Un reportage de notre auteur Roman Popkov, actuellement correspondant de guerre à Kyïv pour le média indépendant Vot Tak, sur les localités proches de Kyïv libérées par l’armée ukrainienne.
« C’est toi qui paies, c’est simple : je te fusille »
Difficile de dire à quoi cela ressemble le plus : aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ou aux exactions sanglantes de l’époque d’Ivan le Terrible ? Quelques cadavres calcinés sont couchés sur le sol, serrés les uns contre les autres. Les experts en criminalistique et leurs assistants entreprennent de mettre les corps dans des sacs. Ils sont cassants comme des feuilles mortes, il faut être extrêmement prudent en les déplaçant. Une jeune journaliste en gilet pare-balles s’accroche à un tronc d’arbre, puis se détourne et s’éloigne à pas lents.
Ces gens exécutés, brûlés, n’ont pas été découverts tout de suite. Cela fait plusieurs jours que les troupes russes sont parties, mais Boutcha est encore en train d’être passée au peigne fin et déminée. Et on y trouve des cadavres. Voilà cinq morts de plus, c’est eux que nous regardons en ce moment. Des jeunes gens, hommes et femmes. Certains présentent des traces de blessures par arme à feu. Ils ont été fusillés puis brûlés. Une histoire classique pour la ville de Boutcha en ces temps d’occupation russe.
Les corps sont emballés dans des sacs et déposés dans le coffre d’un véhicule. Ils seront emmenés à Kyïv pour expertise. Les journalistes sont massés autour d’un des assistants des professionnels en criminalistique : c’est un homme grand, bâti en hercule, qui a aidé à transporter les cadavres. On l’interroge. Il est employé dans un funérarium de la ville. Il triture entre ses mains des gants de caoutchouc bleu et explique comment il vit ce qu’il est en train de faire.
Il dit qu’à une époque, longtemps avant la guerre, il a habité et travaillé quelques années à Moscou. Son ex-femme et son fils, issu de ce premier mariage, y vivent encore.
« Vous leur racontez ce qui se passe en ce moment en Ukraine, ce que vous voyez ?
– Non, nous n’avons presque pas de contacts. Mais ma mère leur raconte. »
Je parle ensuite avec Vladimir Cheredega, un soldat de la défense territoriale que je connais, ancien combattant de la guerre au Donbass.
« Je ne m’attendais pas à ça, même si j’ai vu beaucoup de morts dans ma vie et que j’ai dû tuer des gens à la guerre. Mais ce que je vois à Boutcha, vraiment, je ne m’y attendais pas.
Je pensais que vous étiez au moins au XIXe siècle en Russie, mais en fait, c’est le XVIe siècle ! C’est Ivan le Terrible, l’opritchnina1, les nez coupés, les narines arrachées, les gens cousus dans des peaux d’ours, les streltsy2 ivres. Je suis… [horrifié] », me dit-il avec douleur.
Lioudmila, une femme âgée de Boutcha, raconte que des soldats russes venaient chaque jour dans la maison où elle s’était réfugiée avec des proches : « Ils vérifiaient tous les jours notre maison et notre cave. Ils comptaient combien de personnes il y avait chez nous. Un officier m’a dit : “Si je vois quelqu’un de nouveau ici, c’est toi qui paies, c’est simple : je te fusille.” Je lui réponds : “Dobre3, il n’y a personne d’autre chez nous.” »
Elle me dit qu’on les menaçait aussi d’être abattus s’ils sortaient dans la rue. Les soldats russes, dans l’ensemble, étaient peu loquaces. Seul l’un d’entre eux, à qui quelqu’un a posé la question « D’où tu viens, fiston ? », a bien voulu répondre. « Il a dit qu’il venait de la région de Pskov, qu’il s’appelait Chamil. »
La vieille femme explique qu’ils n’arrivent pas à retrouver la famille qui vivait à côté de chez eux. Comme eux, ces voisins n’ont pas réussi à être évacués à temps. Ils sont restés dans leur cave, puis ont disparu sans laisser de trace. Lioudmila suppose qu’ils ont été tués parce qu’ils sont sortis dans la rue, et que leurs corps ont été brûlés.
Une armée de bourreaux
Il y a environ une heure de route entre le centre-ville de Kyïv et Boutcha. Mais les premiers stigmates tangibles de la guerre sont visibles un peu avant Boutcha, sur l’autoroute de Jytomyr. Une voiture gris métallisé est détruite et gît sur le bas-côté. On dirait une boule de Noël aplatie. Bientôt, les voitures enfoncées et criblées de balles sont si nombreuses qu’on n’y prête plus attention. Or il ne s’agit pas seulement de monceaux de débris : chaque tas de tôle froissée est une vie brisée. Et même plusieurs, souvent.
Les Russes ont tenté avec acharnement de prendre le contrôle de l’autoroute de Jytomyr, qui relie Kyïv à l’ouest du pays. Ils sont parvenus à la couper à certains endroits, mais l’agresseur a ensuite été repoussé. Nous prenons la direction du nord et tombons directement sur quelques véhicules de combat d’infanterie et quelques chars T-72 de l’armée russe, tous incendiés. Ces blindés étaient eux aussi lancés à l’assaut de l’autoroute de Jytomyr et ont été détruits.
En allant de Kyïv à Boutcha, on se rend compte à quel point la terreur était proche de la capitale. Oui, j’ai vécu un mois dans un contexte de guerre à Kyïv, mais en continuant à bénéficier de tous les services d’utilité publique de base. On pouvait prendre un bain, boire un café. Et à seulement une heure de ce bain ou de cette tasse de café… des corps violés, exécutés, brûlés.
Il est terrible, impossible même, d’imaginer ce qui se serait passé si l’armée russe était entrée dans Kyïv. Cet hiver, à la veille de la guerre, nous n’avons pas pris au sérieux les informations provenant de services de renseignements et de médias occidentaux sur le fait que le Kremlin établissait des listes noires de personnes à supprimer, de même que nous avons ignoré tous les autres avertissements. Or il était question d’éliminer des personnalités politiques et des militants ukrainiens, ainsi que des dissidents russes et bélarusses ayant trouvé asile en Ukraine.
Cette armée de bourreaux n’a pas réussi à percer la défense jusqu’à Kyïv. Mais le comportement des forces de Poutine dans d’autres parties de l’Ukraine montrent que les plans de purge étaient concrets. De ce point de vue, Boutcha ne diffère de ces autres endroits que par le fait que les occupants, furieux de la résistance acharnée des Ukrainiens, ont déversé leur cruauté non sur les journalistes activistes, mais sur les citoyens les plus ordinaires.
La rue Vokzalnaïa est l’une des rues centrales de Boutcha. Ses photographies ont fait le tour de la presse internationale : c’est dans cette rue que les Ukrainiens ont incendié une colonne de blindés russes. Les véhicules brunis, comme rouillés, mais qui ont en réalité été dévorés par le feu, sont toujours là. Derrière chacun de ces blindés de transport de troupe, derrière chaque véhicule de combat d’infanterie, il y a des tortures et des exécutions. Mais la colonne a été stoppée à Boutcha. Kyïv a été sauvée des tortures et des exécutions. Pas Boutcha.
Pire qu’à Boutcha
Que peut-il y avoir de pire que Boutcha ? À Borodianka, en termes de destruction, c’est encore plus terrible. Cette petite ville du nord-ouest de Kyïv a été bombardée par l’aviation russe dès les premiers jours de la guerre. Il n’y avait à Borodianka aucune installation militaire. Les avions ont largué sur de grands immeubles des bombes gravitaires conçues pour frapper des bunkers et des concentrations de troupes.
Le conseiller du ministre de l’Intérieur ukrainien Anton Guerachtchenko se tient au milieu de journalistes sur la place centrale de Borodianka. Non loin se dresse un monument à la mémoire de Taras Chevtchenko4, dont la statue, pour une raison ou pour une autre, a reçu quelques balles dans la tête de la part de soldats russes. Guerachtchenko explique que les frappes aériennes sur Borodianka ont été lancées dès les tout premiers jours de l’invasion russe.
Juste après cela, la ville a été occupée, et les Russes n’ont pas permis l’organisation de missions de secours, alors que sous les ruines des grands immeubles étaient probablement coincés des gens. On n’a commencé que récemment à dégager les décombres, quand la ville a été libérée. Il est clair qu’un mois après les bombardements une opération de recherche sous les décombres ne peut guère être qualifiée d’opération de secours. On ne trouvera plus que des cadavres.
Borodianka, tout comme Boutcha, a essuyé son lot de répressions. Vitali, combattant de la défense territoriale à Borodianka, est entré en résistance contre l’occupant pendant quelques semaines, et dit avoir survécu par miracle. Il porte une cagoule, un treillis élimé, et sur l’épaule, un vieux fusil d’assaut soviétique. Il explique que, peu de temps après le début de l’occupation, les habitations ont été inspectées, pour débusquer d’anciens combattants de la guerre au Donbass et des activistes des mouvements patriotiques ukrainiens. On risquait de recevoir une balle ou de disparaître sans laisser de trace pour une simple « information compromettante » dans son téléphone. Une information compromettante pouvait être tout et n’importe quoi, même une photographie du drapeau ukrainien.
« Ils demandaient aux gens : “Où sont les banderistes5 ? Où sont les armes ? À quelle église allez-vous ? Est-ce que vos grands-pères se sont battus contre les fascistes ? Qui sont les fascistes ? Qu’est-ce que vous pensez des fascistes ?” Ils avaient aussi mon adresse. Alors que je me cachais, ils sont venus chez moi en véhicule de combat d’infanterie, ils ont cassé la porte, retourné ma maison, cherché quelque chose de compromettant », raconte Vitali.
Il reste dans la ville des postes de contrôle de fortune fabriqués par les Russes à partir de plaques de béton. Sur ces plaques est tracée la lettre V (symbole de la force armée en provenance du Bélarus et qui a fait une offensive sur Kyïv), ainsi que des graffitis avec les mots « Russie » et « CSKA »6.
Digression historique nécessaire à propos de l’Allemagne
Un jour, ces gens — les colonels, les commandants, les lieutenants, les soldats et autres agents des forces armées russes — diront au sujet des crimes perpétrés en Ukraine : « Ce n’est pas nous. Ce sont les OMON7, c’est le FSB, ce sont les kadyrovtsy8. » Comme la Wehrmacht avait déclaré, à sa capitulation : « Ce n’est pas nous, ce sont les SS. » Pourtant, il était clair que le régime de terreur sur les territoires occupés n’aurait pas été rendu possible sans la Wehrmacht, sans sa participation directe.
La Wehrmacht, d’une certaine façon, a eu de la chance dans l’histoire : elle n’a pas été reconnue à Nuremberg comme une organisation criminelle. Beaucoup d’efforts ont ensuite été déployés, non sans succès, pour « blanchir » son image, forgeant une légende selon laquelle elle aurait bel et bien combattu, mais ne serait pas entachée par les crimes du parti nazi et de ses organisations militarisées. Le début de la guerre froide, la construction d’une nouvelle République allemande et d’une nouvelle armée ont contribué à la recherche de bases « propres », « nobles », sur lesquelles établir la nouvelle identité allemande.
Mais chaque mythe, pour tenir la route, doit se fonder sur un socle réaliste, solide. Au moins sur quelques pierres angulaires. La Wehrmacht disposait de pierres de ce genre : le colonel von Stauffenberg, le Generalmajor von Tresckow, le général Erich Hoepner et d’autres. Ils ont comploté, ont tenté en 1944 de changer au prix de leur vie le cours de l’histoire, de sauver leur pays et l’Europe entière. Ils ont échoué.
Toutefois, n’exagérons pas la position dissidente de la Wehrmacht : son corps d’officiers était majoritairement fidèle au régime. Mais il y a eu cette exception, ces quelques pierres pour une construction future. Le drame qui s’est joué avec ces aristocrates de l’armée et leur « Walkyrie » a servi de prologue à l’histoire de la nouvelle Allemagne.
L’armée russe, elle, est dénuée de tout, si ce n’est de sang et d’abjection. Certes, nous avons entendu parler des soldats russes « pleurant à la vue des enfants dans les caves ». Mais pleurer avec une arme à la main sur une terre étrangère, ce n’est probablement pas ce qu’il nous faut, en ce moment.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
Journaliste et militant de l'opposition russe, ancien prisonnier politique. Il a travaillé pour Novaya Gazeta, a été correspondant spécial pour MBKh Media et a participé à une enquête indépendante sur le meurtre des journalistes Orkhan Gemal, Kiril Radchenko et Alexander Rastorgouev en République centrafricaine.
Notes
- Régime établi en Russie par Ivan IV, composé de troupes chargées d’assurer la stabilité de ce régime par la terreur. [Toutes les notes sont de la traductrice.]
- Corps militaire russe ayant servi du XVIe siècle au début du XVIIIe siècle, créé par Ivan le Terrible.
- « Bien », « d’accord », en ukrainien.
- Taras Chevtchenko (1814-1861) était un poète, peintre, ethnographe et humaniste ukrainien, considéré comme le plus grand poète romantique de langue ukrainienne.
- Adeptes de Stepan Bandera (1909-1959), idéologue nationaliste ukrainien ayant collaboré avec l’Allemagne nazie et lutté contre la Pologne et l’Union soviétique pour l’indépendance de l’Ukraine.
- « Club sportif central de l’armée », club de football russe de première division basé à Moscou.
- Unités de forces spéciales du ministère de l’Intérieur russe.
- Forces de sécurité du chef de la République de Tchétchénie, qui font partie de la Garde nationale russe et ont notamment été déployées en Syrie à partir de 2016 et impliquées dans des exactions dans cette région.