De Pouchkine à Poutine : l’idéologie impériale dans la littérature russe

Philosophe et journaliste ukrainien, Volodymyr Yermolenko se penche sur l’idéologie impériale dans la littérature classique russe, et analyse l’usage « politique » que les autorités russes font de cette littérature aujourd’hui.

L’une des rues de Hoholiv, une ville située juste à l’est de la capitale ukrainienne, Kiev, porte le nom de Mikhail Lermontov, un poète russe du XIXe siècle. Lermontov n’a jamais visité l’Ukraine et seuls quelques-uns de ses poèmes abordent des sujets ukrainiens. Mais des rues dans toute l’Ukraine portent encore son nom ou celui d’autres personnalités de la culture russe, héritage de son passé impérial soviétique. Hoholiv, qui a connu de violents combats en mars, rend également hommage à Anton Tchekhov, Vladimir Maïakovski et Alexandre Pouchkine. Donner un nom aux rues de chaque ville et village n’est qu’un des instruments dont dispose un empire pour désigner et contrôler son espace colonial. Utiliser un nom russe important était un moyen d’exclure un nom ukrainien. Les noms de rue étaient un outil pour effacer la mémoire locale.

Les grands auteurs de la littérature russe n’ont cependant pas seulement prêté leur nom au projet impérial de leur pays. Bien plus qu’on ne le reconnaît généralement, leurs écrits ont également contribué à façonner, diffuser et enraciner la vision nationaliste du monde et l’idéologie impériale de la Russie.

Qu’en est-il de Lermontov ? Il a une image spécifique dans la littérature russe : écrivain, soldat, coureur de jupons et poète romantique. Il évoquait des images idylliques du Caucase, qui avait captivé son imagination, comme chez tant d’autres écrivains russes célèbres. Comme Pouchkine, il est mort dramatiquement dans un duel, à l’âge de 27 ans.

Mais derrière le romantisme du début du XIXe siècle, il y a autre chose : l’emprise froide d’un empire. Le poème le plus célèbre de Lermontov, Mtsyri ou Le novice, écrit en 1839, est le récit d’un enfant caucasien fait prisonnier par un officier de l’armée russe, et qui a grandi dans un monastère, loin de sa patrie. L’émotion principale du poème est un sentiment de désespoir : l’histoire fière et glorieuse des peuples du Caucase appartient au passé et a disparu à jamais, et la nostalgie de ce personnage pour un passé perdu indique qu’il appartient au côté vaincu de l’humanité. Dans Oulancha, le premier poème obscène de Lermontov, il raconte le viol collectif d’une femme par des militaires russes ; le texte ne semble présenter aucun signe visible de sympathie pour la victime. Un autre poème, Kavkazets (Le Caucasien), laisse entendre que les vrais Caucasiens ne sont pas les indigènes mais les soldats russes qui ont conquis la région au début du XIXe siècle — tout comme les soldats soviétiques envoyés pour envahir et occuper l’Afghanistan étaient familièrement appelés « Afghans ».

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Panneau d’affichage installé par les occupants à Kherson : Pouchkine était passé par ici. // moskva.news

Tout comme Lermontov l’a fait avec le Caucase, Pouchkine a plaqué une perspective russe impériale et colonialiste sur l’Ukraine. Prenez Poltava, le poème de Pouchkine sur Ivan Mazepa, l’hetman ukrainien qui s’est rebellé contre le tsar Pierre le Grand alors qu’il renforçait le contrôle russe sur l’Ukraine (et que le président russe Vladimir Poutine vient d’invoquer dans un discours sur la reconquête des terres de l’empire russe). Pour les Ukrainiens, Mazepa est un symbole de résistance nationale contre la domination russe et un rappel que la Russie tsariste a rompu le traité du XVIIe siècle préservant l’autonomie des Cosaques (futurs Ukrainiens) en échange de leur allégeance aux Moscovites (futurs Russes). Pour les Ukrainiens, Pierre a rompu l’accord ; pour les Russes, toute revendication ukrainienne d’autonomie était une trahison — tout comme pour Poutine aujourd’hui. Pouchkine adopte le point de vue russe en décrivant Mazepa comme un traître lubrique qui « verserait du sang, comme de l’eau ». Les Ukrainiens sont à plaindre et à mépriser, suggère le poème, en tant qu’« amis des temps anciens et sanglants ».

A y regarder de plus près, la littérature russe est remplie de discours impérialistes, de conquêtes et de cruautés romancées, et de silence sur les conséquences.

Vous trouverez le même message dans la célèbre nouvelle historique de Nikolaï Gogol sur l’Ukraine : Taras Boulba. Lorsque Gogol, ukrainien de naissance, a adopté l’identité impériale russe, il a consacré une grande partie de son talent à prouver que tout ce qui est ukrainien est obsolète et, surtout, cruel. Selon Gogol, les Ukrainiens avaient besoin de l’Empire russe pour devenir civilisés.

Il y avait, bien sûr, une autre façon de voir les choses. Quelques années après que Gogol et Pouchkine eurent façonné leur image des Cosaques ukrainiens comme faisant partie d’un passé obsolète et cruel, Taras Chevtchenko, poète, peintre et héros national ukrainien, expliquait à ses compatriotes que l’esprit anti-tyrannique et proto-démocratique des Cosaques n’était pas une relique du passé mais un signe avant-coureur de l’avenir. La vision de Chevtchenko du Caucase était également différente de celle de Lermontov : il ne s’agissait pas d’un paysage idyllique où la domination russe romancée a effacé l’histoire, mais d’une vie dramatique où la violence impériale produit des rivières de sang et où la résistance est forte et intransigeante. Boritessya-poborete (« Combattez, et vous gagnerez »), le slogan emblématique de la rébellion de Chevtchenko contre la tyrannie, est tiré de son poème Kavkaz (Caucase) et s’applique aussi bien aux luttes caucasiennes qu’ukrainiennes contre le pouvoir impérial de la Russie. Alors que le Caucase enneigé de Lermontov est blanc, idéal, froid et éloigné de la souffrance humaine, le Caucase de Chevtchenko est rouge sang car il se bat pour la liberté. Lermontov écrit un poème sur un viol collectif d’un point de vue russe ; l’image de Chevtchenko est celle d’une pokrytka, qui signifie « femme déchue » en ukrainien. Son poème religieux provocateur Maria établit un parallèle entre une pokrytka ukrainienne qui porte un enfant illégitime d’un soldat moscovite, peut-être après un viol, et la mère de Jésus — des mères solitaires et souffrantes. L’empathie envers les femmes qui ont subi des violences sexuelles est la réponse de Chevtchenko à la poétisation du viol par Lermontov — où, dans les deux cas, l’auteur est russe et la victime un sujet conquis.

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L’expédition de Mikhail Lermontov dans le Caucase. Peinture par Dmitri Fedorov, 2000.

Au moment même où l’orientalisme européen développait une image des sociétés africaines et asiatiques comme n’ayant pas d’histoire digne d’être racontée, la littérature russe construisait une image du Caucase et de l’Ukraine comme des sociétés dont l’histoire violente méritait d’être oubliée.

Les parallèles avec la politique de conquête de la Russie d’aujourd’hui sont profonds et étendus. Le poème de Pouchkine Aux calomniateurs de la Russie est un exemple remarquable de pamphlet anti-européen véhiculant un impérialisme russe agressif. Son traitement de l’insurrection polonaise de 1830-1831 est, à certains égards, similaire à l’opinion actuelle du Kremlin sur les « révolutions de couleur » dans l’ancien Empire soviétique. Pouchkine menace ouvertement l’Europe de guerre et rappelle aux lecteurs l’énormité de la puissance et des conquêtes russes (« Des steppes chaudes de Colchide aux montagnes glacées de Finlande »). Il y a une ligne droite entre l’idéologie de Pouchkine et la rhétorique néo-impériale d’aujourd’hui. Depuis 2014, l’un des slogans russes est « nous pouvons répéter » — rappelant délibérément les guerres passées de destruction et de conquête pour intimider les ennemis imaginaires de la Russie. De même, le poète russe contemporain de Pouchkine, Fiodor Tiouttchev, au moment des révolutions européennes de 1848, a célébré l’Empire russe comme le rempart de l’Europe pour empêcher une dangereuse démocratie de se répandre — tout comme la Russie est aujourd’hui le modèle autoritaire (et le soutien) des forces antidémocratiques d’extrême-droite et d’extrême-gauche en Europe.

Version originale en anglais.

Traduit par Desk Russie et revu par Rosine Klatzmann.

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Volodymyr Yermolenko est philosophe et journaliste ukrainien, rédacteur en chef du site ukraineworld.org. Il vit à Kyïv. Auteur de plusieurs livres de non-fiction et de fiction et de nombreux articles et essais pour les médias ukrainiens et internationaux, il est notamment co-auteur de Ukraine in Histories and Stories: Essays by Ukrainian Intellectuals, Editions Ibidem, 2020.

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