Pourquoi le système poutinien porte la guerre comme la nuée porte l’orage

La trajectoire du régime russe actuel était prévisible dès les premières semaines du règne de Poutine. Il apparaît en effet immédiatement que la priorité absolue du système qui est en train de se mettre en place est le contrôle. Le contrôle des élites d’abord et celui de la société ensuite. Il devient bientôt évident que cette ambition de contrôle ne s’arrête pas à la Russie : l’« étranger proche » et le reste de l’Europe sont aussi visés par le Kremlin.

L’obsession du contrôle déterminera le principal choix économique du président Poutine : tout miser sur la vente du pétrole et du gaz, ainsi que d’autres matières premières également sous la mainmise du groupe dirigeant. Exporter de façon à mettre en place une double dépendance, celle de l’élite oligarchique russe et étrangère autorisée à prendre part à ce fructueux business à condition de se mettre à la disposition du Kremlin ; et celle des pays acheteurs où un lobby pro-russe grassement payé se propulse au sommet de l’État et se retrouve en position de bloquer toutes les décisions jugée indésirables par Moscou et de faire passer celles qui sont estimées souhaitables.

En même temps, le choix de faire reposer l’économie sur les exportations d’hydrocarbures et de matières premières comporte un avantage supplémentaire du point de vue du pouvoir : en favorisant les importations de biens de consommation, il dispense la Russie d’encourager le développement d’une classe d’entrepreneurs qui serait nécessairement indépendante de l’État et capable de formuler des revendications politiques. Prosper de Barante, l’ambassadeur de France en Russie sous Louis-Philippe, note avec perspicacité que le tsar Nicolas Ier est prêt à sacrifier l’amélioration matérielle de la condition de ses sujets si celle-ci doit amener un affaiblissement de l’autocratie : « Si le développement de la prospérité intérieure doit amener comme conséquence nécessaire une indépendance plus grande des sujets […], je crois l’empereur tout prêt à sacrifier l’accroissement commercial. Il voudrait que les marchands russes devinssent riches en restant humbles et en servile adoration du souverain1» Plus loin, il résume l’éternel dilemme russe : « Le problème que l’empereur cherche à résoudre, c’est de développer en Russie le commerce et l’industrie, de façon à grossir le budget de l’État et à se montrer égal à l’Europe en se passant d’elle, mais de conserver en même temps l’obéissance, l’humilité, l’ignorance des marchands russes2»

Pendant un temps, le système marche admirablement : les oligarques s’enrichissent en Russie et placent leurs avoirs dans les pays occidentaux où les droits de propriété sont garantis. Ainsi ils ne sont nullement intéressés à faire progresser le droit en Russie : bien au contraire, ils y profitent de l’arbitraire qui leur permet de bâtir d’immenses fortunes. Ils se dédouanent en donnant dans une religion orthodoxe ostentatoire, en sponsorisant force projets « patriotiques » dirigés contre l’Occident. Plus la corruption des élites devient criante, plus la fuite des capitaux s’accélère, plus le patriotisme et l’idéologie de la grande puissance sont mises en avant par la propagande officielle, et plus la confrontation avec l’Occident est présentée comme la raison d’être de la politique étrangère russe. C’est en cela que le système poutinien innove par rapport au système eltsinien : le pillage de la Russie se fait désormais sous des slogans patriotiques. Le peuple russe accepte de se serrer la ceinture parce qu’on l’a persuadé que les hommes du Kremlin, tout en se remplissant les poches, travaillent jour et nuit à rétablir la grandeur de la Russie, qui se relève « alors qu’elle était à genoux ».

La première ombre au tableau se dessine à partir de 2008, lorsque le développement du gaz de schiste fait des États-Unis la première puissance gazière mondiale. Les hommes du Kremlin comprennent que leur capacité d’exercer un chantage gazier sur l’Europe s’amoindrit. Ils décident en conséquent de mettre au point d’autres instruments de racket de la communauté internationale et de l’Europe en particulier. Poutine lance un vaste programme de modernisation de l’armée russe. Celui-ci n’est réalisable qu’avec l’apport de technologies occidentales. D’où l’encouragement à la politique de « reset » voulue par le président Obama et les dirigeants européens malgré la première agression russe ouverte dans « l’étranger proche » à l’été 2008 [l’« étranger proche » est une notion apparue dans la politique russe après l’éclatement de l’URSS pour désigner les anciennes Républiques soviétiques, la « zone d’inflence » du Kremlin, NDLR], aboutissant à l’occupation partielle de la Géorgie. La France et d’autres pays occidentaux se lancent avec enthousiasme dans le « partenariat pour la modernisation » de la Russie, brandi par le rassurant président Medvedev, qui n’a en fait d’autre but que de donner à la Russie les « armes de l’Apocalypse » dont elle menacera les Occidentaux à partir de 2014.

Cependant même le dégel Potemkine de la présidence Medvedev commence à provoquer des tiraillements au sein de l’élite russe. Les oligarques de la cuvée eltsinienne sont favorables à un deuxième mandat de Medvedev, tout comme certains architectes de la première heure du régime, tels Vladislav Sourkov et Gleb Pavlovski. Vladimir Poutine se rend compte avec effroi que son contrôle sur les élites est moins absolu qu’il ne le pensait. Les manifestations de fin 2011 – début 2012 mettent un comble à sa panique. Les choix annoncés par les dirigeants du Kremlin au moment de la campagne électorale en 2011-2012 sont révélateurs de leurs priorités. Il est prévu de diminuer le budget de l’Éducation nationale de moitié (passant de 1,1 % du PIB en 2009 à 0,5 % en 2013), alors que le budget militaire doit être augmenté de 60 % d’ici à 2013. Revenu à la présidence en mai 2012, Poutine n’a plus qu’une idée : la nationalisation des élites russes et la préparation du grand affrontement avec l’Occident. On oblige les députés de Russie unie à signer personnellement les projets de lois liberticides afin de les isoler de l’étranger en les faisant figurer sur des listes noires. En mai 2013 est adoptée une loi interdisant aux hauts fonctionnaires et à leur famille d’avoir des comptes en banque, des actions et des bons du Trésor à l’étranger ; les propriétés foncières doivent être déclarées et les revenus ayant permis de les acquérir justifiés — coup dur pour beaucoup de Russes amassant des fortunes avant tout afin de s’installer à l’étranger.

Depuis la crise de 2009, les dirigeants russes ont compris que la Russie ne parviendrait pas à combler son retard économique sur les nations développées. Désormais le régime poutinien met en avant le slogan du « monde russe » et de l’intégration autour de la Russie du grand espace eurasien. Un projet autarcique prend forme en pointillé. La propagande martèle que seul un pouvoir autoritaire permettra « le rassemblement des terres russes ». Le voyageur français Frédéric Lacroix, qui a visité la Russie de Nicolas Ier, met déjà en lumière le lien entre mentalité obsidionale et autocratie : « Il importe que l’empire présente l’image d’un camp, dont la direction appartient à un seul homme. Ces conditions une fois réalisées, l’application du régime autocratique devient facile ; chaque citoyen ne cessant de considérer le pays tout entier comme en état de siège, et comme soumis aux rigueurs d’un conseil de guerre permanent, agit sous l’impression d’une terreur constante […] À la longue, tout marche dans l’État comme dans une citadelle, et l’assujettissement du peuple est complet3» Et c’est l’expansionnisme qui justifie cette organisation du pays en caserne : pour la Russie, observe Lacroix, « la conquête [est] presque une condition d’existence4 ».

Le Kremlin, ayant fait une croix sur le développement de la Russie, identifie désormais la puissance à l’étendue du territoire contrôlé. La Russie veut se barricader dans un espace clos, à l’abri des influences délétères de l’Occident. Mais pour être à l’aise dans ce cocon territorial, il faut tout faire pour que celui-ci soit le plus spacieux possible. Tout projet d’autarcie présuppose la conquête et l’expansion par les armes. L’Allemagne nazie décide de se procurer un Lebensraum dès qu’elle tourne le dos à la liberté des échanges et au marché. À partir du moment où Poutine entreprend de couper le cordon ombilical entre l’élite russe et l’Occident pour que son contrôle sur cette élite soit total, l’expansion impériale devient une priorité. Pour des nations peu soucieuses ou incapables de produire des richesses, le pillage des territoires conquis devient une source indispensable de revenus et de cooptation des élites.

Le projet de l’Union économique eurasienne se précise à partir de 2010. Celui-ci n’a pas seulement pour mission de réintégrer autour de Moscou l’espace ex-soviétique. Il ambitionne de récupérer les États européens lorsque l’UE se sera défaite et lorsque les partis souverainistes pro-russes auront pris le pouvoir en Europe. C’est en 2010 que Poutine formule sa proposition d’un « espace économique uni de Lisbonne à Vladivostok » dans un article de la Suddeutsche Zeitung. Selon lui, cet espace uni doit se construire autour d’une « politique industrielle commune », une « infrastructure énergétique commune », une « coopération renforcée dans le domaine scientifique » entre Russes et Européens, et enfin de la liquidation du régime des visas entre la Russie et l’UE. Le 28 avril 2015, Sergueï Narychkine, alors président de la Douma, publie un article remarqué dans lequel il appelle à une fusion de l’Union eurasiatique et de l’Union européenne : « Zeman [Miloš Zeman, le très pro-russe président tchèque depuis 2013, NDLR] n’a pas exclu que les pays de l’Union européenne s’intègrent dans la Fédération de Russie. Notre pays a souvent proposé de fusionner l’Union économique eurasiatique et l’UE. » Narychkine faisait allusion à une interview de Zeman dans laquelle celui-ci appelait à une intégration des économies russe et européenne, en soulignant leur complémentarité, la Russie ayant les ressources et l’Europe les technologies.

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Vladimir Poutine, Sergueï Choïgou et le patriarche Kirill lors de la cérémonie de consécration du Temple des forces armées. Septembre 2018. Photo : kremlin.ru

Dans l’esprit des dirigeants du Kremlin, l’étape intermédiaire vers cette Union eurasienne est le projet de « monde russe », c’est-à-dire le rattachement à la Russie du Bélarus et de l’Ukraine. L’annexion de la Crimée, en 2014, constitue le premier pas dans la réalisation du programme d’élargissement du Lebensraum. On remarquera que Poutine distribue à ses oligarques favoris (issus pour la plupart des services secrets) l’exploitation des sites et des lieux touristiques les plus rentables de cette région conquise, sans parler de la lucrative construction du pont de Crimée, exactement comme le tsar Ivan III avait attribué à ceux qui le servaient les terres de Novgorod vaincue et dévastée. Aujourd’hui nous voyons déjà l’administration présidentielle russe commencer à se partager les dépouilles des terres arrachées à l’Ukraine.

Les sanctions occidentales imposées à la Russie après l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass seront passablement édentées. Mais elles fourniront un prétexte à Poutine pour introduire le 6 août 2014 des contre-sanctions, un embargo (sélectif, car la Russie continue de plus belle à importer des technologies militaires, notamment de France et d’Allemagne) sur les importations en provenance des pays ayant sanctionné la Russie. C’est alors que le slogan de « substitution des importations » prend une place prépondérante dans la propagande officielle. La marche vers l’autarcie s’accélère, tout comme les préparatifs militaires aux agressions futures. Le dressage parallèle de l’élite se poursuit : en 2015, Poutine crée un organisme spécial, très secret, indépendant du FSB, contrôlé par lui seul, qui est chargé d’impulser une purge de grande ampleur dans le pays, notamment parmi les élites régionales et au sein du parti Russie unie.

L’échec du programme de « substitution des importations » est patent dès 2015. Il devient clair pour le Kremlin que le projet d’espace autarcique doit à tout prix inclure l’Europe occidentale. Alexandre Douguine le préconisait depuis 2014 : « Annexer l’Europe c’est un grand dessein digne de la Russie. […] Nous prendrons leurs technologies d’un seul coup : plus besoin de gaz et de pétrole pour les obtenir au compte-gouttes. Voilà la modernisation et l’européanisation de la Russie. Le soft power suffira : trouver une cinquième colonne, propulser au pouvoir les gens que nous contrôlons, acheter avec l’argent de Gazprom des spécialistes de la réclame5… » Le 23 septembre 2015, Medvedev commet un long article intitulé « Une nouvelle réalité : la Russie et les défis globaux », dans lequel il réaffirme la vocation européenne de la Russie et plaide pour la création d’un « espace économique uni » sur le continent européen. Igor Morozov, un ancien du KGB devenu sénateur, précise le dessein russe : « Les États-Unis ne pouvant être les garants de la sécurité européenne, la Russie et l’Europe doivent s’unir, la Russie formant l’élément décisif. » Le but de Moscou est avant tout de chasser les États-Unis d’Europe. D’où la politique systématique d’humiliation de l’Amérique pratiquée par le Kremlin dans les années Obama : « Plus longtemps les Américains feront semblant que rien ne s’est passé [en essuyant sans réagir les insultes et les provocations de Moscou], plus nombreux seront leurs vassaux — des prétendus alliés qui depuis longtemps sont las de cette dépendance — prêts à ignorer cavalièrement les ambitions américaines et à passer dans le camp de la puissance mondiale montante. Pour finir, même le statut de l’un des centres du monde multipolaire peut devenir hors d’atteinte pour les États-Unis. Car non seulement les Asiatiques, les Africains et les Latino-Américains, mais même les Européens se vengeront avec plaisir de cette ancienne puissance hégémonique pour les humiliations passées. »

Autant l’immobilisme s’impose à l’intérieur, autant l’obsession de projeter la puissance à l’extérieur s’intensifie. Poutine prépare la guerre et la confrontation avec les États-Unis. Il annonce le 6 avril 2016 la création d’une Garde nationale de 400 000 hommes, qui peut être déployée à l’étranger (elle devait constituer l’essentiel de la force d’intervention en Ukraine dans le plan initial du Kremlin pour « l’opération spéciale »). Les manœuvres de fin août 2016 montrent que la Russie revient à la mobilisation de masse pratiquée à l’époque soviétique. Il s’agissait aussi de tester la capacité des entreprises industrielles à passer à la production militaire. À l’automne, Poutine ordonne de placer sous séquestre tous les revenus pétroliers dépassant 40 dollars le baril. La Banque centrale accumule des stocks d’or. Le président russe veut bâtir une forteresse économique et informationelle. En avril 2019, la Douma adopte une loi visant à créer un « internet souverain » en Russie, isolé des grands serveurs mondiaux.

Dans un article paru le 11 février 2019, Vladislav Sourkov proclame que « l’État de type nouveau » qui s’est construit en Russie n’en est qu’à ses débuts. La Russie « est revenue à son état naturel, le seul qui lui soit possible, de grande communauté des peuples en expansion qui rassemble des terres ». C’est un État ouvertement « militaro-policier », qui se place dans la continuité des trois modèles précédents d’État russe qui ont réussi, celui d’Ivan le Terrible, celui de Pierre le Grand, celui de Lénine. Cette « machine de pouvoir a permis l’ascension continue du monde russe pendant des siècles ». Sourkov conclut que le régime poutinien « a un potentiel d’exportation considérable », car c’est le règne de la force qui dit son nom.

En 2021, Poutine estime qu’il est enfin en position de réaliser son dessein d’expulser les États-Unis d’Europe et de s’assurer une position hégémonique sur le continent. La débâcle américaine en Afghanistan et l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2 lui donnent à penser que les États-Unis sont faibles et prêts à refluer partout dans le monde, tandis que les Européens seront contrôlés par leur dépendance à l’égard du gaz russe. Il voit déjà Gazprom fermer ses robinets et la pénurie en gaz mettre les Européens à genoux, tandis que l’Amérique serait paralysée par son duel avec la Chine. Ces prémisses sont à l’origine de l’ultimatum du 17 décembre 2021 qui met en demeure les États-Unis de faire reculer l’OTAN sur ses positions de 1997 sous peine de mesures militaires. Après la fin de non-recevoir opposée à son ultimatum, Poutine lance son « opération spéciale » en Ukraine le 24 février 2022.

Les prétextes invoqués pour justifier l’invasion de l’Ukraine se sont effeuillés les uns après les autres en l’espace de quelques semaines. Ce fut tour à tour la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine, d’empêcher un « génocide » des russophones, de prévenir l’expansion de l’OTAN aux frontières de la Russie, de renverser l’ordre international injuste dans lequel « une économie fonctionne pour un million de personnes ou même pour le “milliard doré” », comme l’a déclaré le président russe à Davos en 2021 ; la dernière en date vient d’être formulée par Poutine : il s’agit de « récupérer » les terres injustement arrachées à la Russie par ses ennemis et de refaire l’Empire russe. La variété même de ces justifications, la facilité avec laquelle Poutine s’en défait pour en adopter de nouvelles, montrent qu’aucune d’entre elles n’approche des vraies motivations du président russe. Poutine a été formé à la fois par la pègre et le KGB. Il en résulte qu’il est incapable de penser en termes politiques. Il ne tient compte ni de la société ni de l’opinion, qui à ses yeux sont totalement manipulables par les élites. Il ne comprend pas ce qu’est un État ni un empire, car le droit est absent de ses catégories mentales. Sa logique est celle d’un chef de bande. Sa vision de la scène internationale est celle d’une jungle où s’affrontent les mâles dominants. Sa vision de l’empire est celle d’un espace exclusif de pillage et de prédation. Pour lui, souveraineté est synonyme d’impunité. Il ne reconnaît qu’un seul crime : faire défection et passer sous le contrôle d’un mâle dominant rival (notamment le président des États-Unis). Les traîtres, ceux qui ont joint les rangs d’une bande rivale de la sienne, doivent être punis d’une mort atroce. D’où l’assassinat spectaculaire de Litvinenko, la tentative d’assassinat de Skripal, un message clair aux Russes : les capos étrangers ne vous mettront pas à l’abri de la sentence que j’ai prononcée contre vous. Le crime commis par l’Ukraine aux yeux de Poutine est de même nature que celui d’un Litvinenko : elle faisait partie de sa bande, elle a fait défection pour se mettre sous la protection d’un chef rival. Cela explique la fureur destructrice, la rage de dévastation que Poutine a déclenchées sur ce malheureux pays. Les vraies motivations de la guerre menée contre l’Ukraine sont la vengeance et l’avertissement : tout le reste n’est qu’un habillage rhétorique. Poutine est un gangster, il raisonne et agit en gangster.

Le martyre infligé à l’Ukraine fait partie intégrante de l’entreprise de dressage des élites européennes menée par le Kremlin en vue de la création de « l’espace économique uni de Lisbonne à Vladivostok ». Poutine veut montrer que Biden ne peut rien faire pour ceux qui comptent sur sa protection. Il escompte que, frappés d’épouvante, les leaders européens se rangeront sous la férule de Moscou et y maintiendront leurs peuples. Comme, en dépit des rodomontades du Kremlin, les sanctions font leur effet, les dirigeants russes sont plus persuadés que jamais que toute l’Europe doit être englobée dans leur grand espace autarcique, faute de quoi ils seront incapables de maintenir à niveau leur secteur militaro-industriel, le seul qui compte à leurs yeux. Ce n’est pas un hasard si Poutine s’est souvenu de Pierre le Grand : c’est ce tsar qui a eu l’idée de recruter des Européens pour forger les outils de la puissance russe.

Aujourd’hui les dirigeants du Kremlin sont persuadés qu’ils auront le beurre et l’argent du beurre. Ils escomptent annexer l’Ukraine et reprendre le business as usual avec les Européens. Les appels malencontreux à « ne pas humilier la Russie » (Macron), à ne pas « répondre à la violence par la violence » (Scholz) ne peuvent que les encourager dans cette voie. Voici comment le commentateur Gevorg Mirzayan explique les offres de négociations de paix brandies par Moscou : « Cela poussera l’Occident à aller dans la direction voulue par la Russie. Parce que de plus en plus d’hommes politiques occidentaux comprennent que l’Occident est en train de perdre la campagne ukrainienne et sont prêts à engager un dialogue de réconciliation avec la Russie, en acceptant la cession des territoires ukrainiens. Jusqu’à présent, nous ne parlons que de la Crimée, de la RPL et de la RPD [Républiques populaires de Louhansk et de Donetsk] — cependant, Sergueï Lavrov a clairement déclaré que les termes de l’accord dépendront de la situation sur le terrain. Et maintenant, cette situation implique que les régions de Kherson et de Zaporojié quittent également l’Ukraine. De nombreux responsables russes en parlent, ainsi que du moment où Moscou franchira le point de non-retour — en distribuant des passeports de la Fédération de Russie aux résidents de ces régions le 12 juin. Une “extraction” similaire attend d’autres territoires de l’Ukraine, qui seront libérés par les troupes russes. Cela signifie que l’Occident, poussé par la conscience de sa propre défaite et la volonté de Moscou de négocier, s’adaptera aux nouvelles conditions. »

C’est pourquoi tout signe de fléchissement occidental durant les jours dramatiques que nous vivons, alors que le peuple ukrainien se bat désespérément pour sa survie, ne peut qu’inciter le Kremlin à faire monter les enchères. Nous devons lui faire comprendre très clairement dès aujourd’hui que les sanctions ne seront levées que quand la Russie aura évacué tous les territoires volés à ses voisins. Aucun chantage russe ne doit nous faire bouger sur ce point. Seule la perspective d’une déliquescence de son secteur de l’armement sous l’effet des sanctions occidentales peut ébranler le régime poutinien, dont l’unique raison d’être est la politique de puissance. L’arsenal des sanctions déployées place l’Occident dans une position de force. Pas un instant il ne doit l’oublier.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Prosper de Barante, Notes sur la Russie, 1835-1840, Michel Lévy frères éd., Paris, 1875, p. 132.
  2. Ibid., p. 449.
  3. Frédéric Lacroix, Les Mystères de la Russie, Paris, Pagnerre éditeur, 1845, p. 329.
  4. Ibid., p. 330.
  5. Newsland, 12 avril 2014. Interview d’Alexandre Douguine sur tv.russia.ru.

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