ā« ENFANTS Ā» (en russe : ŠŠŠ¢Š), Ć©crit sur le sol Ć lāavant et Ć lāarriĆØre du thĆ©Ć¢tre, en trĆØs grandes lettres. Cela nāa pas arrĆŖtĆ© les pilotes russes. Les sauveteurs n’ont pas pu atteindre immĆ©diatement le thĆ©Ć¢tre car les Russes continuaient Ć le bombarder. Dans les deux jours qui ont suivi, environ 130 survivants ont Ć©tĆ© sauvĆ©s. Le nombre de victimes est encore inconnu mais il y en a des centaines.
Peu aprĆØs, la Maison-Blanche s’est refusĆ©e une nouvelle fois Ć autoriser la mise en place dāune zone d’exclusion aĆ©rienne au-dessus de l’Ukraine. Jen Psaki [porte-parole de la Maison-Blanche, NDLR] a dĆ©clarĆ© : Ā« Commencer la TroisiĆØme Guerre mondiale nāest pas dans notre intĆ©rĆŖt. Ā»
Aucune personne saine d’esprit nāa intĆ©rĆŖt Ć commencer la TroisiĆØme Guerre mondiale. Le problĆØme, cāest que Poutine ne nous demandera pas si nous voulons nous rĆ©soudre Ć cette extrĆ©mitĆ© ou non. Il nous y entraĆ®nera et nous nāavons aucun moyen de nous y soustraire. La vraie question n’est pas de savoir si nous voulons la TroisiĆØme Guerre mondiale. La vraie question est de savoir quand nous prĆ©fĆ©rons la faire.
Tous ceux qui ont lu les articles rĆ©cents de Poutine, tous ceux qui ont regardĆ© ses discours, tous ceux qui l’ont suivi depuis 2007 au moins devraient savoir que, mĆŖme sāil dĆ©teste ne serait-ce que l’idĆ©e dāune nation ukrainienne indĆ©pendante, sa plus grande revendication n’est pas l’Ukraine. Elle nāest dans son esprit quāune marionnette aux mains des principaux ennemis de la Russie : l’OTAN et les Ćtats-Unis.
Les objectifs Ć long terme de Poutine ressortent clairement de son ultimatum d’avant la guerre en Ukraine, quand les Russes exigeaient le retour des infrastructures militaires de l’OTAN dans lāĆ©tat oĆ¹ elles se trouvaient en 1997. En clair, l’OTAN devait se retirer de tous les anciens Ćtats satellites soviĆ©tiques, Ć savoir de Pologne, RĆ©publique tchĆØque, Hongrie, Lituanie, Roumanie, etc.
Pourquoi 1997, si lāon se souvient que la Pologne, la RĆ©publique tchĆØque et la Hongrie ont intĆ©grĆ© l’OTAN en 1999 ? Sans doute pour les deux raisons suivantes :
PremiĆØrement, parce quāau sommet de mai 1997 Ć Paris, la Russie et l’OTAN ont signĆ© l’acte fondateur OTAN-Russie qui contient ces mots : Ā« Les Ćtats membres de l’OTAN rĆ©itĆØrent qu’ils n’ont aucune intention, aucun projet et aucune raison de dĆ©ployer des armes nuclĆ©aires sur le territoire de nouveaux membres. Ā» Dans ce document, la Russie acceptait implicitement le futur Ć©largissement de l’OTAN.
DeuxiĆØmement, parce que deux mois plus tard, en juillet 1997, lors du second sommet de l’OTAN Ć Madrid, trois pays d’Europe orientale ont Ć©tĆ© officiellement invitĆ©s Ć rejoindre l’Alliance.
ConcrĆØtement, le Ā« retour Ć 1997 Ā» n’aurait aucun sens si la Russie avait rĆ©ellement peur des infrastructures de l’OTAN en Europe orientale. Mais ce Ā« retour Ā» en dit long. Poutine veut remonter le temps et faire cesser l’adhĆ©sion Ć l’OTAN des anciens satellites russes.
DĆØs 2005, il a dĆ©crit la dissolution de l’URSS comme Ā« la plus grande catastrophe gĆ©opolitique du siĆØcle Ā». Tout le monde peut concevoir, depuis le 24 fĆ©vrier 2022, qu’il veut rĆ©cupĆ©rer son URSS, ce qui ne consiste pas seulement Ć incorporer l’Ukraine, le BĆ©larus, le Kazakhstan et les Ćtats baltes dans la MĆØre Russie. Cela veut dire retrouver la sphĆØre d’influence soviĆ©tique. Cela veut dire couper les liens de la Pologne ou de la Roumanie avec l’Occident et les mettre au pas.
Comme le montrent ses paroles et ses actes, Poutine se voit comme un nouveau Pierre le Grand. Gorbatchev et Eltsine ont perdu des terres russes et, lui, Poutine va rendre sa grandeur Ć la Russie telle qu’elle Ć©tait en 1984 ou en 1913, et peut-ĆŖtre mĆŖme encore plus. Lorsqu’il aura rĆ©cupĆ©rĆ© tout ce qui a Ć©tĆ© perdu par ses prĆ©dĆ©cesseurs, peut-ĆŖtre tentera-t-il dāaller plus loin et de rĆ©ussir ce quāaucun dirigeant russe avant lui nāest parvenu Ć rĆ©ussir : abattre celui qui, Ć ses yeux, est le plus grand ennemi russe de tous les temps, les Ćtats-Unis d’AmĆ©rique. Auquel cas, il aurait besoin dāun coup de main de la Chine ā et Poutine semble ĆŖtre Ć peu prĆØs sĆ»r que la Chine le lui donnera au bon moment.
Mais nous nāavons pas besoin de nous prĆ©occuper du dĆ©sir brĆ»lant que Poutine a dĆ©veloppĆ© pour la domination mondiale. Pour lāinstant, ce serait tirĆ© par les cheveux. Un problĆØme plus urgent se pose Ć nous : si nous laissons Poutine gagner la guerre en Ukraine, ses prochaines cibles seront la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, des pays de petite taille beaucoup plus difficiles Ć dĆ©fendre.

Nous sommes libres de nous dire que Poutine n’osera pas. Que les pays baltes sont membres de l’OTAN. Quāil y a l’article 5 [qui stipule : Ā« Si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armĆ©e, chaque membre de l’Alliance considĆ©rera cet acte de violence comme une attaque armĆ©e dirigĆ©e contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nĆ©cessaires pour venir en aide au pays attaquĆ© Ā», NDLR]. Que Poutine aura peur de dĆ©clencher une guerre nuclĆ©aire. Mais est-ce bien le cas ?
Pour avoir peur d’une guerre nuclĆ©aire, il faut croire la menace rĆ©elle. Ces derniĆØres semaines, nous avons donnĆ© Ć Poutine toutes les raisons de penser qu’elle ne l’est pas. Biden, Stoltenberg ainsi que dāautres dirigeants amĆ©ricains et europĆ©ens ont rĆ©pĆ©tĆ© qu’ils feraient tout ce qui est possible pour Ć©viter une TroisiĆØme Guerre mondiale. Ā« Tout ce qui est possible Ā» inclut la capitulation. AprĆØs pareilles dĆ©clarations, Poutine a toutes les raisons de croire que nous ne prendrons pas le risque dāentamer un conflit nuclĆ©aire et que, si lui-mĆŖme ou ses commandants menacent l’Occident d’une frappe nuclĆ©aire (comme ils le font en ce moment), celui-ci aura beaucoup trop peur pour apporter un soutien militaire de poids aux Lituaniens et aux Estoniens. Il a donc toutes les raisons de croire que notre soutien Ć la Lettonie, puis Ć la Pologne et Ć la Roumanie, sera largement symbolique. Nous le lui montrons chaque jour qui passe.
Dans la mesure oĆ¹ nous devons tout faire pour Ć©viter la TroisiĆØme Guerre mondiale, comme le disent des dizaines de politiciens et d’analystes occidentaux, Poutine n’aura mĆŖme pas besoin de chars dāassaut. Cāest Ć mains nues quāil pourra nous cueillir en disant seulement que si nous rĆ©sistons, il emploiera la force atomique.
Pourquoi l’Ukraine n’est-elle pas encore occupĆ©e ? Simplement parce que les Ukrainiens n’ont pas peur de la TroisiĆØme Guerre mondiale et des bombes nuclĆ©aires de Poutine. Il nāenvoĆ»te personne chez eux.
Mais Ƨa marche sur nous. C’est pourquoi s’il gagne en Ukraine il passera Ć lāoccupation dāun membre de l’OTAN. TrĆØs mauvaise nouvelle, qui ne nous laisse pas le choix de faire la TroisiĆØme Guerre mondiale contre lui ou de ne pas la faire.
Le seul choix qui nous reste revient Ć dĆ©cider quand nous allons la mener : maintenant ou plus tard.
Ā« Plus tard Ā», disent la plupart des gens, ce qui paraĆ®t rationnel Ć premiĆØre vue : l’Occident Ć©touffe la Russie avec des sanctions sans prĆ©cĆ©dent, nous cesserons d’acheter son pĆ©trole et son gaz, nous la priverons dāĆ©quipement de haute technologie, ils sāaffaibliront de de plus en plus au fil du temps et, dans trois ou quatre ans, il n’y aura plus personne pour se battre ā l’Ć©conomie de Poutine, lāarmĆ©e de Poutine s’effondreront.
Cela sonne Ć merveille. Malheureusement, c’est une illusion.
Poutine n’a pas besoin dāarmes de grande prĆ©cision pour intimider l’OTAN. Il a besoin d’armes nuclĆ©aires, de beaucoup d’armes nuclĆ©aires. Plus il en a, mieux c’est. Et il les produira si on lui en laisse le temps. Pour en produire beaucoup il n’a besoin dāaucun Ć©quipement de haute technologie : l’URSS en fabriqua assez dans les annĆ©es 1970 et ces armes sont aussi effrayantes de nos jours qu’elles l’Ć©taient alors.
Mais mĆŖme sāil nāen a pas besoin, il se procurera des Ć©quipements de haute technologie. Brejnev y parvint, bravant les sanctions occidentales. Ce sera bien plus simple pour Poutine, qui dispose de ce dont Brejnev ne disposait pas : une Chine moderne et puissante qui fournira le matĆ©riel manquant. Les sanctions occidentales rĆ©vĆØlent une considĆ©rable brĆØche que, quels que soient nos efforts, nous ne pouvons complĆØtement rĆ©duire.
Si Kim Jong-un arrive Ć se procurer des armes nuclĆ©aires et des missiles balistiques, Poutine aussi y parviendra, et Ć une bien plus grande Ć©chelle.
Nous ne resterons pas inactifs non plus, pouvez-vous affirmer. La plupart des pays de l’OTAN ne respectent pas lāobligation de rĆ©aliser des dĆ©penses militaires Ć hauteur de 2 % de leur PIB. Ils le feront certainement aprĆØs le 24 fĆ©vrier 2022.
Peut-ĆŖtre le feront-ils, peut-ĆŖtre ne le feront-ils pas. Il a suffi du grand choc de l’annexion de la CrimĆ©e pour que les pays de l’OTAN parlent des 2 %. Mais tout a Ć©tĆ© presque oubliĆ© au bout de deux ans et pareil oubli peut se reproduire. Dāailleurs, mĆŖme si ce nāest pas le cas, Poutine augmentera ses dĆ©penses militaires de faƧon considĆ©rablement plus abrupte que nous ne le ferons ou ne pourrons le faire. Dans les dĆ©mocraties comme les nĆ“tres, les dirigeants tiennent compte des besoins divergents de la population et les Ć©quilibrent. Nous ne pouvons dĆ©penser autant d’argent pour la dĆ©fense que nous le souhaiterions, du moins tant que nous ne sommes pas officiellement en guerre. Il y a lāĆ©cole, le systĆØme de santĆ©, l’Ć©cologie, etc.
Poutine est un dictateur qui n’a pas Ć faire attention aux intĆ©rĆŖts divergents. Il n’en a qu’un : la domination du monde. L’opposition russe a Ć©tĆ© Ć©crasĆ©e, la population demeure loyale, la police rĆØgne, les Ć©lites sont terrorisĆ©es et il peut oublier les Ć©coles et attribuer tous les fonds Ć l’armĆ©e. Cāest ce que font les dictateurs et que nous ne faisons pas.
Neville Chamberlain, pense-t-on parfois, vendit la TchĆ©coslovaquie Ć l’Allemagne en 1938 pour donner du temps Ć la Grande-Bretagne. En fait, il en a donnĆ© Ć Hitler.
En 1939, le budget militaire britannique a augmentĆ© de seulement 1 %, passant de 284 Ć 287 milliards de dollars (en dollars de 1990). La mĆŖme annĆ©e, le budget militaire allemand a augmentĆ© de 9,4 %, passant de 351 Ć 384 milliards de dollars. Par-dessus le marchĆ©, en mars 1939, l’Allemagne annexa la BohĆŖme ainsi que son budget militaire de 77 milliards de dollars. Le budget militaire total du TroisiĆØme Reich passa, en 1939, de 351 Ć 461 milliards de dollars, il augmenta donc presque dāun tiers, contre 1 % dāaugmentation du budget britannique.
Si Poutine gagne la guerre en Ukraine, le mĆŖme phĆ©nomĆØne risque de se produire en 2023 et 2024.
VoilĆ pourquoi le meilleur moment dāentrer en conflit militaire avec Poutine, cāest maintenant. Aujourdāhui, il est sous le choc et dĆ©sorientĆ© : sa guerre Ć©clair a Ć©chouĆ© et son armĆ©e est dans un Ć©tat lamentable. Ses gĆ©nĆ©raux, espions et ministres lui ont menti tout du long. Il ne peut ĆŖtre sĆ»r de rien. Il ne peut mĆŖme pas ĆŖtre certain que ses missiles nuclĆ©aires balistiques seront susceptibles de voler. Si ses gĆ©nĆ©raux lui ont menti Ć propos de chars et dāapprovisionnement, pourquoi ne lāauraient-ils pas fait Ć propos des armes nuclĆ©aires ? Il est probable quāils pourront lancer certaines d’entre elles, mais combien ? Personne ne le sait, pas mĆŖme lui.
Lorsque tout ceci se sera calmĆ©, dans un an ou deux, il fera une grande purge parmi les responsables militaires et civils, sera en mesure d’Ć©valuer pour de bon l’Ć©tat de son armĆ©e et de rĆ©duire ce qui fonctionnait mal, remplacera les missiles hors service, trouvera des substituts chinois pour les piĆØces dĆ©tachĆ©es occidentales de ses chars et de ses avions. Il sāattellera Ć renforcer son armĆ©e et Ć amĆ©liorer sa tactique comme sa stratĆ©gie. Il est vrai que les sanctions occidentales appauvriront et affaibliront beaucoup la Russie, mais, au dĆ©triment des hĆ“pitaux et des Ć©coles russes, son armĆ©e sera plus riche et plus forte. Dans lāhypothĆØse oĆ¹ nous laisserions Ć Poutine le temps de se rĆ©tablir, il sera en mesure, dans un, deux ou trois ans, de nous faire plus de mal qu’aujourd’hui.
D’oĆ¹ cette mauvaise nouvelle : nous devons combattre Poutine aujourd’hui. Nous devons tout faire pour protĆ©ger l’Ukraine, y compris, si nĆ©cessaire, entrer en conflit armĆ© direct avec la Russie.
Une bonne nouvelle : Poutine craindra probablement de s’engager contre l’OTAN, car il aime intimider et nous menacer d’apocalypse nuclĆ©aire, mais il n’aime pas se battre avec de puissants adversaires. Il n’a pas ripostĆ© quand un F-16C turc a battu un Su-24 russe prĆØs de la frontiĆØre turco-syrienne en 2015 et nāa pas exercĆ© de reprĆ©sailles aprĆØs que les troupes amĆ©ricaines ont anĆ©anti une unitĆ© du groupe russe Wagner lors de la bataille de Khoucham (Syrie) en 2018. Il est trĆØs peu probable qu’il espĆØre une guerre vĆ©ritable avec l’Ouest.
Encore une bonne nouvelle. L’Occident n’a pas besoin de poursuivre Poutine jusqu’Ć Moscou pour le vaincre, car il suffira de le chasser d’Ukraine. Le peuple russe fera le reste ; la lĆ©gitimitĆ© des dirigeants russes n’est pas fondĆ©e sur lāacquiescement des gouvernĆ©s, mais sur leur peur. Quand celle-ci se dissipe, la lĆ©gitimitĆ© en fait autant. Si Poutine perd la guerre qu’il s’attendait Ć gagner en trois jours, ses sujets verront qu’il n’est pas aussi fort qu’ils le pensaient, et loin de lĆ . Ce qui suivra pourrait ressembler Ć l’agitation de 1905 aprĆØs lāhumiliante dĆ©faite de la Russie dans la guerre russo-japonaise, que le tsar et son monde pensaient qu’elle allait facilement gagner. Il est impossible de dire si Poutine sera en mesure de conserver le pouvoir, mais sans doute sera-t-il trop occupĆ© Ć y parvenir pour causer des misĆØres au reste du monde.
Traduit de lāanglais par Clarisse Herrenschmidt
Journaliste, essayiste, blogueur, intellectuel nĆ© en Russie. Il vit Ć Prague.