Quand la guerre en Ukraine fait ressurgir le souvenir de nos élans de solidarité pour Solidarnosc

Lors d’un débat sur l’Ukraine, l’Europe et le brassage des identités, organisé le 20 mai au Centre culturel ukrainien de Paris, les historiens Catherine Gousseff (France), Jan Gross (Pologne) et Sofia Dyak (Ukraine) ont évoqué leurs perceptions des événements en cours, et la manière dont ils chamboulent la géographie mentale du continent. Nous publions le texte de l’intervention, personnelle et émouvante, de Catherine Gousseff.

Je parle du point de vue d’une génération, celle des sexagénaires que je viens de rejoindre. Mon engagement professionnel d’historienne et le choix de ma spécialisation, l’histoire de l’Europe de l’Est et de l’Union soviétique, sont nés d’une profonde attraction pour l’Est, qui m’apparaissait comme une promesse de changement, forcément vers le meilleur : j’avais 20 ans à l’époque de Solidarnosc, 30 ans au moment de l’effondrement de l’URSS. Je croyais au mouvement émancipateur de ces grandes ruptures historiques. Celle que nous vivons aujourd’hui, avec la guerre, est une régression de l’histoire, une faillite complète de l’idée même d’émancipation, le retour de la barbarie.

Mon sentiment de catastrophe est là. Il concerne l’Ukraine, qui est attaquée, détruite, mais il concerne aussi l’agresseur, la Russie, et la véritable folie qui s’exprime non seulement dans l’attaque elle-même mais aussi dans les discours délirants de haine que l’on peut entendre presque tous les jours, sur les Ukrainiens, sur l’Europe, sur l’Occident. De là, un état de sidération mentale que je parviens difficilement à surmonter. Je n’ai pas de pensée articulée, je suis profondément affectée par ce qui se passe et je ne propose que des arrêts sur image, sur ce qui m’inspire ou ce qui est associé dans mon esprit aux visions du temps présent et sur le sujet que Sofia [Sofia Dyak, directrice du Centre d’histoire urbaine de Lviv, en Ukraine, NDLR] nous propose. Un sujet que pour ma part je comprends comme suit : que font les réfugiés ukrainiens à l’Europe, qu’est-ce que cela nous dit ?

Le flux ininterrompu de personnes, surtout des femmes et des enfants, qui fuient la violence de l’agression armée en Ukraine pour se réfugier en Pologne est l’une des visions soudaines et spectaculaires de la guerre qui est revenue en Europe. Mais pour comprendre le sentiment que nous avons eu face à cette réalité brutale, il faut revenir à l’époque d’avant la guerre, à la veille de cette guerre.

En effet, depuis la fin de l’année 2021, l’attention était déjà tournée vers la frontière orientale de la Pologne avec le problème que l’on connaît : des milliers de réfugiés afghans et syriens et d’autres nationalités, massés à la frontière bélarusso-polonaise, y avaient été poussés par les autorités bélarusses dans le but évident de déstabiliser la région et l’Europe. Face à cette situation, les autorités polonaises ont fait preuve d’une intransigeance radicale, mettant en place de véritables barrières physiques de barbelés. Mais on a pu observer aussi un silence pesant des autorités européennes face à cette frontière, qui est aussi la frontière dure de l’Union européenne à l’est.

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Des Ukrainiens à la frontière polonaise. Photo : UNHCR/Chris Melzer

Le refus d’ouvrir la frontière n’était pas seulement motivé par la volonté de ne pas céder au chantage du gouvernement bélarusse. Il était également justifié par l’argument classique de la probabilité d’un afflux incontrôlé de réfugiés. Mais ce déferlement a bien eu lieu, soudainement, et à une échelle incomparable à celle redoutée peu avant. Et ce déferlement spectaculaire s’est manifesté sans susciter d’hostilité, sans réveiller la peur, sans entraîner de fantasme d’invasion. L’hospitalité s’est incarnée comme une évidence, partout en Europe. Toute l’Europe a dit aux Ukrainiens : vous êtes des nôtres.

En France, nous n’avons pas assisté à des arrivées aussi spectaculaires qu’en Pologne ou même en Allemagne. La mobilisation s’est surtout faite sous forme d’aide humanitaire, d’envoi de colis, de collecte d’argent. Voici un exemple que je voudrais citer, même s’il peut paraître extrême. Il y a quelques semaines, j’ai été invitée à donner une conférence au pôle universitaire de Lens. Lens est une ancienne ville minière. Dans l’entre-deux-guerres, des milliers de Polonais ont été embauchés dans les mines, et la quasi-totalité de l’assistance, comme je l’ai compris par la suite, était constituée de descendants de ces mineurs polonais.

Un mois après le début de la guerre, l’association d’entraide de Lens avait rassemblé 24 tonnes de matériel pour l’Ukraine, notamment du matériel médical précieux, 24 tonnes, qui ont été transportées par de petits camions qui faisaient la navette entre la France et l’Ukraine !

Cela m’a soudain rappelé l’époque de la loi martiale en Pologne. J’étais étudiante à la Sorbonne, où nous avions créé un comité « Solidarité avec Solidarnosc ». Pendant deux ans, nous avons collecté des médicaments, de la nourriture et bien d’autres choses encore pour organiser des convois vers la Pologne : huit convois au total. À travers ce premier arrêt sur image, je veux souligner le paradoxe de la situation : sur fond de guerre en Ukraine, de cette catastrophe, soudain la vision d’un retour à une époque où la solidarité était le drapeau du temps, une solidarité en action.

Avec l’arrivée, en quelques semaines, de plus de trois millions d’Ukrainiens en Pologne, la frontière polono-ukrainienne semble s’être effacée. Ce fut un choc pour tout le monde, mais ce fut un choc particulier pour moi qui ai consacré l’une de mes dernières recherches historiques à la création, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de cette nouvelle frontière, lorsque la Galicie orientale et la Volhynie ont été intégrées à l’Ukraine soviétique.

La création de cette frontière s’est faite concrètement par le déplacement des humains : le but était en effet de nationaliser la frontière en faisant disparaître les minorités par leur « retour » dans leur nation éponyme. Les Polonais d’Ukraine occidentale et les Ukrainiens de Pologne étaient ainsi « invités à rentrer chez eux ». Entre l’automne 1944 et l’été 1946, plus d’un million et demi de personnes (dont 500 000 Ukrainiens) ont été contraintes de quitter leur terre natale, souvent par la force et la violence. Cette nouvelle frontière s’est donc principalement construite à travers les chassés-croisés migratoires des minorités. L’échange de population polono-ukrainien a représenté, après l’expulsion des communautés germaniques d’Europe de l’Est, la plus importante opération de déplacement de populations de l’immédiat après-guerre.

La frontière polono-ukrainienne, qui coïncidait avec la frontière occidentale de l’URSS, est restée une frontière fermée et étanche pendant près d’un demi-siècle. Malgré l’environnement des pays « alliés », formant le camp socialiste, son franchissement, d’un côté comme de l’autre, était une course d’obstacles, comparable, sinon supérieure, à celle rencontrée pour passer de l’Est à l’Ouest du continent divisé.

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Lech Walesa en visite à Paris, octobre 1981. // Archives de l’INA, capture d’écran

Évidemment, après la chute de l’URSS et au cours des trente dernières années, cette frontière est devenue de plus en plus poreuse, la circulation n’a cessé de s’intensifier et l’immigration des Ukrainiens en Pologne est devenue une nouvelle réalité. Ce melting-pot, après un demi-siècle de société polonaise monoethnique, se manifeste principalement dans la nouvelle polyphonie linguistique des lieux urbains, aucun autre signe apparent ne permettant sinon de distinguer les Ukrainiens des citoyens du pays.

Mais depuis le 24 février 2022, le conflit armé en Ukraine se manifeste comme une rupture dans le temps, créant un avant et un après. L’après se présente en Pologne sous la forme d’une marée humaine d’une telle intensité qu’elle semble effacer la frontière entre les deux pays.

Bien qu’elle soit très dispersée sur l’ensemble du territoire, l’une des caractéristiques de la population ukrainienne réfugiée en Pologne est sa présence très remarquée dans les lieux historiques d’installation de la minorité ukrainienne, celle-là même qui a été expulsée de ses terres entre 1944 et 1947 pour assurer la polonisation des régions frontalières. Ce « retour » peut certes s’expliquer très simplement par la proximité de la frontière ukrainienne. Cependant, l’une des plus fortes concentrations de réfugiés par rapport à la population locale est enregistrée dans les régions du sud-est du pays.

L’agglomération de Rzeszów a vu sa population augmenter d’un tiers, avec une proportion encore plus élevée dans la ville elle-même. Dans la vision du temps présent, l’histoire semble s’être inversée. La résurgence des zones frontalières multiculturelles après le nettoyage ethnique de 1945 est évidente dans cet arrêt sur image, même si la présence juive est définitivement absente. Les réfugiés de guerre sont-ils exclusivement des hôtes de passage ?

L’hospitalité polonaise, démonstrative au sein de la société et au niveau municipal, mais très réservée au niveau gouvernemental, pourra-t-elle tenir dans une durée difficilement prévisible ? Le défi du maintien d’une situation exceptionnelle sur le long terme est posé, avec de nombreuses interrogations, notamment dans certaines régions frontalières de l’Ukraine.

Historienne, chercheuse titulaire au CNRS, membre de l'Institut d'études russes, est-européennes et asiatiques (CERCEC) de l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) de Paris. Auteur de : Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques, 1944-1947.(Fayard, 2015). Membre fondateur de Memorial France.

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