Boutcha, ce Guernica d’aujourd’hui : révolte d’un artiste britannique

Historienne de l’art et commissaire de plusieurs expositions muséales, Ada Ackerman décrit comment les atrocités de Boutcha, en Ukraine, ont ému le monde artistique. Elle s’intéresse à une toile monumentale de Thomas Houseago, exposée au Centre Pompidou-Metz.

Un cri de peinture monumentale en l’honneur des victimes des massacres de Boutcha : c’est ainsi que l’artiste britannique Thomas Houseago a souhaité exprimer sa compassion à l’égard du peuple ukrainien et sa révolte contre la guerre inique que la Russie mène contre lui.

La peinture est actuellement visible au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 10 octobre. Elle fait partie d’un ensemble de trois toiles gigantesques que l’artiste a spécialement conçues pour l’établissement messin, dans le cadre de la manifestation en deux temps intitulée « Sculptures pour amoureux ». Le dispositif est impressionnant : les toiles, immenses, non tendues, sont accrochées à même la toiture du Forum du musée, espace tout en baies vitrées qui s’élève jusqu’à 35 mètres de hauteur.

La peinture consacrée à Boutcha, au centre du dispositif, se déploie en un long rouleau vertical, peuplé d’un essaim de crânes et de squelettes hurlant. Sur fond noir, leurs silhouettes blanches, spectrales et tout en coulures s’empilent, se superposent et s’enchevêtrent, formant une entité géante, tissée de mort et de souffrance collectives. Des taches rouges, çà et là, renvoient au sang des blessures ; en bas de la composition, des bleus métalliques aux formes anguleuses semblent renvoyer aux bâtiments détruits. D’un trait nerveux et rageur, Houseago dresse là comme un totem pictural pour celles et ceux dont la vie a été rayée à Boutcha, lors d’atrocités qui ne cessent de nous hanter.

Tel un linceul pour l’Ukraine, ce Guernica d’aujourd’hui est entouré de deux autres toiles, horizontales, quant à elles dépourvues de présence humaine. Dans ces paysages mystérieux et fascinants, parfois inquiétants, à la lisière de l’abstraction, l’artiste s’empare de forces naturelles primaires, qu’il évoque en un bouillonnement de formes et de taches colorées : soleil, lune, océan, vent… L’ensemble, que l’artiste a réalisé dans son atelier californien, se dote ainsi d’une portée cosmique ; la tragédie de Boutcha, loin de se limiter au sol ukrainien, devient une tragédie universelle.

Car la souffrance humaine est l’un des thèmes de prédilection de Houseago, auquel le musée d’Art moderne de la Ville de Paris avait consacré, en 2019, la première rétrospective de taille en France, « Almost Human ». Houseago, qui n’a cessé d’en revenir, dans ses sculptures comme dans ses peintures, à la figure humaine pour l’éprouver dans des formats monumentaux, s’interroge sur la manière dont le corps compose avec le trauma, avec l’affect ou, pour le dire autrement, sur la façon dont l’Histoire écrit, accidente, fracture le corps humain. D’où la récurrence, dans ses œuvres, de monstres, crânes et squelettes, dont L’Homme pressé (2011), sculpture géante qui avait contribué à faire connaître l’artiste — il s’agissait d’une commande de François Pinault — et dont on trouve comme un écho dans la figure squelettique centrale de Boutcha.

L’installation de Houseago, que l’on découvre dès qu’on pénètre dans le Centre Pompidou-Metz, entre par ailleurs en complète résonance avec le travail d’Eva Aeppli, qui y bénéficie actuellement d’une première et salutaire rétrospective. L’artiste, injustement éclipsée dans l’historiographie par ses amis et contemporains Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle, a grandi durant la Seconde Guerre mondiale, qui l’affecte viscéralement dans son être jusqu’à la fin de ses jours. Tout son art, peuplé de poupées, masques, crânes et monstres inquiétants, représente une tentative pour exorciser l’horreur et l’innommable dont est parfois capable l’humain. Héritière d’un Goya comme d’un Frans Masereel, sans oublier Käthe Kollwitz, Aeppli nous rappelle combien, plus que jamais, « le songe de la raison engendre des monstres ». En visitant cette exposition, en contemplant ces œuvres magistrales hantées par la mort et la destruction, impossible de ne pas songer à l’Ukraine, à ce que sa population traverse et subit, jour et nuit.

Ada Ackerman est chargée de recherche au CNRS (THALIM). Spécialiste du travail de Sergueï Eisenstein, elle s'intéresse aux relations entre cinéma et arts plastiques, à l'intermédialité, ainsi qu'aux transferts culturels entre la Russie, l'Europe et les États-Unis.

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