L’art et la culture russe de l’avant-guerre : une alliance originale entre la société et le pouvoir

Selon l’historienne de l’art russo-israélienne Lola Kantor-Kazovsky, la culture joue un rôle ambigu dans un État autoritaire : comme elle produit des émotions profondes, elle est un parfait outil de manipulation des consciences et peut elle-même être facilement manipulée par un régime totalitaire.

La fermeture des « bons » théâtres de Moscou1 est un acte de barbarie absolue, et je comprends l’état de choc de mes amis moscovites qui ont, littéralement, le sentiment de ne plus avoir de toit. Les fascistes-nationalistes russes, parmi lesquels on trouve nombre d’anciens intellectuels, ont, eux, le sentiment que leur rue est désormais en fête. Rien de plus répugnant.

Cependant, si l’on veut en comprendre la signification, cet événement historique doit être analysé sans émotions.

Je commencerai par la conclusion. Il se trouve que, du point de vue historique, l‘événement en question marque la fin de la culture poutinienne d’avant-guerre, qui se traduisait notamment par une riche vie théâtrale. Excusez la tautologie, mais le Centre Gogol [de Kirill Serebrennikov, NDT] en était le centre même.

Certains jugeront cette conclusion banale (mais oui, nous savons que la guerre a commencé !), d’autres exigeront que l’on précise que tout ce qui se passait sous Poutine ne mérite pas d’être qualifié de poutinien. La « bonne » culture, diront-ils, c’est-à-dire celle dont faisait partie le Centre Gogol, était en opposition au pouvoir, c’était un « territoire de liberté », une « bouffée d’air frais ».

Je suis moi aussi de cet avis. Cette façon de voir les choses remonte à l’époque soviétique, où la vraie culture était en générale clandestine. Et l’image de la « bouffée d’air frais » vient de là. C’est un fait que la « bonne » culture d’avant-guerre était née de l’underground et s’en nourrissait. Mais elle fonctionnait dans l’État oligarchique et autoritaire poutinien, et donc de façon tout à fait différente.

Est-ce que l’épanouissement de la vie théâtrale n’était dû qu’au vent de liberté qui soufflait ? Pour voir la situation de la culture et de l’art dans l’État, et non pas hors de celui-ci, dans une quelconque clandestinité, il faut recourir à une méthode de « critique de la culture ». Ce type de critique est apparu lui aussi avant la guerre — seulement il s’agit ici de la Seconde Guerre mondiale. L’analogie est significative. Déjà à cette époque les intellectuels (dont Benjamin, Marcuse, Greenberg) disaient que la culture (en particulier le théâtre et le cinéma) jouait dans l’État un rôle ambigu : comme il produit des émotions profondes, du plaisir et des distinctions sociales, l’art est un parfait outil de manipulation des consciences et peut lui-même être facilement manipulable par des régimes autoritaires et totalitaires. La critique a pour fonction de montrer comment la culture collabore avec le pouvoir, et pas forcément de façon consciente. La production culturelle peut avoir au départ une intention neutre, voire critique (à notre époque, le Centre Gogol en a offert un bon exemple), mais le pouvoir, tout étrange que cela paraisse, peut, dans cette situation même, y trouver son intérêt. Quant à la culture, elle a toujours besoin du pouvoir et de capitaux parce que ses productions sont, dans le monde contemporain, industrialisées et sont impossibles sans eux. Par conséquent la collaboration de la culture avec le pouvoir (sauf s’il s’agit d’une culture d’avant-garde ouvertement radicalisée) est inévitable, et il faut procéder à un travail critique inlassable — un travail de critique culturelle et institutionnelle — pour veiller à ce qu’elle ne dérape pas vers une collaboration de mauvais aloi.

Dans la Russie poutinienne d’avant-guerre, cette collaboration avait un caractère certes pas franchement néfaste, mais elle était systématique et ne faisait l’objet d’aucune critique sociale. Les « bons » théâtres les plus en vue, l’art contemporain de bon niveau, les bons festivals et événements étaient soutenus financièrement par de puissants oligarques (et le régime poutinien, dont ces gens étaient les appuis, ne leur en tenait pas grief), ils bénéficiaient d’un financement budgétaire — dans certains cas, pas inférieur à ce que recevaient les « mauvais ». D’une certaine façon, le régime et ses soutiens s’intéressaient au développement du champ culturel et artistique dans les capitales, estimant à juste titre que c’était une composante importante du style de vie auquel ils contribuaient inlassablement.

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Le Centre Gogol, à Moscou. // Page Facebook de Tnargime Rǝnni

Dans la mesure où l’on peut juger de quoi que ce soit d’après les réseaux sociaux, au cours des toutes dernières années de l’avant-guerre Moscou a été à la pointe de la diversité et de la qualité des manifestations artistiques. Facebook débordait du sentiment de fierté qu’inspiraient des expositions et des concerts de niveau international. Les joies qu’apportait un niveau élevé de confort que d’autres villes du monde ne pouvaient offrir trouvaient elles aussi leurs « chantres ». Revenu de New York ou de Berlin, le Moscovite ne pouvait s’empêcher de vanter sur son compte les possibilités de se faire livrer à manger 24 heures sur 24, les magasins ouverts toute la nuit, la facilité des services bancaires, la beauté des espaces urbains. Cette fierté manifestée publiquement et la haute idée qu’avait de soi le citoyen de la Russie poutinienne sont l’aboutissement de sommes investies sans compter et qui sont indispensables pour des services que ne sauraient s’offrir des villes comme Tel-Aviv ou Berlin.

Revenons au sommet de cette pyramide des plaisirs de la vie. Pourquoi le pouvoir devrait-il s’intéresser au développement qualitatif dans les domaines de la culture et de l’art ? La réponse naïve consisterait à dire que, grâce aux institutions culturelles qu’ils soutiennent, les oligarques et les autorités municipales ont affiné leur goût et que c’est pour cela qu’ils ont créé (ou plutôt financé) des musées et des centres d’art contemporain, qu’ils allaient à des spectacles de metteurs en scène en disgrâce, etc. Mais si l’on jette un regard sans naïveté, c’est-à-dire si l’on se concentre sur ce que l’art apporte au régime et à ses représentants sur le plan institutionnel et non pas personnel, on tombe sur un paradoxe qu’à diverses époques la critique de la culture a pointé du doigt.

Malgré son intention critique, et même grâce à elle, un art « progressiste » de qualité apporte de la stabilité au régime. Oui, même un art non engagé au service d’un État totalitaire est affirmatif en ce sens qu’il donne à celui qui le goûte l’impression qu’« on peut vivre » dans n’importe quelles conditions. Il compense les insuffisances de la société, c’est une sorte de calmant. En d’autres termes, s’il n’appelle pas le public d’élite (celui qui produit une réflexion) à monter immédiatement et au sens propre sur les barricades, c’est parce qu’il l’appelle à quelque chose de tout à fait opposé : à rester assis et à dépenser son argent dans un café sympathique, à causer et à s’approuver mutuellement en tant que participants à une consommation culturelle raffinée. Bien plus : l’état d’esprit contestataire dans le domaine esthétique arrange le pouvoir parce que, tant que les participants à l’interaction dans ce qu’on appelle le « champ culturel » sont occupés à échanger sur leurs valeurs et leurs goûts, ils ne s’occupent pas de politique pratique et ne jettent pas la lumière sur l’économie oligarchique et d’autres affaires qui pourraient effectivement nuire au pouvoir. Tout au plus participeront-ils à des initiatives performatives, à des meetings et manifestations non violentes organisés par un noyau plus politisé. Bien entendu, plus la guerre est proche, plus le danger de radicalisation oblige le pouvoir à fermer des lieux, à compromettre tel ou tel acteur du monde de la culture, voire à exercer une pression bien réelle, mais même les producteurs en disgrâce bénissent la main qui s’ouvre, sœur de la main qui punit (comme en témoignent les propos tenus par Serebrennikov à Cannes pour défendre Abramovitch).

En d’autres termes, l’art et la culture poutiniens de l’avant-guerre, comme tout le style de vie de cette période qui fleurissait dans des cadres nombreux et admirablement conçus, étaient l’arène d’une alliance originale entre la société et le pouvoir, et non de leur affrontement. Certes, cette alliance était fragile et reposait sur une manipulation réciproque. Avec la guerre, elle est devenue inutile : le public qui était un milieu de fermentation intellectuelle et qu’il fallait dépolitiser, c’est-à-dire détourner de l’action politique directe, s’est considérablement réduit — en partie parce qu’il a fait l’objet de répressions, en partie parce qu’il a émigré ou a été expulsé du pays. En temps de guerre, les pouvoirs semblent penser qu’on peut proposer à la société une autre culture et un autre art, franchement orientés vers la propagande. Dans cette perspective, on avait recruté quelques créateurs de ces contenus futurs dans le champ de la « bonne » culture d’avant-guerre. Certains « mauvais » créateurs avaient lu plein de livres avant la guerre, et ils en ont tiré des constructions culturelles et idéologiques proprement délirantes. C’est sur cette base que reposera l’endoctrinement à venir, avec l’aide de spectacles et de films à gros budget.

Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ? Prenons en compte les leçons du passé. Il ne fallait pas, et il ne faut pas à l’avenir, idéaliser la culture et lui attribuer une signification existentielle, et encore moins messianique. Il faut la critiquer. Ce n’est pas, par défaut, un territoire de liberté et ce n’est pas elle qui l’apporte comme au temps de l’underground soviétique. Elle crée de l’illusion et donne à quiconque y participe une haute idée de soi, notamment de sa supériorité morale. Mais c’est une supériorité illusoire. En organisant des « fêtes » lors d’une première ou d’un vernissage, ou en y participant, on n’avance pas d’une seconde l’avènement d’un avenir radieux. On éprouve une satisfaction esthétique, des impressions et du plaisir, on a l’occasion de discuter et de réfléchir, on échange des impressions dans des textes payés ou pas, et c’est excellent. Mais il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui l’art, même animé des meilleures intentions, s’illusionne souvent quant à son pouvoir de changer le monde.

Celui qui voudrait effectivement changer quelque chose devrait s’engager professionnellement dans une activité sociale et politique. Ce ne sont pas les spectacles de Serebrennikov qui, le moins du monde, ont fait bouger la Russie, c’est Navalny.

Deuxièmement, la critique de la culture n’a jamais été populaire en Russie, où l’on a plus vénéré la culture qu’on ne l’a critiquée. Mais nous voilà maintenant enfin dans une situation historique analogue à celle qui a vu naître cette critique. Relisez avec des yeux neufs les livres de Walter Benjamin, Marcuse, Adorno, Bourdieu et d’autres, mais cette fois appliquez-les non pas à « eux » mais à « nous ». Leur message devrait amener à conclure que le « bon » art en tant que lieu d’émotions et de divertissements raffinés n’est plus possible. (En fait, le spectateur d’aujourd’hui a encore davantage besoin d’anesthésiants, mais le mécène libéral et l’artiste responsable — chacun, apparemment, pour ses raisons à lui — désertent les lieux.) L’art d’un autre type dont parlaient ces auteurs, en tant que discours contre la guerre, sera sans aucun doute interdit. J’ignore quel est le mécanisme que choisira le nouvel underground, et c’est là la question essentielle qui se pose.

Je ne cacherai pas que ce qui m’a donné le courage d’écrire ce texte, c’est une question à laquelle je ne pouvais répondre ; beaucoup de lances ont été rompues ces derniers temps pour savoir si les théâtres feraient un noble geste de solidarité avec l’Ukraine en décidant eux-mêmes de fermer. Tous les arguments pour et contre ont été rassemblés par Gassan Gousseïnov [intellectuel russe spécialiste de philologie et d’histoire antique, qui tient zujourd’hui une chronique à l’antenne de RFI, NDLR]. Comme je n’ai pas de réponse acceptable à apporter, je propose de considérer que ce serait un geste critique sensé de la culture par rapport à elle-même.

Je ne vais pas citer Kharms [Daniïl Kharms (1905-1942), poète russe, NDLR], tout le monde connaît.

Traduit du russe par Bernard Marchadier

L’original a été publié sur la page Facebook de l’autrice le 4 juillet 2022.

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Lola Kantor-Kazovsky est maître de conférences au département d'histoire de l'art de l'Université hébraïque. Son domaine est l'art et l'architecture de la Renaissance et du début de l'ère moderne en Italie. Parallèlement, elle s’intéresse à l’art contemporain et mène des recherches sur l'histoire et les problèmes artistiques de la seconde avant-garde russe. Elle vit à Jérusalem.

Notes

  1. Sous prétexte d’« optimisation », plusieurs théâtres moscovites ont été obligés de « fusionner » avec d’autres théâtres. De facto, la plupart ont cessé d’exister. (NDT.)

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