Ukraine : prenons garde de ne pas diviser l’Europe – et l’Alliance

Alors que l’Union européenne et l’Alliance atlantique avaient fait preuve d’une remarquable unité dans leur fermeté à l’égard du régime russe et dans leur soutien à l’Ukraine, certaines divisions commencent à réapparaître. Certains y perçoivent des « nuances », mais il est à redouter qu’elles aient de lourdes conséquences. Sur le soutien à la libération complète de l’Ukraine, il est décisif que les pays de l’UE et de l’OTAN adoptent une position commune sans ambiguïté.

Lors de la conférence Lennart Meri qui s’est tenue du 13 au 15 mai 2022 à Tallinn, à laquelle l’auteur de ces lignes était intervenu, l’impression dominante fut celle d’une mise au banc des accusés de l’Allemagne et de la France, jugées trop tièdes dans leur soutien à l’Ukraine. Les reproches émanaient de l’ensemble des pays de l’Europe centrale et orientale, mais aussi d’experts américains et d’autres pays de l’UE. Présente aussi à cette conférence, la journaliste du Figaro Isabelle Lasserre y avait d’ailleurs consacré un article substantiel qui en retraçait avec justesse l’ambiance. Une semaine après, il est fort à parier que l’Italie, dont le ministère des Affaires étrangères vient de proposer un « plan de paix » largement favorable aux intérêts russes, aurait connu pareil sort. La Hongrie et l’Autriche en faisaient aussi partie, mais ces pays étaient jugés moins importants dans le processus de décision de l’UE que les deux capitales Berlin et Paris .

Pour aller à l’essentiel, à l’Allemagne il était reproché une dépendance toujours acceptée envers le gaz russe, une fourniture très lente d’armements au demeurant jugés souvent vétustes et un manque d’empressement du chancelier Olaf Scholz à entériner le statut de candidat de l’Ukraine. En ce qui concerne la France, les propos du président de la République sur son souhait de « ne pas humilier la Russie » et sur l’adhésion de l’Ukraine dans des « décennies », ou encore sa reprise du narratif de Poutine sur la « fraternité » entre les peuples russe et ukrainien, ont pour le moins intrigué. Des livraisons d’armes jugées trop faibles, un schéma considéré comme trop peu explicite — la « communauté politique européenne » — pour les pays en attente et son absence de déplacement à Kyïv depuis la guerre, contrastent avec les visites de nombreux autres dirigeants européens et des propos plus allants et plus ambitieux sur l’intégration de l’Ukraine à l’UE de la part des pays d’Europe centrale et orientale et de plusieurs autres. On prête aussi au président français l’intention, malgré les démentis de l’Élysée, de chercher des compromis avec le Kremlin et un manque de ligne droite dans les objectifs poursuivis dans la guerre. Dans les deux cas, on a vu resurgir des reproches souvent entendus après la rencontre d’août 2019 à Brégançon et l’énoncé de l’idée d’une nouvelle « architecture de sécurité et de confiance » avec la Russie. Rappelons également le projet, porté en juin 2021 par Angela Merkel et Emmanuel Macron, d’un sommet UE-Russie et la recherche supposée d’un « apaisement » avec Moscou. Les récents propos du ministre délégué à l’Europe sur une perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’UE dans quinze ou vingt ans devaient d’ailleurs raviver une certaine acrimonie envers les positions françaises.

Certes, on peut aussi relever que tant l’Allemagne que la France ont aussi poussé en faveur de l’adoption de sanctions dures envers la Russie, même si elles apparaissent très insuffisantes et qu’il demeure encore de larges trous en matière de suspension d’accès au système SWIFT de certaines banques russes, d’autres sanctions envers elles et de champ de sanctions personnelles. Ces deux pays fournissent également du matériel militaire à Kyïv, fût-il lui aussi encore trop limité eu égard aux besoins ukrainiens. Les deux accordent également des sommes considérables en aide humanitaire et la France apporte une assistance substantielle en matière d’investigation des crimes de guerre. Inversement, l’Allemagne est trop lente dans la levée de sa dépendance envers le gaz russe. Quant à la France, qui a clairement fait savoir qu’elle pouvait se passer des hydrocarbures russes, elle n’a pas immédiatement renoncé à cette source d’énergie, à la différence notamment des pays Baltes. Le fait que la France reste ouverte à une forme de négociation avec la Russie, même si Paris a précisé qu’il ne saurait être question de le faire autrement que dans les termes souhaités par le gouvernement ukrainien, continue à alimenter une suspicion qui plonge dans les errements français passés. En somme, tant Paris que Berlin affichent leur soutien à l’Ukraine sans ambiguïté et fournissent aide humanitaire et armement, quoique moins en pourcentage du PIB que d’autres pays européens, mais beaucoup s’interrogent sur la ligne qui est véritablement la leur.

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Kaja Kallas, la Première ministre estonienne, à la conférence Lennart Meri

Ces échos sont parvenus jusqu’en Ukraine où, si l’accusation d’une acceptation d’un compromis territorial au détriment de Kyïv a été réfutée, le reproche d’un engagement moindre est toujours perceptible. Beaucoup de nos correspondants en Ukraine se demandent ainsi si la France acceptera dès le mois de juin 2022 de soutenir la candidature de Kyïv à l’Union européenne et jusqu’où ira son soutien effectif dans la reconquête de l’Ukraine. Les propos du président Zelensky lors du forum de Davos sur les risques d’un manque d’unité de l’Europe doivent être compris dans cette perspective. Il a aussi déploré le fait que les armes fournies par les Alliés ne soient pas encore suffisantes ni toujours adaptées — il a demandé notamment plus de lance-roquettes multiples — et qu’elles arrivent trop lentement et il a regretté que les sanctions ne soient pas d’ores et déjà maximales après trois mois. Sur ce plan, quasiment tous les pays sont visés.

Il n’est pas toujours aisé de distinguer, de fait, ce qui relève d’une frustration générale de l’Ukraine devant l’action ou l’inaction des Occidentaux de ce qui relève d’un reproche plus particulièrement dirigé envers certains pays jugés, à tort ou à raison, comme des maillons faibles. Comme toujours aussi en diplomatie, les mots et les récits importent autant que les actes, car ce sont par leur truchement qu’est déchiffrée leur interprétation.

La première réalité d’ensemble reste, somme toute, ce qui fut la principale faillite de l’ensemble des Alliés : le caractère beaucoup trop tardif de notre soutien militaire à l’Ukraine et le caractère très partiel de celui-ci — en particulier sans engagement direct de nos forces, principalement aériennes, dans ce conflit au titre de la « Responsabilité de protéger » (R2P) et de l’article 51 de la Charte des Nations unies. Nous n’avons pas non plus fourni de manière immédiate à l’Ukraine de protection antiaérienne. La réalité globale est quand même celle-ci : nous avons laissé des dizaines de milliers de civils ukrainiens se faire massacrer, par peur des représailles russes, sans agir de manière substantielle. Rien que cela restera à jamais une tache sur notre humanité et sur notre responsabilité.

Ensuite — et c’est là que les mots sont importants —, alors que cette guerre aurait dû immédiatement être considérée pour ce qu’elle était, à savoir la nôtre, la plupart des chefs d’État et de gouvernement ont tenu des propos exactement inverses pour expliquer notamment que, même s’ils fournissaient des armes, il ne fallait surtout pas les considérer comme eux-mêmes en guerre avec la Russie ou cobelligérants — ce qui est d’ailleurs exact sur le plan légal, puisque la livraison d’armes n’est pas un facteur suffisant de cobelligérance. En somme, ils ont voulu distinguer la guerre en Ukraine de ce qui aurait pu être considéré comme un engagement de leur nation dans la guerre. On voit d’ailleurs aussi une série de propagandistes proches du Kremlin aujourd’hui reprendre cette idée, déformée, en affirmant notamment qu’il s’agirait d’une guerre « américaine » ou « ukraino-américaine », comme pour mieux en abstraire l’Europe et enfoncer le clou d’un antiaméricanisme bien connu au sein du lobby pro-Poutine. Cela a parfois donné lieu chez des dirigeants européens à des contorsions du genre : « Nous vous soutenons, mais nous ne sommes pas engagés. » Cela ne peut certes que contribuer à obscurcir encore davantage les perceptions.

Après trois mois de guerre russe contre l’Ukraine et des dizaines de milliers de civils ukrainiens assassinés par les forces russes, le retour à certaines formes de désunion européenne ne pourrait que jouer en faveur du régime de Poutine. Il jetterait aussi un discrédit sur l’UE et sur l’Alliance. Pour tuer dans l’œuf ces tendances centrifuges sur l’Ukraine, le moment est venu d’adopter une ligne droite et claire, implicite plutôt que contournée. Celle-ci devrait reposer sur cinq piliers et s’accompagner d’actions immédiates.

  1. Le statut de candidat de l’Ukraine doit être clairement reconnu par tous les membres de l’Union européenne, qui doivent déclarer que celui-ci sera accordé lors du Conseil européen de juin 2022. Tout retard dans le signal envoyé serait interprété comme de la faiblesse et une forme d’atermoiement, autrement dit comme le signe que d’aucuns souhaitent toujours ménager Poutine.
  2. Les chefs d’État et de gouvernement de l’Alliance et de l’UE doivent s’engager à poursuivre par tous les moyens légaux les crimes imprescriptibles (de guerre, contre l’humanité et de génocide) qui ont été commis en Ukraine. Ils doivent aussi — ce qu’ils ont commencé à faire en soutenant le recours de l’Ukraine devant la Cour internationale de justice — faire droit au concept de crime d’agression qui permettra d’incriminer, sur cette base, Vladimir Poutine et les dirigeants du Kremlin. Cette procédure spécifique est parallèle à celle en cours devant la Cour pénale internationale, les tribunaux ukrainiens et, le moment venu, par le biais de la compétence universelle. Cette volonté a un corollaire : on ne négocie pas et l’on ne rétablit pas des relations « normales » avec un régime coupable de tels crimes. Cela ne saurait être perçu comme une « humiliation ».
  3. De manière essentielle et fondamentale, les mêmes chefs d’État et de gouvernement doivent statuer explicitement sur leurs « buts de guerre » : il ne s’agit pas seulement de « défendre » et de « protéger » le peuple ukrainien — même si nous devons toujours faire beaucoup plus —, mais de repousser l’ennemi au-delà des frontières de l’Ukraine. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de retourner au statu quo, déjà inacceptable comme nous l’avons rappelé dans ces colonnes avant le 24 février 2022, qui prévalait avant la nouvelle offensive russe, mais de libérer tout le Donbass et la Crimée. Cela a une traduction nécessaire en termes militaires : nous devons fournir le matériel indispensable à cette fin. C’est en fonction de cet objectif qu’il doit être calibré.
  4. La fin de la guerre en Ukraine ne saurait signifier la levée des sanctions. Certes, l’UE et les États-Unis — qui en sont moins dépendants — ont déjà clairement annoncé que leur objectif, poursuivi trop poussivement, était de se rendre indépendants des hydrocarbures russes. Mais cela ne suffit pas. D’abord, toutes les sanctions liées à la corruption doivent être maintenues et même renforcées, car la lutte contre la corruption fait partie de nos objectifs fondamentaux et que nous avons été beaucoup trop faibles et complaisants pendant des années. Ensuite, parce que la fin de la guerre en Ukraine ne signifie pas la disparition de la guerre russe contre le monde : 20 % du territoire géorgien reste occupé ; les crimes de guerre et contre l’humanité russes se poursuivent en Syrie ; les menaces sur la Moldavie sont loin d’être levées et la conflit dit gelé en Transnistrie loin d’être résolu ; le Bélarus reste de facto sous occupation russe. Lever certaines sanctions maintenant serait passer l’éponge sur ces crimes inacceptables.
  5. Enfin, les dirigeants occidentaux ne sauraient détourner le regard de ce qui se passe en Russie même. Il faut aussi préparer une Russie qui sera un jour débarrassée de Poutine. N’oublions jamais que ce sont les opposants russes eux-mêmes qui demandent régulièrement à l’Occident de ne jamais céder sur les sanctions et de ne jamais renoncer à la fermeté la plus totale envers le régime russe. Ce sont ces opposants, aujourd’hui emprisonnés, comme Vladimir Kara-Mourza et Alexeï Navalny ou encore l’historien Iouri Dmitriev, ou en exil, qui feront que la Russie demain ne sera plus menaçante pour ses voisins et qu’elle pourra renoncer au crime comme méthode de diplomatie et de gouvernement intérieur. Toute forme de voie de sortie ou de « sauvetage de face » pour Vladimir Poutine signifierait l’écrasement encore plus fort de celles et ceux qui lui résistent.

N’oublions jamais que le sort de la guerre en Ukraine déterminera le destin de pays sur le point de bascule, mais aussi le sort de la Russie. Si l’Occident fait tout pour une victoire totale de l’Ukraine, il agira aussi pour le bien des autres peuples, et aussi pour le peuple russe qui, un jour, devant le siècle des crimes, de Lénine à Poutine en passant par Staline, pourra faire le travail de conscience que les Allemands ont accompli avec le nazisme. Un jour, peut-être Ukrainiens et Russes pourront-ils parler de ces crimes à l’unisson.

Mais pour que la paix advienne, la Russie de Poutine devra être défaite — radicalement, totalement. Il est urgent que les dirigeants occidentaux fassent leur ce devoir.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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