Lina Kostenko : « Je dédie ma Légion d’honneur aux défenseurs de l’Ukraine »

Nous publions le discours prononcé par l’ancienne dissidente Lina Kostenko, la plus grande poétesse ukrainienne contemporaine, à l’occasion de la cérémonie de remise de l’ordre national de la Légion d’honneur, le 14 juillet, à l’ambassade de France à Kyïv.

Monsieur l’Ambassadeur !
Chers collaborateurs de l’Ambassade !
À toutes les personnes présentes aujourd’hui, chers amis et collègues !

Nous vivons une période très difficile, mais c’est un motif heureux qui nous réunit aujourd’hui. La Légion d’honneur est une récompense liée à la chevalerie : la recevoir est un immense honneur.

La surprise a été totale pour moi. On peut dire que je fais partie des écrivains peu connus à l’étranger. Et soudain, une telle reconnaissance ! Je remercie la France, un pays qui a toujours été présent dans mon cœur. Même à l’époque du « rideau de fer », mon âme et mes pensées étaient tournées vers la France, au moment où j’ai écrit mes poèmes Rouen et Van Gogh qui parlent de Rimbaud et d’Apollinaire. En effet, « La limite de l’âme transcende les mondes / Là, pas de zones de démarcation1(Toutes les notes sont de la traductrice.) ».

Dans les années 1960 et 1970, quand j’ai été accusée de création antisoviétique et convoquée pour explication, j’ai cité Camus en guise de réponse : « Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. » C’était la devise des chistdesiatnyky2, refuser d’être avec le fléau : quand on a arrêté les dissidents ukrainiens, quand les tanks soviétiques ont occupé Prague, quand l’organisation polonaise Solidarnosc a subi des persécutions féroces.

Et maintenant, à l’heure où la guerre fait rage dans toute l’Ukraine, l’humanité est face à ce dilemme. Les agents pathogènes de la peste n’ont pas disparu comme chez Camus. Ils ont grossi et se sont emplis de fureur, et ils se déversent maintenant sur l’Ukraine en prenant les formes les plus hideuses de la guerre. Nous sommes profondément reconnaissants à l’Europe, à la France, à tous les pays et tous les individus qui ont refusé d’être avec le fléau.

Par une coïncidence étonnante, je suis en train de terminer un livre dans lequel figurent des Français qui ont joué un rôle inestimable dans l’histoire de l’Ukraine. J’y parle en particulier d’Odessa, dont les premiers gouverneurs (qui en ont été de fait les premiers bâtisseurs) furent le duc de Richelieu — ou, de son nom complet, Armand Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu, dont la statue, recouverte de sacs de sable, doit maintenant faire face aux bombardements — et Louis Alexandre Andrault, comte de Langéron. Le marquis Gabriel de Castelnau, un ami de Richelieu, a reçu de ce dernier l’ordre de rédiger une histoire de la région. Il faut dire qu’il utilise alors le nom « Novorossiïa » (« Nouvelle-Russie ») car c’est ainsi que Catherine II avait nommé cette région, après l’avoir conquise sur nos steppes. Louis-Victor Léon de Rochechouart, aide de camp de Richelieu, sera plus tard gouverneur militaire de Paris, et il sera d’ailleurs fait commandeur de la Légion d’honneur, comme Richelieu. Ils ont tous deux reçu cette récompense créée par Napoléon sous la seconde Restauration.

Dans mon livre est également évoqué Jean Thérèse Louis de Beaumont, marquis d’Autichamp, général des inspections du Dniestr et de Crimée. Son aide de camp était un célèbre poète ukrainien, Ivan Kotliarevskyi, l’auteur d’une Énéide travestie. Pendant sa retraite, ce marquis vécut dans son domaine de Narodytchi, une localité située dans la région de Polésie, qui a tant souffert des radiations3. Après être rentré en France, il fut nommé commandant du Louvre. Les Français que je décris dans mon livre font partie de l’histoire ukrainienne, et créent également une nouvelle histoire européenne sur le territoire de l’Ukraine.

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Lina Kostenko et Vitaliy Klytchko, maire de Kyïv. // Mairie de Kyïv

Il y a un autre Français dont j’ai parlé dans l’un de mes ouvrages sur Tchernobyl, et qui m’a accompagnée pendant dix ans lors de mes expéditions dans cette zone : il s’agit de Dominique Pierre de La Flise. Je ne sais s’il est connu en France, mais c’est une personnalité étonnante. C’était un officier de l’armée de Napoléon. Médecin militaire, il est blessé à Smolensk et fait prisonnier. Il est secouru par le général Vassyl Houdovytch, qui l’invite dans son domaine situé dans la région de Tchernihiv. C’est là qu’il se marie en épousant une demoiselle Markevytch, issue d’une bonne famille ukrainienne. Il travaille ensuite comme médecin-chef de la région de Kyïv et de Polésie, étudie l’influence de l’environnement sur la santé des hommes. Pouvait-il imaginer à l’époque que la catastrophe de Tchernobyl détruirait cette région ?! Dans son travail, il discute avec les habitants de la Polésie, les Polichtchouks, étudie leurs mœurs, consigne leurs coutumes, il crée même un petit dictionnaire pour pouvoir mieux communiquer. Et surtout, il les dessine, il crée toute une galerie de portraits qui constitueront neuf albums ! C’est ainsi qu’il m’a accompagnée dans mes expéditions à Tchernobyl : je parcourais des villages morts, alors que ses dessins montraient les habitants de ces villages, encore vivants.

Il y a peu, j’ai appris que dans la ville de Kropyvnytskyï était installée une artisane d’art, Olena Medynska. Elle confectionne de magnifiques poupées originales d’après les dessins de Dominique Pierre de La Flise. À Kyïv, le musée national des Arts décoratifs populaires expose en ce moment même ses créations. L’artiste considère — et je suis parfaitement d’accord avec elle — qu’une rue de Kyïv devrait porter le nom de La Flise. Ses dessins ont également immortalisé des paysages de la région de Kyïv, Tchernobyl et le village de Mochtchoun que les Russes ont détruit : le village n’existe plus, sauf sur le dessin de La Flise. Ces villages de la région de Kyïv ont été dévastés par les Russes et — pour la deuxième fois depuis Tchernobyl — c’est une terre détruite, alors que sur les dessins de La Flise, on voit des gens bien habillés discutant joyeusement au cœur d’une nature de rêve.

D’une manière générale, la contribution des Français à l’historiographie de l’Ukraine est majeure. On se rappellera Guillaume Levasseur de Beauplan et sa Description d’Ukraine, ses cartes de l’Ukraine et de la Pologne au XVIIe siècle. On citera aussi Pierre Chevalier qui a écrit une Histoire des guerriers cosaques richement documentée et pleine de détails pittoresques de cette époque. On n’oubliera pas Jean-Benoît Schérer qui, dans son ouvrage sur les Cosaques, a décrit pour la première fois de manière exhaustive la géographie et l’histoire de l’Ukraine, et affirmait que les Cosaques défendaient la civilisation européenne des invasions orientales. On pense également à Prosper Mérimée et à son étude sur Bohdan Khmelnytskyï. Tous sont unanimes pour saluer le courage des Cosaques et leur amour de la liberté, ce qui transparaît dans leur devise, « Vaincre ou mourir ». Même Henri d’Orléans, duc d’Aumale, historien spécialiste non pas de la cosaquerie mais des princes de Condé, a affirmé que les Cosaques n’étaient pas des militaires, des hommes servant dans l’armée, mais des guerriers.

De nos jours, nous voyons que nos garçons, nos maris sont de véritables guerriers. C’est dans leurs gènes. Ils se battent héroïquement, et ils vaincront.

Vous savez que je n’ai jamais accepté les récompenses et les médailles, je n’aime pas porter de breloques politiques.

Pourtant, j’accepte cette Légion d’honneur avec une profonde gratitude. Et je la dédie à nos guerriers, qui sont la plus respectable de nos légions.

Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard

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Lina Kostenko est une immense poétesse ukrainienne récompensée de plusieurs prix littéraires ukrainiens, dont le Prix national Taras Chevtchenko (1987). Elle est une des principales représentantes d'un mouvement dissident de poètes ukrainiens dans les années 1960.

Notes

  1. Il s’agit des deux derniers vers d’un célèbre quatrain de Lina Kostenko.
  2. Génération des « soixantards », intellectuels ayant été actifs dans les années 1960, pendant la période du dégel khrouchtchévien.
  3. Territoire situé au nord de l’Ukraine, sur lequel se trouve la centrale de Tchernobyl.

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