Politologue et historien de la culture russe, Sergueï Medvedev analyse la propagation virale, en Russie, de la lettre Z, censée désigner la victoire. Pour l’auteur, « il s’agit d’une vaste opération de propagande, imaginée en amont de la guerre et, de toute évidence, approuvée par le Kremlin ».
À l’instar de la chauve-souris porteuse du Covid, elle a fait irruption dans notre vie, dans nos rêves, dans nos peurs. Elle se propage tel un virus, avec ses angles acérés comme des griffes, déchirant la trame de nos existences, imprimant partout sa marque mortelle : la lettre Z, devenue en un instant le symbole de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine — allons, ne soyons pas modestes : menée par la Russie contre le monde entier. À la veille du 9 Mai1, elle a envahi l’espace public, les façades des bâtiments, les vitrines des magasins, les carrosseries des autobus et les pare-brise des voitures, mais on la retrouve surtout tracée au doigt sur la poussière à l’arrière des fourgons de marchandises.
On voit aussi cette lettre ailleurs : des prisonniers dans la cour d’une prison et des bambins dans une maternelle se rangent de manière à former un Z ; à la bibliothèque, des livres sont placés en Z sur les étagères ; sur des bâtiments administratifs, les fenêtres sont éclairées pour dessiner un Z. Et à Kemerovo, en Sibérie occidentale, le gouverneur Tsivilev ordonne de renommer sa région « KouZbass » dans les documents officiels.
La fièvre Z s’est emparée de la Russie.
Que signifie ce symbole ? Laissons de côté les supputations sur le fait que les lettres V et Z seraient des « marques noires » adressées à Volodymyr Zelensky, laissons également les slogans de propagande maladroits — comme tout ce qui provient du ministère de la Défense — que sont « Za Pobedou » (« Pour la Victoire ») et « Zakantchivaem voïny » (« Nous, les guerres, on y met fin »)2, ainsi que le marquage, par des lettres différentes, des contingents militaires de l’Est, de l’Ouest, de la Crimée, des détachements de soldats de Kadyrov et des forces spéciales russes. Quel que soit le sens de cette lettre pour le marquage du matériel militaire, il paraît clair qu’il s’agit d’une vaste opération de propagande, imaginée en amont de la guerre et, de toute évidence, approuvée par le Kremlin. C’est ce que nous montrent l’enthousiasme immédiat que le Z a suscité, l’apparition de milliers de panneaux d’affichage et de photos haute définition d’« actions Z » prises par des drones, ainsi que le zèle des administrations à placarder cette lettre géante sur les façades de bâtiments publics.
Mais pourquoi donc ce Z ? Pourquoi avoir choisi le V et le Z, ces deux lettres latines, et non cyrilliques, pour symboliser le « monde russe », le retour de l’Ukraine dans le giron des peuples slaves, la lutte contre la peste occidentale du « nazisme » ?
De fait, la Russie a eu pendant longtemps, presque vingt ans, son symbole maison : le ruban de Saint-Georges, rayé orange et noir, qui a même pu se substituer parfois au drapeau russe en tant que marqueur identitaire. En termes d’image, ce ruban était une ingénieuse trouvaille : il liait un passé héroïque (nos grands-pères ont fait la guerre) à un présent revanchard (la Russie à genoux se relève) ; il unissait les générations et les classes sociales déchirées par la défiance et les inégalités ; il était le pansement appliqué sur la plaie encore vive de la fierté nationale. Il remplissait la même fonction que la lanière rouge du faisceau de licteur (une hache entourée de baguettes liées par cette lanière), qui fut choisi comme emblème par les fascistes italiens, et dont ils tirèrent leur nom. Le fascisme, dans son acception première, c’est l’action de lier la société en un seul tout, c’est la politique des « attaches3 », c’est le principe de la sobornost4. « Sobornost » pourrait d’ailleurs être une traduction tout à fait adéquate du mot « fascisme ».
C’est précisément ce fascisme de type méditerranéen qui s’est construit en Russie ces dernières décennies, doté d’un État paternaliste et d’oligarques vassalisés, entretenant un culte du passé et diffusant une propagande belliqueuse. Il s’agit du même fascisme corporatiste que l’on a retrouvé dans les rangs des employés de différentes administrations venus montrer leur soutien à l’annexion de la Crimée lors de « poutings5 » organisés ; du même fascisme qui marquait le pas en défilant par colonnes pendant les manifestations du « Régiment immortel6 », avec à la main des portraits qu’on leur avait distribués à l’avance ; du même fascisme qui liquidait Babourova et Markelov, Politkovskaïa et Nemtsov7, puis envoyait ses casseurs mettre à sac le mémorial en hommage à Nemtsov sur le pont Bolchoï Moskvoretski ; du même fascisme encore qui tournait des films patriotiques et interdisait les pièces de théâtre ou expositions présentant un « art dégénéré ».
La société était liée par ce ruban de Saint-Georges comme les marchandises exposées dans la vitrine des magasins à des occasions festives. Les plus sensibles protestaient contre l’utilisation de l’emblème orange et noir sur les bouteilles de vodka, mais qui donc a dit que la vodka n’était pas le substrat du patriotisme ?
Toutefois, le 24 février, le ruban orange et noir a été coupé en deux par un Z tranchant. Cette lettre n’apportait pas la paix, mais l’épée, et marquait une rupture radicale avec le passé. C’est en somme le sens profond de cette guerre en Ukraine : il s’agit d’un geste de négation radical, d’une précipitation de la Russie hors du cours de l’histoire et de la logique des relations internationales, d’un acte de destruction des conventions.
Cela faisait longtemps que le Kremlin poursuivait cet objectif : la suppression des règles et la révision fondamentale de l’ordre mondial, qu’il estimait injuste à l’égard de la Russie. C’est dans ce but qu’a été entreprise cette opération militaire terrestre, par son ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, et dont le symbole est une lettre qui annonce la rupture avec la tradition, avec l’alphabet russe lui-même. Et ce n’est pas un hasard s’il s’agit de la dernière lettre de l’alphabet latin, après laquelle vient la fin, le néant, la « m… intégrale », comme on dit grossièrement.
Les observateurs remarquent à juste titre sa ressemblance avec la symbolique nazie : le crampon, Wolfsangel en allemand, inspiré d’une rune, et qui était le symbole militaire de la 4e division des SS ayant combattu non loin de Louga, de Pskov et de Leningrad, et de la 133e division de forteresse de la Wehrmacht. On peut difficilement affirmer que c’est précisément cela que les conseillers en communication avaient à l’esprit en élaborant la représentation visuelle de l’opération de « dénazification », mais par un coup du sort diabolique, le symbole de la Russie dans cette guerre est sans équivoque identifié comme un symbole nazi.
Z a donc la signification de ce passage du fascisme de l’« attache spirituelle » de ces dernières décennies au nazisme le plus pur, à l’idée d’une supériorité de la race russe sur l’ethnie ukrainienne qui, selon les articles pseudo-historiques de Poutine et les manifestes du style de l’infâme pamphlet de Timofeï Sergueïtsev, ne peut prétendre à une identité autonome propre, à une nation, au statut d’État, à une culture, à une langue ni à une existence indépendante. Les Ukrainiens, dans la nouvelle idéologie russe, ont la place des Juifs dans l’idéologie nazie, et l’objectif de cette guerre, au fond, est d’apporter la « solution finale à la question ukrainienne », ce qui de toute évidence est désormais une idée fixe du président russe.
Cependant, cette croix gammée inachevée qu’est la lettre Z a frappé de façon inattendue l’imagination des Russes et s’est répandue dans le pays, imprimant partout son sceau, tel Zorro inscrivant du bout de son épée sa signature sur la peau de ses victimes. Le Z était un élément de communication propagandiste, il est devenu une idée nationale : l’idéologie de la destruction, de la négation, de l’anéantissement.
La lettre Z est apposée à présent sur les principaux symboles russes : sur les coupoles des églises, sur les gâteaux de la Pâque (le patriarche a même dû faire publiquement une déclaration spéciale pour expliquer aux fidèles pourquoi il convenait de ne pas faire cela), sur l’étoile rouge et sur le fameux ruban de Saint-Georges. On marque du Z les ennemis du Reich en traçant la lettre sur leur porte, comme cela s’est produit pour le critique de cinéma Anton Doline, la critique de théâtre Marina Davydova, la militante Rita Flores, membre du collectif Pussy Riot, et pour d’autres personnalités publiques ayant osé s’exprimer contre la guerre ; des « pogromistes » (c’est-à-dire des agents des forces de l’ordre gouvernementales) ont laissé la marque du Z dans le bureau moscovite de Mémorial8 définitivement fermé, l’organisation ayant été dissoute dès les premières semaines de la guerre.
En somme, c’est toute la Russie qui est marquée d’un gros Z, dégoulinant de peinture et de sang, biffant toute la vie qui était née dans cette partie du monde ces trente dernières années : l’économie de marché, la société civile, les liens avec l’extérieur, la foi en l’avenir. La Russie rompt à grand fracas avec son propre passé, avec sa culture du quotidien, avec la civilisation mondiale ; et ce tableau d’autodestruction volontaire semble sorti des Enfers. Le terme qui décrit le mieux ce phénomène est l’un des préférés de Dostoïevski : « se dénuder ». La Russie s’est dénudée dans cette ivresse guerrière sadomasochiste — elle n’a plus guère de slip, mais elle porte un tee-shirt avec l’inscription « Je n’ai pas honte9 ».
D’ailleurs, à propos de sadomasochisme, les conseillers en communication qui ont inventé cet emblème du Z avaient à n’en pas douter le sens de l’humour, puisqu’ils devaient bien se souvenir du Pulp Fiction de Tarantino et de Zed le pervers, intégralement vêtu de cuir et de latex, campé sur sa Harley avec son porte-clés en Z. L’un des meilleurs passages du film (quoiqu’il soit difficile d’en trouver de moins bons) est le dialogue entre Butch Coolidge (Bruce Willis) et sa petite amie Fabienne :
Fabienne : Mais cette moto, à qui elle est ?
Butch : C’est un chopper, ma puce.
Fabienne : Ce chopper, à qui il est ?
Butch : À Zed.
Fabienne : Qui c’est, Zed ?
Butch : Zed est mort, ma puce. Zed est mort.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de l’auteur. Voir l’original, et la version courte sur sa page Facebook (4 mai 2022).
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).
Notes
- Le 9 Mai est le « jour de la Victoire » en Russie, célébration patriotique commémorant la victoire de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie. [Toutes les notes sont de la traductrice.]
- Le premier slogan (orthographié habituellement en cyrillique, et non avec la lettre Z) est l’un des slogans traditionnels du jour de la Victoire. Quant au second, il s’agit d’une allusion à une phrase très largement reprise dans les médias et par différentes personnalités publiques depuis le 24 février 2022 : « La Russie ne commence pas les guerres, elle y met fin » — sorte d’aphorisme qui semble tiré d’un poème patriotique écrit en 2014 par une poétesse amatrice nommée Galina Vertieva.
- Les « attaches spirituelles » sont un élément de langage utilisé par Vladimir Poutine depuis 2012, appartenant à sa rhétorique conservatrice et patriotique, et faisant référence de façon plus ou moins définie aux valeurs traditionnelles censées unir la société russe, ainsi qu’à l’ancrage historique, religieux et culturel de la Russie contemporaine.
- La sobornost, dont une traduction sommaire serait « communauté spirituelle », est une notion importante de la pensée russe et que l’on pourrait même qualifier de mythe national, ayant contribué à la formation de l’identité nationale depuis son introduction par les philosophes slavophiles (théoriciens des mouvements nationalistes slaves, qui s’opposaient aux occidentalistes) à la fin du XIXe siècle.
- Contraction de « meeting » (au sens de manifestation, rassemblement) et « Poutine » : manifestations de soutien à Vladimir Poutine. Ce mot est apparu à la suite des manifestations de protestation contre les falsifications lors des élections législatives de 2011 et présidentielle de 2012, lorsque le pouvoir a organisé en réponse ses propres manifestations de soutien au parti Russie unie et à Vladimir Poutine, obligeant les employés d’administrations publiques locales et les étudiants à s’y rendre, ou payant des participants.
- Marche commémorative ayant pour but premier d’honorer, pour chacun des participants, un membre de sa famille qui a combattu pendant la Seconde Guerre mondiale en défilant avec une photographie de celui-ci lors des célébrations du 9 Mai. Cette manifestation a été récupérée par le pouvoir comme outil de propagande militariste, et a donc perdu une certaine authenticité. Pour une analyse de ce phénomène et de ses implications politiques dans la Russie contemporaine, lire Galia Ackerman, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, éditions Premier Parallèle, 2019.
- La journaliste de Novaïa Gazeta et étudiante Anastasia Babourova et l’avocat défenseur des droits de l’homme Stanislav Markelov ont été assassinés en pleine rue par arme à feu en 2009 à Moscou par des ultranationalistes russes. Anna Politkovaskaïa, célèbre journaliste de Novaïa Gazeta, a été assassinée en 2006 à Moscou. Boris Nemtsov, homme d’État et opposant à Vladimir Poutine, a été assassiné en 2015, également à Moscou.
- Organisation non gouvernementale russe de défense des droits de l’homme, ayant pour objectif principal la préservation de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique, mais aussi le combat contre des exactions plus récentes commises en Russie, notamment en Tchétchénie.
- L’un des slogans apparus après l’annexion de la Crimée.