Sur les réseaux sociaux russes, on a vu apparaître un nouvel élément de langage qui peut se résumer ainsi : « Nous n’abandonnerons pas aux Ukrainiens la langue ukrainienne. » La journaliste Ksenia Tourkova, philologue de formation, décrypte ici la technique du « mimétisme » utilisée à des fins de propagande.
Une méthode bien connue de désinformation et de propagande consiste à reprendre par mimétisme les propos de son adversaire. Le président russe Vladimir Poutine avait parfaitement synthétisé ce principe en disant : « Meurtrier toi-même ! » C’est ainsi qu’il avait réagi au fait que, dans une interview, le président américain Joe Biden l’avait qualifié de meurtrier. Dans le même esprit de cours de récréation, il existe une formulation encore plus précise : « C’est celui qui dit qui y est. »
Les médias et les représentants officiels de la Russie ont fait usage à de nombreuses reprises de cette technique de « transposition ». Cela s’est produit notamment avec les termes « fascisme », « génocide » et même avec le terme « fake ». Comme en écho à l’histoire du garçon crucifié [accusation diffamatoire colportée par la Russie contre l’armée ukrainienne en 2014, NDT], la Russie a commencé à utiliser contre l’Ukraine le terme « fake » : c’est ainsi que les médias russes officiels ont qualifié les bombardements de Marioupol et les atrocités d’Irpin et de Boutcha, dont la réalité est pourtant indubitable.
Ils se sont approprié des pans entiers de discours. Par exemple, lorsque les militaires ukrainiens ont commencé à affirmer que la Russie refusait de récupérer les cadavres de ses soldats, les chaînes de télévision russes se sont mises à véhiculer exactement le même discours, affirmant que les Ukrainiens « abandonnent les leurs », les livrent à leur sort, ne récupèrent pas les morts. En témoigne cette citation de la chaîne de télévision publique d’informations Pervy kanal datant du 2 mars dernier : « En abandonnant leurs positions, les forces de sécurité laissent souvent leurs blessés se débrouiller seuls. »
Cependant, ces jours-ci, dans l’arsenal de la stratégie mimétique on a vu émerger une nouvelle technique : une « appropriation » de la langue ukrainienne. « Faire de la langue ukrainienne un trophée de guerre » : voilà les termes que l’on voit fleurir sur les profils des utilisateurs russes des réseaux sociaux. C’est Margarita Simonian, directrice de la chaîne publique Russia Today, qui a donné le ton en déclarant qu’elle refusait de livrer sa langue ukrainienne à Zelensky : « J’ai dit “Bud’ laska” toute ma vie, ainsi que “Nema za chtcho”, “Batchily otchi cho kupovaly”Bud’ laska : s’il vous plaît ; Nema za chtcho : de rien ; Batchily otchi cho kupovaly : ce qui est acheté est acheté. Les mots ukrainiens ont été transcrits phonétiquement en russe par Margarita Simonian et ne respectent pas l’orthographe de l’ukrainien standard. et un certain nombre d’autres expressions charmantes du Kouban1. Je n’ai pas l’intention d’abandonner ce sourjik2, cette langue délicate et précise que je connais depuis mon enfance (la balatchka3, comme on dit chez nous) à un quelconque Zelensky qui l’a apprise juste avant les élections », a-t-elle écrit dans l’un de ses posts.
Quelques jours plus tard, on a vu apparaître sur les réseaux sociaux le clip « Plyve katcha » filmé sur les ruines d’Azovstal. Akim Apatchev, correspondant de guerre et chanteur originaire de Marioupol, est l’auteur du texte. Il s’est rallié à l’armée russe dès le début de la guerre. Au début de la chanson, Daria Freï, l’interprète, chante en ukrainien, enveloppée dans un drapeau russe :
Plyve katcha, divky khorovodiat’,
V « Azovstali » demoniv khoroniat’.
Sered stepu palakhala khata,
Bogomatir rodit’ nemovliato.
Plyve katcha
Le canard nage, les jeunes filles font des rondes,
On enterre les démons d’« Azovstal »
Au milieu de la steppe la « khata » [maison traditionnelle, NDT] est en feu,
La Vierge Marie met au monde un enfant.
Le canard nage
Des journalistes ukrainiens ont immédiatement fait remarquer que le texte contenait des mots ukrainiens inconnus au bataillon (sauf, peut-être, dans l’ukrainien que parle Margarita Simonian). Ainsi, au lieu de khovaïout’ on trouve le mot khoroniat’, qui n’existe pas en ukrainien standard. Au lieu de palala, qui serait correct, on trouve palakhala.
Dans la suite du texte — un rap interprété par Akim Apatchev —, on tombe à nouveau sur des phénomènes linguistiques étrangers à la langue ukrainienne. Il faut bien écouter les paroles de la chanson pour saisir l’essentiel : la Russie apparaît sous les traits d’un médecin qui est là pour « soigner l’ukrainité malade ». S’ensuit une conclusion logique sur l’appropriation de la langue :
Rozkajy tomou liakhou pro moskalia,
Peredaï yomou kojnè slovo:
Tse miy dim, tse miy Krym, tse moïa zemlia.
Ia takoj zabyraïou movou!
Explique au LiakhLiakh : terme ancien désignant les Slaves occidentaux (Polonais, Tchèques, Slovaques) ; ici : Ukrainien de l’Ouest. qui est le MoskalMoskal : terme ancien désignant les habitants de la Moscovie (XIIIe – XVIIIe siècle) ; ici : Russe.,
Et transmets-lui chacun de ces mots :
C’est ma maison, c’est ma Crimée, c’est ma terre.
Et la langue, je la récupère aussi !
Cette chanson à elle seule recèle plusieurs niveaux de propagande mimétique. Tout d’abord, le titre « Plyve katcha » renvoie à une chanson ukrainienne culte, devenue le symbole de la « révolution de la Dignité4 ». Les interprètes se l’« approprient » et en donnent leur propre version, « correcte » de leur point de vue. Ensuite, le mot d’ordre « Nous n’abandonnerons pas la langue » sort également tout droit d’une figure discursive ukrainienne.
« La Russie n’a pas le monopole de la langue russe. Livrer le russe que nous parlons en Ukraine à Poutine, c’est comme livrer l’allemand à Hitler. Personnellement, je refuse de donner ma langue à qui que ce soit », a déclaré Alexandre Kabanov, l’un des plus célèbres poètes ukrainiens russophones, dans une interview accordée à Novaïa Gazeta. Cette même opinion a été exprimée en d’autres occasions par des personnalités de la scène culturelle ukrainienne. Il y a quelques années, il avait même été question d’ouvrir en Ukraine un « Institut de la langue russe d’Ukraine » : un projet basé sur l’idée (tout à fait juste) que dans chaque pays post-soviétique était parlée une version spécifique du russe.
Toutefois, si de telles opinions apparaissent comme logiques en Ukraine compte tenu du nombre de russophones qui y vivent, ce message apparu soudainement dans l’espace médiatique russe semble quant à lui parfaitement artificiel. Cette impression est confirmée entre autres par les commentaires postés sous la vidéo qu’Apatchev a publiée sur son profil VKontakte [réseau social russe, NDT] : on y lit que « personne ne s’intéresse à l’ukrainien » et qu’il s’agit d’un « dialecte slave ridicule ».
Pendant des années, afin de « préparer le terrain », les politiques et les médias russes n’ont eu de cesse de répéter à leur public qu’en réalité, l’Ukraine et la langue ukrainienne n’existaient pas. Or ils prétendent maintenant n’avoir aucune intention d’abandonner la langue. Avec de tels virages à 180 degrés, on ne voit pas très bien comment le téléspectateur fidèle aux chaînes publiques russes peut s’y retrouver. Nous entendrons peut-être bientôt dire que Lénine parlait ukrainien.
Traduit du russe par Clarisse Brossard.
Ksenia Tourkova est une journaliste russe, docteur en lettres, ancienne présentatrice de télévision. De 2013 à 2017, elle a vécu à Kyïv. Ayant appris l'ukrainien, elle a travaillé à la télévision publique là-bas. Depuis juillet 2017, elle travaille à Voice of America.
Notes
- La région du Kouban (sud de la Russie — nord du Caucase) est historiquement tcherkesse, elle devient majoritairement cosaque avec une forte proportion de locuteurs de l’ukrainien vers la moitié du XIXe en conséquence des politiques d’exil forcé et d’extermination des populations autochtones. Dans les années 1930, au moment du Holodomor en Ukraine, les grandes famines ravagent également le Kouban, peuplé principalement d’Ukrainiens ethniques. De nos jours, en conséquence de la russification, la pratique de dialectes ukrainiens dans cette région est extrêmement réduite.
- Sourjik : langue mixte composée de russe et d’ukrainien largement pratiquée en Ukraine, notamment dans les zones centrales du pays.
- Balatchka : ensemble des dialectes mixtes russe/ukrainien spécifiques des Cosaques du Don et du Kouban.
- Révolution de la Dignité (2014) : nom donné en Ukraine à une longue période de manifestations et d’occupation de la place Maïdan, qui s’est achevée après la fuite du président Ianoukovitch en Russie.