Avec Vladimir Poutine on croit toujours que le fond de l’abjection a été atteint, que le Kremlin ne pourra pas faire pire. Mais, depuis le 24 février, presque chaque jour y apporte un démenti. Deux épisodes récents nous invitent à réfléchir sur ce penchant du président russe à piétiner de manière démonstrative, avec délectation, les normes humaines les plus élémentaires.
Le 18 avril, Vladimir Poutine a gratifié d’un « titre honorifique de Garde » les soldats de la 64e brigade de fusiliers motorisés, accusée par Kyïv de massacres dans la ville de Boutcha. Le décret signé à cette occasion salue le comportement exemplaire de ces hommes : « Les actions habiles et décisives de tout le personnel (de la brigade) lors de l’opération militaire spéciale en Ukraine sont un modèle d’exécution du devoir militaire, de courage, de détermination et de grand professionnalisme. »
Le 28 avril au soir, cinq missiles se sont abattus sur la capitale de l’Ukraine, en pleine visite du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. « Cela en dit long sur la véritable attitude de la Russie envers les institutions internationales, sur les efforts des dirigeants russes pour humilier l’ONU et tout ce que l’organisation représente », a déclaré Volodymyr Zelensky.
Par ces deux gestes le président russe défiait ouvertement la communauté des nations, d’abord en niant des crimes attestés par un monceau de preuves, en honorant des assassins réprouvés par la terre entière ; ensuite en menaçant ouvertement le personnage symbolisant l’ordre international. Aujourd’hui, la rhétorique émanant des propagandistes du Kremlin monte encore d’un cran en évoquant avec délectation l’anéantissement de Paris, Londres et Berlin par les missiles Sarmat. Le Kremlin donne l’impression d’envisager extatiquement la possibilité de « repartir sur une page blanche ». Ce qui est frappant, c’est qu’aucune voix ne s’est élevée en Russie contre ces appels au meurtre que déverse quotidiennement la télévision d’État depuis des années. Alexeï Navalny dénonçait la corruption du régime, qui semble une peccadille comparée au prêche journalier de la haine et de l’ethnocide à laquelle se livrent les médias russes.
La vérité est que le peuple russe a été conditionné au crime et à la délinquance pendant plusieurs décennies. Cette pédagogie émanait directement du KGB. À l’époque de Brejnev, les jeunes garçons ambitieux hésitaient souvent entre deux carrières : les uns rêvaient de devenir des autorités criminelles (les « vory v zakone ») ; les autres se voyaient officiers du KGB. L’osmose entre la Tchéka / le Guépéou et le milieu criminel remonte très loin : ainsi le fameux Naftali Frenkel, l’organisateur du tristement célèbre chantier Belomorkanal confié au Goulag, était un ancien truand recruté par le NKVD. Dans un long entretien datant de 2000, Vladimir Poutine lui-même a avoué avoir failli devenir un voyou : seule sa vocation guébiste l’a écarté de cette voie. Comme beaucoup de jeunes gens, c’est l’attirance pour la transgression qui l’a amené vers la carrière guébiste — la transgression agrémentée de l’impunité, ce qui rend finalement le choix du KGB plus attractif que celui de la carrière criminelle.
Mais pour comprendre comment l’esprit guébiste (si on peut dire) a contaminé la Russie tout entière, il nous faut remonter au 31 mars 1990, date de la fondation du LDPR [Parti libéral démocratique de Russie, NDLR], le parti bidon de Jirinovski, enregistré deux semaines seulement après l’instauration du multipartisme en URSS. Si l’on en croit Alexandre Iakovlev, un proche conseiller de Gorbatchev, considéré comme l’inspirateur de la perestroïka, le chef du KGB Krioutchkov fait alors circuler parmi les membres du Politburo un mémorandum recommandant un soutien financier au nouveau parti. Le but premier de cette manœuvre des « organes » est de discréditer la démocratie : « Voyez ce qui arrive quand vous donnez la parole au peuple », semblent dire les initiateurs du pseudo-parti. Et en effet, avec Jirinovski il devient possible de dire n’importe quoi. Dans son programme électoral du printemps 1991, ce flamboyant tribun promet de nourrir la Russie en 72 heures : « J’enverrai la troupe dans l’ex-RDA, 1,5 million d’hommes, j’agiterai la menace nucléaire et tout nous sera fourni… Nous expédierons les grévistes en taule, les racketteurs à l’étranger pour qu’ils y défendent les intérêts nationaux russes, nous ferons venir de l’étranger des ouvriers qui travailleront pour nous gentiment à 100 roubles par mois. » Ce virtuose du populisme promet que s’il est élu, de la vodka gratuite sera distribuée à tous. Il se fait fort de fournir tous les Russes en sous-vêtements gratuits, de procurer un homme à toutes les femmes de Russie. La solution aux difficultés économiques ? Rien de plus simple : « Il faut faire venir des esclaves du monde entier et chaque Russe deviendra un propriétaire foncier, un manager1… »
Sous des allures de Père Ubu grandguignolesque, Jirinovski va acclimater en Russie un programme dont nous mesurons aujourd’hui les suites : culte de la violence, expansionnisme militaire, racket planétaire, État dictatorial, revendications territoriales comme le retour de l’Alaska (« on pourra y mettre les Ukrainiens ») et de la Finlande, rattachement des anciennes républiques de l’URSS à la Russie, chantage nucléaire. D’emblée, il joue le rôle de brise-glace, introduisant par la bande, sous une forme clownesque, des idées caressées dans les cercles du KGB dont il émane. Durant sa campagne électorale du printemps 1991, il défend des thèmes qui, dès 1993, seront repris par les démocrates russes : « Nous avons besoin d’un pouvoir centralisé fort. Autrement aucune réforme ne sera possible2. » Déjà il plaide pour une transformation des républiques de la fédération russe en provinces, pour la fin de la confrontation entre les autorités locales et les instances fédérales. Il exploite à fond le thème de « la Russie à genoux », humiliée et offensée par les étrangers.
Les communistes soulignent à juste titre que c’est Eltsine qui a remis le pied de Jirinovski à l’étrier en 1993. Le président russe a cru astucieux de s’assurer le concours du chef du LDPR pour faire passer son projet de Constitution et détourner une partie de l’électorat du communiste Ziouganov. C’est Eltsine qui a invité Jirinovski à siéger au Collège constitutionnel ; c’est la télévision contrôlée par Eltsine qui a accordé un généreux temps d’antenne au démagogue (payé, il est vrai, à prix d’or). À l’automne 1993, après la liquidation par Eltsine du Soviet suprême (la future Douma) pro-communiste, dispersé à coups de canon, Jirinovski a été le seul à mener une campagne électorale véritable, ciblant son message, s’adressant à chaque catégorie de la population russe, visitant les garnisons, haranguant les foules, arpentant les provinces, prêchant le révisionnisme et le ressentiment, alors que les démocrates considéraient la partie gagnée d’avance. Ce travail a payé lors des élections parlementaires du 12 décembre 1993. Le LDPR est alors à son apogée, il réunit 23 % des voix et atteint une large représentation dans tout le pays — il est majoritaire dans 64 des 87 régions. En décembre 1994 Jirinovski soutient l’intervention militaire de Boris Eltsine en Tchétchénie et recommande l’utilisation des armes nucléaires tactiques dans cette république rebelle. Cet utile personnage est aussi le pionnier du rapprochement avec l’extrême droite européenne, qui deviendra sous Poutine la politique du Kremlin : dès 1996, J.-M. Le Pen et le chef du LDPR ont annoncé leur intention de créer une « Union des forces de droite en Europe ». En 1997 Jirinovski soutient déjà en Italie la Ligue du Nord d’Umberto Bossi.
En bon businessman de la politique, il devient vice-président de la Douma de 2000 à 2011. Après avoir encouragé les voies de fait et les pugilats au Parlement et ailleurs (en 1995, il arrose le démocrate Boris Nemtsov de jus d’orange lors d’un débat télévisé), Jirinovski a aussi acclimaté la pratique des insultes à l’égard des dirigeants occidentaux, ne reculant pas devant l’obscénité. Ainsi, en réaction à Condoleezza Rice, qui critiquait la politique étrangère russe en janvier 2006 à propos du différend gazier avec l’Ukraine, Jirinovski déclara que ces dispositions hostiles à l’égard de la Russie étaient dues au fait que la ministre américaine était célibataire et sans enfants : « Condoleezza Rice a besoin d’une compagnie de soldats. Elle doit être prise à la caserne où elle sera satisfaite. » Il n’hésite pas à appeler au viol d’une journaliste ukrainienne enceinte dont la question lui avait déplu. En 2007, il s’offre un pied de nez aux Britanniques en faisant élire à la Douma Andreï Lougovoï, suspect numéro un aux yeux de la Grande-Bretagne dans l’affaire de l’assassinat au polonium du transfuge Alexandre Litvinenko. Jirinovski l’inscrit en deuxième place sur sa liste aux élections parlementaires du 2 décembre. Lors d’une rencontre avec des journalistes européens, Lougovoï arbore un tee-shirt marqué « Polonium ».
Jirinovski va se montrer l’infatigable propagandiste de l’omniprésent « complot contre la Russie ». D’abord il est question du « complot américano-sioniste » où Jirinovski prétend voir la cause de tous les malheurs de la Russie au XXe siècle. « Insatiables, les oncles Sam et les oncles Moïse […] y sont allés de toutes leurs forces sataniques. Nos grands amis de Washington et de Tel-Aviv n’ont pas lésiné sur les moyens. Ils ont beaucoup détruit, beaucoup sali, mais leur sinistre plan de destruction de la Russie n’a pu être mené complètement à son terme. » C’est encore lui qui répand le thème, très populaire aujourd’hui, selon lequel les opposants libéraux sont des « satanistes » : « Puissions-nous assister à la disparition des démons et à leur retour là d’où ils sont venus, le noir et glacial désespoir. Ils vont s’accrocher, hurler et maudire, bref, se conduire comme les démons fouaillés par l’exorciste. Mais, tous unis, nous aurons la force de les chasser », écrit-il dans Le Dernier Wagon pour le Nord (1996).
Sur l’Ukraine, Jirinovski fait aussi figure de pionnier : « Je propose que les présidents de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine se réunissent à Belovejskaïa Pouchtcha [au Bélarus, NDLR] et refassent l’Histoire à l’envers : en décembre 1991, ils avaient démantelé l’URSS ; aujourd’hui, il faut annuler cette décision et restaurer l’Union », suggère-t-il sur son blog le 3 décembre 2013, annonçant la politique de Poutine en 2022. Selon lui, seule la division de l’Ukraine en deux États permettra de résoudre les problèmes auxquels ce pays est confronté. « L’erreur de Staline est de n’avoir pas fait de Lviv la capitale d’Ukraine en 1945, lors de l’acquisition des territoires occidentaux, dont Ivano-Frankivsk, Ternopol, Loutsk, Rovno et Lviv. Le reste — le Donbass, Odessa, la Crimée, il fallait les rattacher à la Russie. Cela aurait permis d’éviter les problèmes. […] Il y a deux peuples différents. D’un côté, on trouve les Russes et les Ukrainiens russifiés, et de l’autre des occidentophiles qui ont vécu dans les territoires faisant partie de l’Autriche-Hongrie. Il y aura une confrontation éternelle. Seule la partition de l’Ukraine selon un principe civilisé, l’Ouest pour les catholiques et l’Est pour les orthodoxes, résoudra le problème. Sinon, le carnage se poursuivra. » Vladimir Jirinovski formule à merveille les arrière-pensées du Kremlin à propos du conflit ukrainien. Celui-ci « nous a fourni l’occasion de revenir dans le cercle des grandes puissances. Il est essentiel que la Russie redevienne un empire, comme elle l’était sous les tsars ou pendant l’époque soviétique. Une fois que nous y serons parvenus, nous pourrons nous concentrer sur le développement de notre économie. Mais d’abord, nous devons nous libérer de l’Occident3 ».
Jirinovski a aussi recommandé très tôt le chantage nucléaire. Après avoir suggéré d’utiliser de grands ventilateurs pour souffler des déchets radioactifs vers les États baltes, le 10 août 2014 il préconise une attaque russe contre la Pologne et les États baltes : « Il ne restera rien de ces États. Ils seront annihilés. Les chefs de ces États nains vulnérables doivent y réfléchir à deux fois. » Le 27 novembre 2015 il menace la Turquie (trois jours plus tôt, le 24 novembre, les chasseurs turcs F-16 ont abattu un Su-24 russe) : celle-ci « peut être écrasée par une frappe de missile nucléaire. Il est très facile de détruire Istanbul : il suffit de lancer une bombe nucléaire dans le détroit et la ville sera effacée de la carte. Il y aura une terrible inondation, une colonne d’eau de 10 à 15 mètres s’abattra sur la ville, et elle disparaîtra avec ses 9 millions d’habitants ». Vers la même époque, il propose aussi de bombarder Kyïv au napalm. En octobre 2016 Jirinovski enjoint aux Américains de voter Trump, faute de quoi ils risquent l’anéantissement nucléaire.
Le 6 juin 2015 notre homme fait cette déclaration révélatrice dans une interview incendiaire diffusée par la chaîne de télévision Dojd : « Choïgou [le ministre de la Défense russe, NDLR] n’a qu’à diriger ses forces nucléaires vers Berlin, vers Bruxelles, vers Londres, vers Washington. Alors ce sera la guerre ? Pas du tout — on nous dira : n’en faites rien, nous sommes d’accord avec vous, nous nous retirons. Ils veulent vivre. […] Les Européens vivent dans le luxe, ils ne font que s’amuser. Ils ne veulent pas faire la guerre. Il suffit que Moscou montre les dents et ils dissoudront l’OTAN. Il suffit de leur dire : si vous ne liquidez pas l’OTAN dans vingt-quatre heures, nous bombarderons les capitales des États membres. Et ils s’exécuteront pour continuer à vivre et à s’amuser. » On a là une sidérante anticipation de l’état d’esprit régnant au Kremlin au moment où les dirigeants russes adressent aux États-Unis et à l’OTAN le désormais fameux ultimatum du 17 décembre 2021.
Jirinovski est également une utile rampe de lancement de mensonges outranciers lorsque le Kremlin estime utile d’envoyer des nuages d’encre pour camoufler sa responsabilité dans un forfait suscitant le scandale. Après l’assassinat de Boris Nemtsov en 2015, Jirinovski déclare qu’il l’a bien mérité, puisque c’est lui qui a suscité la haine. Il insinue qu’une provocation ukrainienne est à l’origine du meurtre, que Nemtsov était l’homme des Américains, mais que ceux-ci l’ont laissé tomber car ils misent désormais sur Navalny.
Mentionnons le cynisme inouï avec lequel Jirinovski loue la guerre en Syrie (interview du 3 mars 2016), soulignant l’avantage, du point de vue militaire, de tirer sur des êtres humains en chair et en os plutôt que de se borner à des manœuvres : « Parfois un mauvais régime nous est utile. Prenez la Syrie. Il serait souhaitable que la paix s’y instaure, mais cela ne sera pas, nous avons intérêt à entraîner notre armée, dans des conditions rêvées. Les manœuvres, si vastes soient-elles, ne sont que des manœuvres, on ne peut pas tirer des balles réelles, détruire des villes, des villages, exterminer des gens. Mais là nous avons une vraie guerre. Nous pouvons expérimenter nos missiles “Calibre” de longue portée, nous pouvons les lancer de la mer Caspienne, de la mer Méditerranée, de la mer d’Azov, de la mer Noire, de l’espace, de n’importe où. Nos espions sont en train d’acquérir une grande expérience… Nous resterons dix à vingt ans… »
Tout comme Poutine, il apprécie l’utilité politique du terrorisme. Après que 32 personnes ont été assassinées lors des attentats terroristes à Bruxelles le 22 mars 2016, Vladimir Jirinovski se félicite dans un talk-show que de tels attentats [soient] bons pour la Russie : « C’est avantageux pour nous. Qu’ils crèvent et qu’ils meurent. » Selon lui, face au danger islamiste, les pays occidentaux s’allieraient à Moscou et imploreraient son aide.
Nous avons insisté sur l’importance de Jirinovski car ce personnage a apporté une contribution considérable à la dégradation morale des Russes, ou plutôt, à la traduction de cette dégradation en un comportement politique. Jirinovski a inculqué aux Russes que la politique était un spectacle ; comme le fou du roi, il pouvait se permettre de dire n’importe quoi : étant un bouffon, pouvait-on penser, cela ne tirait pas à conséquence. Dans un spectacle, les acteurs et les spectateurs ne sont pas responsables. Jirinovski et ses émules, les Soloviev, Kisseliev et Skabeïeva [propagandistes zélés du régime, NDLR] qui ont marché dans ses pas, ont ainsi détruit les restes d’immunité du peuple russe à la bassesse, à la méchanceté, à la brutalité, à la haine et à l’agressivité. Ils ont renversé tous les tabous, sous les applaudissements d’un public blasé qui demandait toujours plus de violence, toujours plus de viles plaisanteries au détriment des têtes de Turc du moment, toujours plus d’humiliations et d’ignominies infligées aux ennemis de la Russie. Jirinovski et d’autres marchant sur ses traces ont été l’instrument par lequel le KGB a transformé le peuple russe à son image.
Après l’arrivée de Poutine au pouvoir, l’aura de Jirinovski va quelque peu se ternir. Car désormais il n’a plus le monopole de l’outrance et de la muflerie : les tabous sont tombés. Son style se généralise. Pour plaire en haut lieu, les élites dirigeantes russes rivalisent à qui maniera le mieux l’idiome des truands et le registre scatologique. En 2008, Poutine conseille aux observateurs étrangers des élections russes d’« apprendre à leurs femmes à faire la soupe aux choux ». Interrogé sur sa fortune personnelle planquée en Occident, il accuse le journaliste de « s’être curé le nez et d’avoir répandu sa morve sur le papier ». Lavrov va jusqu’à recommander de « se conformer au code criminel (“poniatiïa”) dans les relations internationales », alors que quelques jours plus tôt l’ambassadeur de Russie en Suède, Viktor Tatarintsev, commentant la menace de sanctions contre la Fédération de Russie en cas d’invasion de l’Ukraine, avait déclaré : « Désolé pour le langage, mais nous chions sur toutes leurs sanctions. »
C’est ainsi que de fil en aiguille il est devenu possible d’appeler au génocide à la télévision russe. L’écrivain Alexandre Prokhanov estime par exemple dans une émission télévisée, le 4 avril 2014, que la Russie pouvait sacrifier au moins 30 millions de vies pour « éradiquer le mal cosmique » du Maïdan. Alexandre Douguine est d’avis que « l’Ukraine doit être débarrassée des imbéciles », et en appelle sans vergogne au « génocide » de la « race des bâtards ». Aujourd’hui nous voyons le public des talk-shows russes s’esclaffer à l’évocation de la destruction de plusieurs capitales européennes. Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma d’État, ne peut cacher son exaltation devant les perspectives riantes de la guerre : « Chacun doit réaliser qu’une mobilisation et une guerre mondiale à mort nous attendent. Quelqu’un perdra son emploi, quelqu’un perdra son entreprise, beaucoup seront mutilés, et encore plus de nos compatriotes seront emportés par la mort. La guerre est notre idéologie nationale ! » Le député de la Douma Alexeï Jouravlev laisse éclater sa joie à l’idée de dépecer l’Ukraine : « L’Ukraine ne doit plus exister ! Il y aura la République de Kharkov, la République de Donetsk. Plus d’Ukraine. Nous négocierons jusqu’à ce que nous atteignions les frontières de la Pologne. » De surcroît, on anticipe avec délice la ruine de l’Europe : « Les Français sont invités à raidir leurs pattes de crapaud et à se préparer à mourir. Ces messieurs sont avertis des coupures de courant régulières et autres horreurs. Les entreprises aussi : les entreprises qui consomment une grande quantité d’électricité seront coupées du réseau en premier lieu… L’obligation imposée aux pays de la zone euro de décider s’ils vont ou non payer [le gaz] en roubles signifie l’effondrement de l’Union avec un retour aux monnaies nationales. Le refus du gaz entraînera l’effondrement de toute la Gayropa [l’Europe des gays, terme méprisant par lequel les propagandistes du Kremlin désignent l’Europe, NDLR]… »
De même, la pratique du mensonge éhonté surpasse aujourd’hui tout ce à quoi nous avait préparés Jirinovski. Mentir en pleine figure aux étrangers est perçu au Kremlin comme un indicateur de la puissance russe. Le mensonge impudent jette les dirigeants et les propagandistes russes dans des transports jubilatoires dont le téléspectateur russe est quotidiennement témoin. Dans son entrevue avec le président Macron le 7 février 2022, Poutine a déclaré sans ciller que le groupe Wagner était indépendant et n’avait aucun rapport avec le pouvoir russe. Boutcha ? Une mise en scène ukrainienne. D’ailleurs tout le monde sait que les Ukrainiens se bombardent eux-mêmes, de même que Navalny s’est lui-même empoisonné pour se faire de la pub. Poutine l’affirme : les troupes russes sont en Ukraine « pour aider les gens ». Comme au temps de Staline, l’énormité du mensonge est le marqueur de la toute-puissance du régime qui peut se permettre de signifier ainsi son mépris pour sa propre population et pour les maudits étrangers.
Ainsi, l’irrésistible passion de la transgression qui s’est emparée de la Russie depuis la chute du communisme, quand l’instauration de la démocratie est interprétée comme un « tout est permis », semble tout emporter sur son passage : le langage, délié de l’exigence de vérité et de bienséance humaine, les institutions, qui comme la Douma servent ostensiblement à blanchir des voleurs et des assassins, la diplomatie jetée à la poubelle par les mœurs de gangsters, le culte de la force et le rejet du compromis, les lois de la guerre piétinées par les violences exercées contre les civils, l’ordre international insulté en la personne d’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU. Cette passion de la transgression explique la rage antiaméricaine (et plus généralement l’animosité à l’égard des Anglo-Saxons) qui caractérise les dirigeants russes. Les Américains sont perçus comme les gendarmes du monde, ils font respecter la loi et ils ont la force militaire pour s’acquitter de cette tâche. Ils représenteraient donc le dernier obstacle au triomphe ultime de la transgression tous azimuts qui paraît être devenue la raison d’être de la politique russe. Ce qui reste de l’ordre international semble aussi, aux yeux du Kremlin, le dernier obstacle à la destruction de la civilisation humaine rêvée et orchestrée depuis tant d’années. Les dirigeants russes ne cachent pas que l’« opération spéciale » vise justement au renversement de cet ordre international, plus encore qu’à la soumission des Ukrainiens rebelles. Le politologue Guevorg Mirzaïan se félicite déjà, comme si la partie était gagnée : « L’Occident a peur. Heureusement pour eux et pour toute l’humanité. Les espoirs des idéalistes-rêveurs individuels que la paix mondiale pourrait être assurée par des normes et des valeurs universelles ne se sont pas réalisés. L’Occident ne comprend que la force, et la peur de cette force. Il en sera ainsi à l’avenir. »
Pour nous aider à mesurer l’effroyable désastre moral et intellectuel que connaît la Russie d’aujourd’hui, et reprendre pied sur un sol ferme après l’immersion dans tant de désolation, remémorons-nous les avertissements des Anciens. Platon mettait en garde les sophistes contre l’oubli de la distinction entre le juste et l’injuste, Aristote nous invitait à nous méfier de la rhétorique qui fait appel aux passions plutôt qu’au raisonnement. Pour Cicéron, le bon orateur doit utiliser son ascendant sur les foules pour faire le bien et orienter son auditoire vers la vertu. Il doit posséder « tout ce que l’esprit humain a conçu de grand et d’élevé » : « Quoi de plus agréable à l’esprit et à l’oreille qu’un discours embelli par la noblesse de l’expression et la sagesse de la pensée ! » « Le plus grand avantage que nous ayons sur les animaux, c’est de pouvoir converser avec nos semblables et leur communiquer nos pensées : ne devons-nous donc pas cultiver cette admirable faculté, et nous efforcer de l’emporter sur les autres hommes, dans ce qui élève l’homme lui-même au-dessus de la brute ? Enfin, et c’est là le plus bel éloge de l’éloquence ; quelle autre force a pu réunir dans un même lieu les hommes dispersés, leur faire quitter leur vie sauvage pour des mœurs plus douces, et, après les avoir civilisés, les rendre dociles au joug des lois et de la société ? »
C’est cet Occident-là que les idéologues du Kremlin haïssent plus que tout. Car eux ont à dessein mis en œuvre une politique opposée, sans précédent à une telle échelle dans l’histoire humaine, consistant à systématiquement miser sur ce que l’être humain a de plus vil, à cultiver les passions basses et l’instinct de la destruction.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.