Comment, en Allemagne, les médias d’État russes continuent de déverser leur propagande

L’historienne, politologue et journaliste allemande Susanne Spahn analyse les activités des médias d’État russes en Allemagne. Malgré l’interdiction qui les frappe, RT et Sputnik trouvent les moyens de poursuivre leurs opérations de désinformation.

« Sans aucun doute, l’arme de l’information s’emploie dans les moments critiques — et la guerre est toujours un moment critique » : ainsi parlait en 2013 Margarita Simonian, rédactrice en chef du réseau international RT (Russia Today), dans une interview accordée à la plate-forme russe lenta.ru. Elle précisait que les médias d’État russes à l’étranger étaient bel et bien une arme dans la guerre de l’information. Lorsque l’on analyse les reportages de ces médias, il est important d’être conscient de cette manière dont leurs journalistes eux-mêmes perçoivent leur travail. La guerre actuelle en Ukraine a clairement montré comment RT et le portail d’information Sputniknews (SNA) se déploient en appui aux objectifs de la politique étrangère russe de manière agressive. RT et Sputnik ont ouvert la voie à la guerre et continuent à la justifier chaque jour. Leurs principaux messages : l’Occident est russophobe et veut contenir et détruire la Russie. L’Alliance occidentale, l’OTAN, utilise l’Ukraine comme un instrument pour faire la guerre à la Russie. Ils inversent ainsi les faits : ce n’est pas la Russie qui attaque son pays voisin, mais l’Occident qui est l’agresseur.

Un autre récit n’est pas nouveau, mais constitue néanmoins un refrain constant diffusé depuis l’annexion de la Crimée : il concerne le traitement des Russes en Ukraine. Les médias d’État russes affirment que les nationalistes ukrainiens menacent les Russes et les russophones dans leur propre pays. Par exemple, un reportage de RT DE (RT Deutschland) du 25 avril indiquait que les soi-disant nationalistes « annihileraient toute la population du Donbass » et « couperaient la tête aux enfants ». L’allégation de génocide contre les russophones du Donbass a été fréquemment répétée, bien qu’aucune preuve n’ait jamais été apportée. L’objectif de ces reportages est clair : justifier la guerre de la Russie en Ukraine, dénigrer l’Ukraine au niveau international et faire porter à l’Occident la responsabilité de l’agression.

Début mars, l’UE a imposé des sanctions contre RT et Sputnik. Mais en Allemagne, leurs versions en langue allemande, RT DE et SNA, ont continué à fonctionner et à diffuser leurs contenus en ligne. « Non à la censure », lancent les rédacteurs de RT DE sur leur site web en expliquant à leurs utilisateurs comment contourner les sanctions. Les contenus de RT DE sont disponibles sur plusieurs sites web sous différents noms de domaine, sur la plate-forme Odysee, sur Yandex Messenger et sur le réseau social russe Vkontakte. Lorsqu’on lance le programme de télévision en direct, un message s’affiche : « Sorry, but the Livestream is not available in the EU », mais on peut aisément contourner ce problème en utilisant un VPN. Il en va de même pour SNA, qui est toujours accessible sur Odysee.com et Telegram, sous le label Satellit.

Une autre tâche consiste à aseptiser la guerre. Elle est qualifiée d’« opération militaire spéciale » et, en Russie, la loi interdit d’employer le mot « guerre ». Les contrevenants sont passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison pour diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe. Le 24 février, le jour de l’attaque, RT DE diffusait la déclaration du ministère russe de la Défense assurant que les villes et les civils seraient épargnés. En quelques heures, le monde entier a pu voir à la télévision que Kyïv, Kharkiv et d’autres villes ukrainiennes étaient ciblées, et que des civils périssaient. Depuis lors, les médias d’État russes ont accusé les nationalistes ukrainiens de crimes de guerre. En mars, lorsque les troupes russes encerclent la ville portuaire de Marioupol, RT DE écrit : « Les nationalistes ukrainiens continuent de prendre des otages et empêchent 130 000 civils de quitter la ville. » Les dirigeants russes sont dépeints comme victimes de l’Occident. « Il est incroyable de voir comment Vladimir Poutine, le président de la Fédération de Russie, est l’objet de discrimination », se plaint le 28 juin rédacteur de RT DE. « L’Occident n’a pas pris au sérieux les intérêts de la Russie en matière de sécurité », écrit-il en écho à la ligne du Kremlin. L’article est titré « Ils se moquaient de Poutine ! Maintenant ils ne le font plus ».

Les médias d’État russes tentent de miner le soutien de l’Allemagne à l’Ukraine en arguant qu’il conduira inévitablement au déclin politique et économique de l’Allemagne. Un journaliste de RT DE déclare le 10 mai que si les Allemands ont conclu un pacte avec les « fascistes » ukrainiens c’est parce qu’ils sont eux-mêmes encore fascistes. « L’idée que les Slaves sont des sous-hommes [Untermenschen] couve encore et est facile à activer. » RT DE le répète dans ses émissions : l’Allemagne n’est qu’une marionnette des États-Unis, et la politique antirusse occidentale conduira à une guerre nucléaire.

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Le Régiment immortel à Berlin, mai 2019. // Page Facebook d’Anton Tsvetkov

Ce type de sujet est particulièrement efficace auprès de la communauté russophone d’Allemagne. Ces 3 millions de russophones environ, dont la plupart sont des Allemands ethniques du Kazakhstan et de Russie, constituent le plus grand groupe de migrants du pays. Les médias d’État russes mettent en garde contre la discrimination et les hostilités à l’encontre des russophones, par exemple dans un article intitulé « Arrêtez de haïr les Russes ! » (4 avril sur RT DE). Plusieurs rassemblements de voitures ont été organisés à Berlin, Bonn, Cologne et d’autres villes, où des personnes, pour la plupart russophones, ont soutenu la Russie dans la guerre contre l’Ukraine et ont manifesté avec des drapeaux russes.

RT DE a même renforcé ses reportages en proposant un Live-Ticker (fil d’information en temps réel) sur la guerre en Ukraine. Cela semble surprenant, car il existe une interdiction supplémentaire pour le diffuseur public russe concernant les Live-Ticker. Outre les sanctions de l’UE, le MABB, l’autorité berlinoise de régulation des médias, a interdit ce programme télévisé presque immédiatement après son lancement en décembre 2021. Cette interdiction est due au fait que la société RT DE Productions GmbH, basée en Allemagne, n’a pas obtenu de licence auprès de l’autorité allemande de régulation des médias, mais en a reçu une de Serbie. Le MABB a insisté sur le fait qu’il était de son ressort, et non de celui des autorités serbes, de traiter cette question, puisque la société de production est basée à Berlin. Or, en vertu de la loi allemande, un média d’État étranger n’est pas autorisé à diffuser en Allemagne. C’est pourquoi RT a d’abord essayé d’obtenir une licence au Luxembourg, où sa demande a été rejetée. Au début, RT DE a ignoré l’interdiction de la MABB et a donc reçu une amende du régulateur des médias. Le radiodiffuseur russe a porté plainte contre le régulateur des médias, mais le tribunal administratif de Berlin a confirmé l’interdiction de la MABB en mars. Début avril, le régulateur des médias a annoncé que « RT DE Productions GmbH a cessé totalement de diffuser le programme télévisé RT DE en Allemagne ». Malheureusement, cela n’est vrai que pour la diffusion par satellite, le livestream en ligne est toujours accessible en utilisant un VPN. En outre, l’interdiction du MABB ne concerne que le programme télévisé, et non la plate-forme d’information en ligne RT DE, qui est toujours disponible sous plusieurs noms de domaine. Cela contredit clairement les sanctions de l’UE, qui font référence à tous les moyens de diffusion, par satellite, par câble et par Internet.

De son côté, la Russie a montré comment agir de manière décisive contre le radiodiffuseur allemand Deutsche Welle (DW) à Moscou. Début février, avant même le début de la guerre contre l’Ukraine, les autorités russes ont interdit la diffusion de DW et annulé les accréditations des journalistes, bien que la société allemande dispose de licences valables en Russie pour ses programmes en allemand et en anglais. DW a dû quitter la Russie et s’installer dans la capitale lettone, Riga. Entre-temps, la plupart des médias indépendants étrangers et russes ont été soit fermés, soit bloqués en Russie. En revanche, RT DE continue de travailler à Berlin comme d’habitude. La rédactrice en chef Simonian et les dirigeants de RT à Moscou font l’objet de sanctions, mais pas le personnel local en Allemagne.

La question cruciale est de savoir pourquoi les autorités allemandes n’agissent pas de manière plus décisive pour appliquer les sanctions de l’UE et empêcher RT DE de diffuser son contenu web et ses programmes télévisés sur Internet. La commissaire du gouvernement fédéral pour la culture et les médias, Claudia Roth, a soutenu les sanctions de l’UE contre RT et Sputnik en déclarant, selon le journal Die Welt, qu’ils sont « des outils centraux dans une soi-disant guerre de l’information ». Dans le même temps, elle a précisé qu’« il est certainement possible de ne pas limiter le travail des journalistes lorsqu’ils s’en tiennent aux normes journalistiques ».

Selon moi, il est évident que RT DE et SNA ne respectent pas les normes journalistiques lorsqu’elles diffusent des informations erronées sur les « fascistes ukrainiens et la prétendue OTAN belliciste » d’une part, et approuvent la guerre d’agression de la Russie d’autre part. L’article 140 du code pénal allemand sanctionne l’approbation de crimes « d’une manière propre à troubler la paix publique, publiquement, dans une réunion ou en diffusant des contenus ». C’est pourquoi la Bavière et certains autres États fédéraux allemands ont interdit de montrer publiquement le symbole « Z », populaire parmi les partisans de la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Le ministre bavarois de la Justice, Georg Eisenreich, a expliqué que la liberté d’opinion est protégée par la Constitution, mais qu’elle s’arrête là où commence le droit pénal — et comme l’agression est considérée comme un crime, son approbation est par conséquent interdite.

Dans cette logique, l’approbation permanente par RT et Sputnik de la guerre contre l’Ukraine ne devrait pas être protégée en Allemagne, car il s’agit d’une interprétation complètement erronée de la liberté de la presse et de la liberté d’opinion.

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Susanne Spahn est historienne, politologue et journaliste allemande. Ses recherches portent sur la politique étrangère de la Russie dans l’espace post-soviétique, la politique d’information russe et la communauté russophone en Allemagne. Ses travaux comprennent trois rapports de recherche sur les médias russes en Allemagne.

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