Après les déclarations scandaleuses de Sergueï Lavrov à propos du « sang juif » d’Hitler, qui ont produit un tollé en Israël et dans le monde, Vladimir Poutine se serait excusé lors d’une conversation téléphonique avec le Premier ministre israélien, Naftali Bennett. Mais selon Boris Czerny, spécialiste de l’héritage juif de l’Ukraine et du Bélarus, cet épisode marque un retour de l’antisémitisme en Russie.
Dans une déclaration récente à une chaîne de télévision italienne, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, affirmait : « [Le président Zelensky] prétend que la nazification en Ukraine est impossible puisqu’il est juif. Je peux me tromper, mais Hitler avait lui aussi du sang juif, ce qui ne signifie strictement rien. Le peuple juif dans sa sagesse dit que les antisémites les plus virulents sont en règle générale des Juifs. »
Ces propos, qui ont soulevé une vague d’indignation en Europe, sont à considérer dans le contexte de la désémantisation, en Russie et en Ukraine, du vocabulaire se rapportant à la Seconde Guerre mondiale en général, et à la Shoah en particulier. L’utilisation par Poutine de l’expression « dénazification » pour justifier l’« opération spéciale » lancée contre Kyïv le 24 février en est l’exemple le plus frappant. On se souvient également que l’emploi du terme « génocide » par Volodymyr Zelensky pour décrire les atrocités commises par l’armée russe à Boutcha, ou plus largement son discours devant les membres de la Knesset et le parallèle opéré entre la Shoah et l’invasion du territoire ukrainien, avaient provoqué des remous dans les rangs des politiciens et des autorités d’Israël, réticents à l’idée d’apporter un soutien sans faille à l’Ukraine afin de ne pas se brouiller avec la Russie. La présence le 4 mai à Moscou, à l’invitation de Lavrov, d’une délégation du Hamas avec à sa tête son vice-président, Abou Marzouk, est un signal fort de la part des Russes. Les Israéliens feraient bien de s’en tenir à une prudente neutralité sous peine de connaître quelques turbulences sanglantes dans les rues de Tel-Aviv et d’autres villes du pays.
Le chantage pratiqué par les autorités russes à l’égard d’Israël n’est qu’un aspect du vaste mouvement d’expression d’antisémitisme décomplexé qui se répand ces derniers jours à longueur d’émission à la télévision russe — laquelle reste pour de nombreux Russes la seule et unique source d’information —, mais également dans la presse écrite et les médias électroniques. Ainsi, la publication en ligne News2 affirme que Lavrov a soulevé « un thème entièrement tabou de la compatibilité de la judéité avec le nazisme et des racines juifs du nationalisme ukrainien » (sic !). Et le « journal d’affaires » Vzgliad reprend le thème de la tolérance du « néonazisme » ukrainien par les autorités israéliennes en citant notamment Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, qui parle de « mercenaires israéliens » dans les rangs de combattants ukrainiens.
Ces relents d’antisémitisme sont plutôt monnaie courante. Il y a quelques jours, un ancien responsable des renseignements militaires russes, Vladimir Kvatchkov, s’est plaint de la trop grande présence de « youpins » dans l’armée russe pour combattre le pouvoir « sionisto-bandériste » de Kyïv, sans que cela soulève la moindre objection d’un pouvoir qui se prétend pourtant si soucieux de lutter contre le nazisme et l’antisémitisme.
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Lors du talk-show phare de la télévision d’État russe, « Une soirée avec Vladimir Soloviev », animé par ce « journaliste », une intervenante, Ioulia Vitiazeva (éditorialiste de l’agence ultranationaliste News Front), a récemment dénoncé les propos antirusses et antisoviétiques de ceux qui évoquent les viols et les meurtres de civils commis à la fois en Ukraine aujourd’hui et lors de l’avancée de l’armée soviétique vers Berlin en 1944, en soulignant l’origine de ces impudents cosmopolites aux noms si « juifs » : ceux de la chercheuse américaine Anne Applebaum, de Tatiana Felgenhauer, journaliste à Écho de Moscou, ou d’Evgueni Roïzman, poète et homme public.
Toujours dans le cadre de l’émission de Soloviev, Margarita Simonian, la responsable de RT, la chaîne de télévision d’information internationale financée par l’État russe, a condamné ceux qui en ces heures sombres trahissent leur patrie et se réfugient en Israël. L’artiste et comique (juif) Maxime Galkine a tout particulièrement été la cible de ses attaques. Elle l’a traité d’« ordure », en insistant très lourdement sur le fait que Galkine était, « de notoriété publique », homosexuel, ce qui ne l’avait pas empêché de se marier, « pour l’argent », avec la chanteuse Alla Pougatcheva. En fait, Simonian a repris le thème soulevé, dès la mi-avril, par l’un des piliers du régime poutinien, Nikita Mikhalkov, qui a fustigé les « traîtres » ayant choisi d’émigrer, en mettant l’accent sur les célébrités d’origine juive.
Tous ces propos reprennent les éléments constituant la bouillie infâme de l’antisémitisme, qui se pare parfois des attributs de l’antisionisme. Rien de nouveau sous le soleil, pas même le discours de Lavrov qui, outre l’affirmation sur les origines juives d’Hitler, reprend les arguments historiquement contestables et contestés sur la responsabilité des Judenrat dans l’extermination des Juifs de Pologne et du Bélarus.
Lavrov est un homme cultivé. Il a fait une partie de sa longue carrière sous le régime soviétique, qu’il a loyalement servi, tout comme il sert aujourd’hui son maître Poutine. Il connaît le sens des mots et il sait que l’association des deux termes « sang » et « juifs » résonne tout particulièrement en Russie. Elle renvoie aux accusations de crimes rituels et à la fameuse affaire Beilis du nom d’un Juif de Kyïv soupçonné d’avoir tué en 1911 un enfant chrétien afin d’utiliser son sang pour la confection du pain azyme. Sans aller aussi loin, le motif du « sang juif » évoque également le prétendu « complot des blouses blanches », à savoir l’arrestation d’un nombre de médecins presque tous juifs, accusés en 1953 d’avoir assassiné deux dirigeants soviétiques et d’avoir prévu d’en assassiner d’autres.
Avec Lavrov, vigoureusement soutenu par son ministère, on voit réapparaitre l’ombre des ennemis de l’intérieur, des vendus à l’Occident et des cosmopolites décadents alliés des « nazis » et nazis eux-mêmes. Là encore l’image n’est pas originale. Lors de la guerre des Six Jours, les journaux soviétiques, et tout particulièrement la revue satirique Krokodil, offraient à leurs lecteurs des images de Juifs en uniformes de soldats sanguinaires ou en costumes de juifs banquiers, tous pareillement identifiables à leurs mains crochues et à leurs grands nez et obnubilés par la volonté d’asservir le monde arabe et d’étendre leur pouvoir sur le monde.
Silence et mensonges autour de la Shoah ; exécution des membres du Comité juif antifasciste et assassinat de leur président, le grand acteur Salomon Mikhoels ; marque infamante dans le passeport soviétique indiquant « la nationalité juive » et limitant de facto l’accès à l’éducation supérieure et à de nombreuses professions ; dénonciation caricaturale du sionisme et du judaïsme : la Russie de Poutine et de Lavrov trouve son inspiration dans les pages les plus sombres de son histoire, celles de l’URSS.
L’histoire de l’Ukraine, elle, est en train de s’écrire, depuis son indépendance. Il sera temps, le moment venu, de faire le tri dans les symboles et les héros qu’elle s’est choisis. Mais il s’agit d’un travail de longue haleine, qui n’est possible qu’en temps de paix, et non en temps de guerre.
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Boris Czerny est professeur de littérature et civilisation russe à l’Université de Caen, membre de l’Institut Universitaire de France. Il est auteur et traducteur de nombreux ouvrages dont Irina A. Khorochounova, Carnets de Kiev, 1941-1943. Journal d’une bibliothécaire russe pendant l’occupation allemande ; présenté, commenté et traduit du russe par Boris Czerny, préface de Georges Bensoussan, Paris, Calmann-Lévy - Mémorial de la Shoah, 2018.