Le double chantage exercé par le président russe — chantage au gaz, chantage à la famine mondiale — commence à être payant : l’Occident vient de lever un certain nombre de sanctions mises en place après l’agression russe contre l’Ukraine, autant de décisions risquées adoptées par les Occidentaux et largement éclipsées par l’agitation médiatique suscitée par l’accord céréalier négocié grâce aux bons offices d’Erdogan.
Toute négociation avec la Russie est périlleuse et se termine au détriment de celui qui croit avoir conclu un accord avec elle. Dans ces fameuses tractations d’Istanbul, le blé ukrainien a servi d’appât. Dès que la communauté internationale y a mordu, le piège russe s’est refermé. Moscou a exigé un « linkage » avec l’exportation du blé russe (et du blé volé à l’Ukraine), avec tout ce que cela comporte, assurance des cargos, inspection des cargos ukrainiens par les Turcs, et pourquoi pas les Russes, déminage des ports ukrainiens (ce qui facilitera les conquêtes ultérieures en Ukraine, dont celle d’Odessa), convoi des cargos ukrainiens par des navires russes (on peut prévoir que la Russie trouvera là un prétexte pour faire capoter l’exportation des blés ukrainiens lorsque Kyïv refusera ces clauses inacceptables). On ignore donc si l’Ukraine va parvenir à exporter ses céréales, mais on sait déjà qu’en échange de cette possibilité hypothétique la Russie vient d’arracher des allégements appréciables dans le dispositif des sanctions. Les Occidentaux risquent de se laisser happer dans un engrenage dangereux.
Nous sommes parvenus au moment crucial où les sanctions occidentales commencent à compromettre l’effort de guerre russe. Encore quelques semaines de fermeté et le régime de Poutine va se retrouver à genoux, manquant de financements pour son effort de guerre, avec une aviation civile au sol (depuis le 28 février, les sanctions interdisaient la vente d’avions, de pièces détachées et de tout ce qui était indispensable à la maintenance de l’aviation civile russe, alors que 75 % de la flotte aérienne russe est produite en Occident), des usines arrêtées faute de pièces détachées, etc. Il suffit de tenir bon quelques mois encore.
Consciente de l’étau qui se referme sur elle, la Russie a contre-attaqué sur plusieurs fronts. Elle exerce sur les Occidentaux un double chantage, le chantage céréalier et le chantage au gaz. Pris entre les lobbies intéressés au commerce avec la Russie et une opinion publique inconsciente des enjeux du conflit avec Moscou, les dirigeants occidentaux ont commencé à « réajuster » les sanctions. Grâce à l’accord parrainé par les Nations unies et la Turquie, la Russie a obtenu la garantie que les sanctions occidentales ne s’appliqueront pas, ni directement ni indirectement, à ses exportations de produits agricoles et d’engrais. Les pays de l’Union européenne pourront débloquer les fonds détenus par les principaux prêteurs russes VTB, Sovkombank, Novikombank, Otkrytie FC Bank, VEB, Promsvyazbank et Bank Rossiïa afin de financer les achats alimentaires (Reuters, 19 juillet 2022). Les États-Unis ont offert des « garanties » afin que des bateaux de gros tonnage soient fournis à la Russie pour faciliter l’exportation de ses céréales et de ses engrais. En effet, les sociétés logistiques internationales possédant de tels bâtiments rechignent à travailler pour Moscou (AFP, 22 juillet 2022). Le septième paquet de sanctions de l’UE ne mentionne pas l’embargo gazier, se contentant d’une interdiction partielle d’importer l’or russe et d’un gel des actifs de la Sberbank.
Pour sauver la face des Occidentaux, c’est l’ONU qui sera chargée d’assurer « la suppression des restrictions antirusses qui entravent l’exportation de produits agricoles et d’engrais ». En un mot, des sanctions substantielles semblent avoir été levées car la Russie l’a exigé comme condition à la reprise des livraisons de gaz et de l’exportation des céréales ukrainiennes. Le Kremlin se frotte les mains : « L’érosion de la pression des sanctions est visible à l’œil nu », pavoise Niezavissimaïa Gazeta. Comme le souligne l’économiste Vassili Koltachov, « les événements qui se déroulent cette semaine conduisent à l’effondrement du front des sanctions antirusses. […] Les pays européens commenceront progressivement à suivre l’exemple des États-Unis, qui n’imposent des interdictions que là où cela leur est personnellement bénéfique, et ils lèveront discrètement les restrictions contre la Russie dans les domaines dont ils ont besoin ». Poutine a le vent en poupe, lui qui assurait à son gouvernement inquiet de l’avenir que les Occidentaux n’allaient pas tarder à se dégonfler.
« Aujourd’hui, il y a une lumière sur la mer Noire. Une lumière d’espoir […] dans un monde qui en a plus que jamais besoin », a déclaré le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, lors de la cérémonie de signature de l’accord céréalier, à laquelle assistaient les ministres ukrainien et russe. On pense à Chamberlain brandissant à son retour de Munich l’accord conclu avec Hitler et s’exclamant : « Peace for our time. » L’encre de l’accord céréalier n’était pas encore sèche que la Russie bombardait le port d’Odessa, et mentait effrontément de surcroît pour signifier qu’elle peut impunément cracher à la figure de ses « partenaires » : d’abord elle a déclaré à ses interlocuteurs turcs qu’elle n’avait « rien à voir » avec les frappes, pour annoncer le lendemain qu’elle avait détruit des objectifs militaires.
Ce qui a été perçu comme une reculade occidentale s’est immédiatement traduit par un crescendo de l’agressivité russe. Le Kremlin a décidé de ne pas s’arrêter en si bonne route. Sergueï Lavrov a déclaré le 20 juillet que les objectifs territoriaux de la Russie allaient désormais au-delà du Donbass et de l’est de l’Ukraine : « Ce processus [de conquête russe] se poursuit, de façon constante et opiniâtre. » Moscou reverra ses objectifs à la hausse si les Occidentaux fournissent des armes à longue portée à l’Ukraine. Au Caire, Lavrov a déclaré que la Russie aiderait les Ukrainiens à se « débarrasser du gouvernement antipopulaire de Kyïv ». Des publications proches du Kremlin font état de la formation d’une « brigade d’Odessa », qui devra mener l’assaut contre Mykolaïv et Odessa. Vitali Ignatiev, le ministre des Affaires étrangères de la République moldave de Transnistrie (RMP) autoproclamée, a annoncé que la Transnistrie avait l’intention d’entrer dans la Fédération de Russie. Le député Dmitry Belik, membre de la commission des affaires internationales de la Douma, a déclaré que cette démarche doit être prise au sérieux. À l’en croire, l’adhésion de la Transnistrie à la Russie se fera dans un proche avenir. Enfin, le lacet de Gazprom se resserre autour du cou de l’UE. Gazprom réduit encore drastiquement l’exportation du gaz. Le Kremlin peut déjà compter avec délectation les scalps des leaders occidentaux tombés, selon lui, pour leur « russophobie » : Boris Johnson, Mario Draghi, Kirill Petkov en Bulgarie où « l’on assiste à un tournant prorusse ».
Cette brutalité contraste avec la subtilité de la guerre psychologique menée par le Kremlin depuis des mois dans les pays occidentaux pour en saper la volonté de résistance, en Afrique et en Asie pour convaincre que les sanctions occidentales sont à l’origine de tous les malheurs du monde. Tout en s’attardant complaisamment sur les perspectives apocalyptiques d’un déficit en gaz, les médias russes et leurs relais en Occident nous persuadent que les sanctions contre la Russie ne sont pas efficaces, que l’économie russe se porte bien, que c’est l’obstination des Ukrainiens à ne pas se rendre qui est responsable de tous nos maux — inflation, pénurie de moutarde, etc. Des tournées au profit des journalistes occidentaux organisées sur le mode stalinien par l’armée russe dans les territoires occupés font la réclame de la sollicitude des autorités russes à l’égard de la population locale et instillent l’idée qu’il existe une « bonne Ukraine » du côté russe, bien préférable aux « nazis de Kyïv ». Enfin les maîtres du Kremlin manipulent cyniquement les préoccupations humanitaires des Occidentaux. Ils nous susurrent que le meilleur moyen de mettre fin à la guerre et d’épargner des vies humaines est de cesser d’armer l’Ukraine. À Moscou on comprend depuis longtemps que l’alibi humanitaire permet mieux que tout d’obscurcir le jugement politique des Occidentaux : ou plutôt, la combinaison de l’humanitarisme et de l’action des lobbies prorusses toujours intacts en Occident.
Le Kremlin s’imagine qu’il est sur le point de démanteler le front occidental des sanctions. À nouveau il nourrit l’espoir de pouvoir restaurer insensiblement la relation malsaine qui s’est installée entre la Russie et l’Occident depuis la détente, grâce à laquelle la formidable machine de guerre du Kremlin déployée contre nous pour nous détruire est financée et équipée par nous-mêmes. Ne baissons pas la garde et souvenons-nous que grâce aux sanctions et au courage des Ukrainiens le temps travaille pour nous, à condition que la volonté politique ne nous fasse pas défaut, que l’esprit partisan et la futilité ne nous détournent pas des vrais enjeux. Au lieu de regarder de haut nos compatriotes européens de l’Est, inspirons-nous de leur stoïcisme et de leur connaissance cher payée des agissements du Kremlin. Refaisons l’« Europe de la liberté », comme on le rêvait au début des années 1950, mais cette fois dans les frontières géographiques de l’Europe.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.