La décision d’accorder à l’Ukraine un statut de pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne est symboliquement importante. Mais elle ne résout pas les problèmes de sécurité de l’Ukraine face au voisin russe. Si l’on veut garantir sa sécurité et son intégrité territoriale à l’avenir, la structure adéquate est celle de l’OTAN.
Après de longues semaines de tergiversations et de vains espoirs investis dans les prétendues velléités russes de sortie du théâtre militaire ukrainien, la visite à Kyïv d’Emmanuel Macron, d’Olaf Scholz et de Mario Draghi, le 16 juin dernier, a nivelé le terrain. Dès lors, il n’y avait plus d’obstacle massif à la candidature de l’Ukraine, le Conseil européen du 23 juin suivant les recommandations de la Commission. Qu’on se garde pourtant de tout sentiment d’autosatisfaction. Certes, la décision ouvre un horizon politique, mais le processus d’intégration n’apportera pas de réponse quant aux garanties de sécurité dont l’Ukraine aura besoin.
À raison, bien des commentaires soulignent l’incertitude d’un tel processus et la durée dans laquelle il s’inscrit. La portée symbolique n’en est pas moins importante et l’on ne peut croire Vladimir Poutine affirmant, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, le 17 juin 2022, qu’il n’était pas hostile à l’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne. Voici près de quinze ans, lorsque la priorité du Kremlin était que Kyïv se voit refuser le plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN, le propos était le même : « Non à l’Ukraine dans l’OTAN, mais nous n’avons rien contre l’Union européenne. » Et les tenants du soft power européen de reprendre à leur compte cet argument, avec un sentiment de supériorité morale sur les États-Unis et l’OTAN1.
Or, sitôt levée la candidature de l’Ukraine à l’OTAN — le président Viktor Ianoukovitch et le Parti des Régions avaient fait de l’Ukraine un « État non allié » (2010) —, les vues du Kremlin se sont précisées. La raison d’être du projet russe d’Union eurasienne était de récupérer l’Ukraine après l’avoir phagocytée. Cette prise permettrait de contrebalancer le poids démographique de l’Asie centrale et de renforcer l’élément slave au sein d’une Eurasie postsoviétique dirigée depuis Moscou.
Ainsi la Russie-Eurasie pourrait-elle conduire son projet géopolitique révisionniste (la récupération des territoires perdus en 1991), voire prendre l’ascendant sur une Europe fragmentée et « finlandisée ». Nolens volens, Poutine marchait dans les pas de Lénine, celui-ci affirmant en 1917 que la Russie bolchevique ne pouvait renoncer à l’Ukraine sans perdre le grenier à blé de l’Europe, un vaste bassin charbonnier et une puissante industrie métallurgique2.
En rupture avec la propagande russe, il importe donc de rappeler que ce n’est pas un projet d’élargissement de l’OTAN qui, en 2014, aura conduit la Russie-Eurasie à s’emparer manu militari de la Crimée et à déclencher une guerre occulte, dite « hybride », dans le Donbass. L’année précédente, il était prévu que l’Ukraine, comme d’autres États postsoviétiques ayant signé avec Bruxelles un partenariat oriental, passe à l’étape suivante : un accord d’association et de libre-échange.
Dès l’été 2013, le Kremlin manifestait donc son hostilité en déclenchant une guerre commerciale contre l’Ukraine. Ianoukovitch mit alors fin aux faux-semblants, basculant ouvertement à l’Est. La rupture d’un équilibre primitivement destiné à rassurer l’opinion publique ukrainienne provoqua la « révolution de la dignité » (Euromaïdan) puis, après avoir sauvagement réprimé le mouvement, la fuite pure et simple de Ianoukovitch en Russie.
Alors, le Kremlin rompit avec l’approche indirecte et lança une guerre de conquêtes qu’aucun dirigeant occidental n’avait anticipée. La géoéconomie n’avait-elle pas supplanté la géopolitique ? L’humanité n’était-elle pas censée vivre la « fin des territoires » ? Au regard de cette histoire immédiate et de l’obsession russe pour l’Ukraine, il est donc tentant d’écarter les propos matois que Poutine a tenus à Saint-Pétersbourg. À l’écouter, la guerre qu’il conduit serait un acte gratuit : l’art pour l’art, en quelque sorte !
Encore doit-on y regarder de plus près. Lorsque le maître du Kremlin se présente comme indifférent à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, de quel pays parle-t-il donc ? Il se place dans la perspective d’un État croupion, sans le bassin du Don, la Crimée et le Sud ukrainien, un pays privé d’accès à la mer Noire, le port d’Odessa étant sous blocus naval. Le contrôle russe de l’île des Serpents ferait peser une menace constante sur les voies de navigation entre Odessa et le Bosphore (et sur l’embouchure du Danube et la Roumanie). Le sort d’une Ukraine amputée et enclavée, détruite et asphyxiée sur le plan économique, pourrait être relativement indifférent à Poutine.
Au vrai, l’issue des combats dans le bassin du Don, le sauvetage d’Odessa et la restauration de la liberté de navigation en mer Noire seront bien plus déterminants pour l’avenir de l’Ukraine, comme pour celui de l’Europe une et libre qui a pris forme après la « guerre de Cinquante Ans » (la guerre froide). L’important est d’amplifier le soutien financier, logistique et militaire, le seul principe de légitime défense, inscrit dans la charte des Nations unies, obligeant l’Occident.
Il faut ici souligner la dimension civilisationnelle de la guerre menée par le Kremlin contre l’Ukraine. Sur les temps longs de l’histoire et depuis l’Antiquité grecque, le Don, alors appelé le Tanaïs, constituait la limite orientale de l’Europe3. Laisser la Russie-Eurasie porter son pouvoir au-delà du Dniepr, comme c’est déjà le cas avec la prise de Kherson, voire jusqu’à Odessa et au-delà du Dniestr, signifierait que les frontières de l’Europe sont forcées.
Dans cette affaire, l’Union européenne en tant que telle n’a qu’une certaine valeur ajoutée. Son appui économique et financier est vital, mais elle n’est pas constituée pour faire face à un choc militaire direct ; c’est dans le cadre de l’OTAN que la plupart de ses membres participent à la défense commune de ce « monde-isthmes » qu’est l’Europe. Quant au discours européen, celui de la technostructure et des gouvernements nationaux, il oscille entre le prosaïsme — l’administration des choses en guise de destin —, et le lyrisme des songe-creux : le « rêve européen », celui d’un monde hors sol, vide de puissance ; la fin du tragique et de la turbulence des contraires.
Quand bien même le traité de Lisbonne a-t-il introduit une clause de défense mutuelle (l’article 42, alinéa 7), ce commonwealth paneuropéen n’a pas la substance, la volonté et les moyens militaires d’assurer sa seule défense. Quant à celle de l’Ukraine… D’aucuns pensent que l’Union européenne pourrait à terme se transmuter en un acteur géopolitique global, pleinement souverain. Pour ce faire, il lui faudrait se transformer en un État fédéral. En l’absence de consensus sur la question, de points d’appui et de facteurs profonds pour agir en ce sens, une telle métamorphose semble exclue4.
Et alors ? objectera-t-on. L’inexistence d’États-Unis d’Occident n’est pas un obstacle à la défense commune assurée dans le cadre de l’OTAN. Selon la sociologie de l’action collective et l’économie des biens publics, il ne suffit pas qu’une action soit désirable et utile pour qu’elle se produise : il faut qu’un acteur accepte de prendre sur lui une plus grande part du fardeau. Or, aucun membre de l’Union européenne n’a la volonté, la légitimité et la force requises pour tenir le rôle qui est celui des États-Unis au cœur de l’OTAN : être le stabilisateur hégémonique et l’assureur en dernier ressort, celui capable de fournir une dissuasion élargie à ses alliés et partenaires.
La « Communauté politique » évoquée par Emmanuel Macron, celle d’une Grande Europe qui intégrerait les postulants et les périphéries géographiques, dont le Royaume-Uni à l’ouest et la Turquie au sud-est, laisse songeur. Ce projet constructiviste gravitant autour de l’Union européenne, resucée de l’Europe organisée en cercles concentriques, ne pourrait attirer la Global Britain, engagée dans une diplomatie du mouvement qui met en relief le statisme du tandem franco-allemand. Tournée vers un nouvel Orient stratégique, la Turquie ne serait pas plus séduite par une telle communauté. Dans le cadre de l’OTAN et avec les États-Unis, il est déjà difficile de canaliser l’ambition de puissance turque.
D’autre part, on ne voit pas pourquoi la France et l’Allemagne, qui refusent d’accorder à l’Ukraine des garanties de sécurité dans le cadre de l’OTAN ou celui de l’Union européenne, les accorderaient dans celui d’une Communauté politique européenne. Du reste, leur propos est clair. Il s’agirait de coopérer dans un plus grand nombre de champs, sans que cela dépasse la géoéconomie, le droit et la participation à certaines instances. Bref, une rationalisation de ce qui se fait dans le cadre des accords d’association et de libre-échange passés antérieurement.
Une telle communauté n’aurait rien de politique, au sens que Julien Freund donne à ce terme : une « essence », i.e. une activité originaire, consubstantielle à la condition humaine, le politique (« lo politico », en italien, distinct de « la politica ») devant assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure de l’unité territoriale prise en charge. C’est d’ailleurs le drame de la « construction européenne », pensée comme un dépassement du politique, des rapports de puissance et du monde de la vie. En vérité, les démocraties occidentales postmodernes sont toutes prises en étau entre économisme (la politique serait de l’économie concentrée) et moralisme humanitaire.
En somme, la question essentielle, celle des garanties de sécurité qu’il faudrait apporter à l’Ukraine, dans l’hypothèse d’un règlement provisoire du conflit, demeure en suspens. On peut retourner cela dans tous les sens, multiplier les variations rhétoriques sur l’Europe ou la neutralité de l’Ukraine : la paix, la défense et l’intégrité territoriale de ce pays ne sont pas concevables sans l’engagement actif des États-Unis, ce qui ramène l’OTAN dans le champ de l’analyse.
Après la guerre de Cinquante Ans, les pays d’Europe centrale et orientale ne s’y sont pas trompés, en tapant à la fois à la porte de l’OTAN et de l’Union européenne : la première pour la défense et les garanties de sécurité ; la seconde pour la transition politique et économique vers la démocratie de marché. Ce sont les deux piliers sur lesquels repose l’Europe une et libre, désormais menacée par la constitution d’une Grande Eurasie sino-russe5.
Si l’on veut garantir à l’avenir la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, la structure adéquate est celle de l’OTAN. Parce que les États-Unis en sont membres et qu’ils conservent les moyens d’un « stabilisateur hégémonique », du moins à l’échelon occidental. Parce que la profondeur stratégique de l’Atlantique Nord permettra de contrebalancer la masse eurasiatique. Dans une perspective plus large, l’OTAN est la poutre maîtresse d’un « Grand Espace » occidental, une sorte d’empire libéral et coopératif dont les alliés européens sont partie prenante.
Enfin, il n’y a pas de haute politique et de grande stratégie sans une vue-du-monde et une « grande idée » qui les inspirent et constituent un champ magnétique. Plus qu’à l’Europe, c’est à l’Occident qu’il importe de se référer : l’ensemble des démocraties occidentales unies par une même idée de l’homme, comme agent moral libre et de son rapport au cosmos.
L’Occident est une notion éminemment politique, au sens polémologique du terme, qui renvoie à cette vérité selon laquelle on se pose en s’opposant à ce qui vous nie en propre. Peut-être est-ce pour cela que le terme d’Occident, lorsqu’il n’est pas démonisé, est souvent remisé. Assumons-le.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.
Notes
- Le plan d’action à l’adhésion (NATO Membership Action Plan) a été refusé à l’Ukraine ainsi qu’à la Géorgie lors du sommet de Bucarest (2-4 avril 2008). Il ne fallait pas provoquer la Russie, expliquaient alors Paris et Berlin. Une Russie qui, quatre mois plus tard, agressait la Géorgie et lui ôtait le cinquième de son territoire.
- Voir Stéphane Courtois, « Le révisionnisme de Poutine et la véritable histoire de la nation ukrainienne », Le Monde, 2 mars 2022.
- Cette limite géohistorique de l’Europe est identifiée comme telle depuis Polybe au IIe siècle avant J.-C., Strabon au siècle suivant, Pline l’Ancien au Ier siècle de notre ère et Ammien Marcellin au IVe siècle.
- L’Union européenne n’en est pas au « moment cicéronien » (Pierre Manent), ce point de bascule entre deux formes politiques. Cicéron fut le contemporain du passage de la République romaine au Principat, ce régime que les historiens ont ultérieurement nommé « Empire romain ».
- L’intervention en visioconférence de Xi Jinping lors du Forum de Saint-Pétersbourg, le 17 juin dernier, souligne le fait qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans la position chinoise à l’égard de la Russie. Il n’est pas exagéré de parler d’une alliance sino-russe dirigée contre l’Occident et ce que l’on nomme l’« ordre international libéral ». Les dirigeants des deux puissances ont le sentiment que leur heure est venue, le destin du monde basculant vers l’Asie.