Éparpillés à travers l’Europe, les jeunes exilés politiques russes et bélarusses sont à la recherche d’idées et de moyens pour poursuivre leur lutte contre l’autocratie. Lors d’un récent séminaire en Espagne, certains ont pu écouter l’analyse et les conseils de la chercheuse espagnole Carmen Claudín, spécialiste de la Russie. Nous publions le texte de son intervention.
Jusqu’à une date pas si lointaine, nous, Espagnols, étions principalement interrogés sur notre transition de la dictature vers la démocratie. Nous avions l’expérience de divisions profondes, d’une politique répressive, et d’une résistance clandestine. Outre plusieurs autres aspects, la pierre angulaire du succès de la transition espagnole aura été la recherche du consensus, le dépassement des divisions du passé pour consolider ce qui était l’essentiel, c’est-à-dire la fin de la dictature et le début de la construction d’un système démocratique.
Ce consensus a été atteint assez facilement grâce, en partie, au fait qu’après quarante années de franquisme la société espagnole était très mûre pour le changement, et qu’aller dans cette direction recueillait un soutien écrasant. Et il est vrai que le fait de renoncer à punir les responsables des crimes du franquisme a aidé la partie la plus pragmatique de l’ancien régime à accepter les règles du jeu démocratique.
Mais on ne peut oublier que le dictateur est mort paisiblement dans son lit — ce que de nombreux antifranquistes ont amèrement déploré : Franco n’était finalement responsable devant rien ni personne…
C’est là, à mon avis, que réside une des différences fondamentales entre l’expérience espagnole et la situation actuelle, créée par l’agression du Kremlin contre l’Ukraine : les Espagnols ont décidé entre eux de la manière dont seraient réglés les comptes – certains tragiques et très douloureux – avec le franquisme. Mais l’Espagne de Franco s’est refermée sur elle-même, elle a enfermé sa population à l’intérieur de ses frontières, elle n’a attaqué aucun pays voisin. La Russie, elle, l’a fait. Et cela change tout.
La manière dont Poutine et ses soutiens seront tenus responsables ne peut probablement plus relever de la décision des seuls citoyens de Russie, mais doit aussi impliquer les pays voisins, en particulier l’Ukraine, la principale victime, et le reste de l’Europe, car il nous a tous placés devant un danger sans précédent depuis la seconde guerre mondiale.
Il est évident que nous ne devons pas confondre un régime politique et la société dont il est issu. Mais je crains que l’excuse de l’intoxication ne s’avérera plus suffisante. J’ai récemment lu une description très intéressante de la manière dont les procès de Nuremberg avaient aidé la société allemande à se libérer de ses propres démons. Il est tout à fait possible que la Russie doive elle aussi passer par une sorte de catharsis collective. Celle-ci aiderait à mettre fin aux deux piliers qui, selon la politologue russe Tatiana Vorojeikina, soutiennent les valeurs inculquées aux Russes depuis le berceau: la mentalité impérialiste et la relation entre l’individu et l’État. Cette catharsis n’a pas eu lieu lorsque le système soviétique s’est effondré ; peut-être est-il temps maintenant…
Par conséquent, il me semble que la société russe devra un jour indiquer, d’une manière ou d’une autre, qu’elle reconnaît sa responsabilité devant les pays attaqués et occupés (Ukraine, Géorgie et Moldavie), soumis à une répression brutale (Bélarus) et exposés à la domination du Kremlin (tous les autres). Ainsi, peut-être, la Russie, en tant qu’État, devra-t-elle rendre des comptes devant ces peuples.
Je suis convaincue que tout le processus qui a commencé en 2014 s’inscrit dans une logique de décolonisation postsoviétique. Et la guerre en Ukraine est une étape cruciale de cette lutte, dont dépendra le destin de tous les pays nés des anciennes républiques soviétiques.
Le but poursuivi par le Kremlin n’est pas la neutralité militaire de l’Ukraine : il veut rendre impossible dans son voisinage le succès d’un projet politique aspirant à construire un État de droit. Poutine a déclenché la guerre contre les Ukrainiens car il est conscient du danger de voir surgir un modèle dans un pays comme l’Ukraine : cela démontrerait aux citoyens russes qu’être slave ne prédestine en rien à être privé des avantages d’un système démocratique. Ce que Poutine craint, ce n’est pas une Ukraine dans l’OTAN, c’est une Ukraine démocratique.
En ce qui concerne l’argument, souvent entendu en Occident, selon lequel la Russie a réagi de manière agressive parce que les Occidentaux l’ont acculée, je voudrais rappeler qu’après la fin du système bipolaire l’Union européenne et l’OTAN ont longtemps décrit la Russie comme un partenaire stratégique, et non comme un ennemi ou un rival, et l’ont traitée avec beaucoup d’égards.
Au cours des vingt dernières années, les Occidentaux ont conçu diverses politiques pour établir des relations de coopération avec la Russie, ils l’ont admise au G8, ils ont minimisé la guerre de Tchétchénie… Le souci de « ne pas contrarier la Russie » a non seulement dominé les relations avec Moscou, mais a également conditionné négativement les relations avec les autres États postsoviétiques. À mon avis, l’autocritique que l’UE et l’OTAN doivent faire de ces vingt années de relations avec Poutine est avant tout celle d’avoir toujours cherché à s’accommoder aux intérêts de la Russie et à apaiser sa mauvaise humeur — non sans répéter des erreurs commises en 1938 vis-à-vis de l’Allemagne nazie…
Toutes les tensions qui ont surgi entre la Russie et les nouveaux États indépendants sont, en dernière analyse, le produit de la propre politique du Kremlin, qui a contrarié ses voisins, attisant des sentiments anti-russes.
Il me semble particulièrement pertinent d’évoquer ici deux idées exprimées par Andreï Sakharov dans son discours de réception du prix Nobel de la paix en 1975 : « Un pays qui ne respecte pas les droits de ses propres citoyens ne respectera pas les droits de ses voisins », a-t-il déclaré. Et, se référant à la politique de détente entre l’Occident et l’URSS, Sakharov soulignait que « cette coopération doit être fondée sur la confiance mutuelle entre des sociétés ouvertes […] sur la base d’une véritable égalité, […] et non sur la base d’une peur éprouvée par les pays démocratiques à l’égard de leurs voisins totalitaires. Si tel était le cas, la coopération impliquerait simplement une tentative pour gagner les bonnes grâces d’un voisin redoutable ».
Je suis donc d’avis que, tant que la nature politique du régime russe restera inchangée, il sera irréaliste de penser qu’un véritable dialogue puisse avoir lieu. Seulement une négociation.
En même temps, la situation actuelle renferme le potentiel de devenir un préambule aux changements que vous, militants de la démocratie en Russie et au Bélarus, souhaitez voir advenir. Car, après tout, Poutine récolte actuellement tout ce qu’il prétend combattre: une Ukraine plus soudée et plus sûre de son identité ; des voisins qui, s’ils n’avaient déjà guère confiance dans la prétendue amitié de la Russie, savent désormais sans aucun doute jusqu’où le Kremlin est prêt à aller ; une OTAN élargie à deux pays clés pour la Russie ; et une UE où le mot d’ordre d’unité a pris une dimension existentielle. A quoi s’ajoute ceci: plus cette guerre dure, plus elle devient dangereuse pour la stabilité du régime de Poutine.
Ainsi, vous, Russes et Biélorusses exilés, aux côtés des Ukrainiens réfugiés, devez saisir cette occasion, afin que la lutte et la souffrance de l’Ukraine ne soient pas vaines. Je sais qu’il y a des limites à ce que vous pouvez faire du dehors, mais aucune pression extérieure contre Poutine n’est superflue. Pour être le plus efficace possible, vous devez vous unir. Tâchez d’éviter les divisions qui surgissent toujours pendant l’exil, ainsi qu’en a témoigné l’expérience espagnole, celle de la génération de mes parents.
Dans votre cas, vos destins sont tellement interconnectés que chaque situation positive pour les uns est positive pour les autres. La chute de Loukachenko serait un coup terrible pour Poutine. Quoi qu’il en soit, je pense que vous ne pouvez pas perdre de temps : le moment est venu de penser au jour d’après.
Carmen Claudín est chercheuse principale associée au CIDOB, Barcelona Centre for International Affairs, où elle a été directrice de la recherche ainsi que directrice adjointe pendant plusieurs années. Elle est spécialiste de la Russie.