Franco-Russe spécialiste de l’histoire de l’art, Olga Medvedkova dresse le portrait touchant d’une jeune Ukrainienne arrivée en France pour fuir les horreurs de la guerre, comme des milliers de ses compatriotes éparpillés en Europe.
Impossible de deviner ses origines ethniques. Elle-même les énumère : polonaise, russe, tatare. Mais quelle importance ! Car elle se dit définitivement Ukrainienne. Elle est d’Odessa. Le nom de cette ville au bord de la mer Noire apparaît pour la première fois sur une carte française datant de 1740, il sonne comme Odyssée et rappelle le voyage d’Ulysse. Elle a 30 ans, c’est l’âge de l’Ukraine indépendante. Cheveux bruns et yeux orientaux, elle l’est en effet, indépendante, intelligente et très bien élevée. Légère, rapide, elle parle couramment l’ukrainien, le russe, l’anglais et apprend le français. Car maintenant cette architecte de formation et conservatrice de l’art contemporain au musée d’Odessa est à Paris. Les collections de son musée étant évacuées et bien protégées, elle vient ici et, pour ne pas perdre son temps, s’inscrit en thèse à la Sorbonne. Son sujet porte sur la reconstruction des musées ukrainiens après la victoire dans cette guerre.
— Quand nous gagnerons cette guerre…, dit-elle.
Avec elle, j’apprends à dire quand au lieu de dire si. Cela donne du courage. Ce quand donne des forces, tandis que le moindre si démolit. Aucun si ici ne nous est permis. Une pareille injustice nous crèverait le cœur. À Odessa sont restées sa mère et sa grand-mère adorée, professeure à l’Université, qui continue à donner des cours sous les bombes russes qui n’épargnent personne, ni les enfants, ni les malades. Au téléphone, cette grand-mère lui parle de l’humeur maussade de son chat qui n’aime pas le bruit des bombes qui tombent.
— Attends, dit-elle, attends que je ferme la fenêtre.
A Odessa sont restés ses amis. Deux d’entre eux sont créateurs de mode, les garçons les plus gentils du monde. Mais aujourd’hui, ils sont devenus soldats. Ils sont dans les tranchées. Chaque jour, ils risquent leur vie. Elle les appelle tous les soirs afin de leur demander comment ils vont.
— Allez-vous bien ?
— Oui, lui disent-ils sans donner plus de détails. Et toi, raconte ! Raconte-nous Paris !
Et chaque soir elle leur narre Paris, ses rues et ses gens, son métro et ses gâteaux, ses musées et ses églises, ce qui est à la mode cet été, quelle couleur…
Avec ma chère Ukrainienne, je rêve, je me console. Je me dis : quand ils gagneront cette guerre qui n’a pas de nom, quand ils repousseront l’envahisseur et libéreront leur beau pays qui est à eux, ils viendront à Paris et elle leur montrera Paris, elle les guidera à travers ses rues étroites, sinueuses, elle les surprendra par la proximité de l’antique et du moderne. Elle leurs montrera la maison de Molière, le jardin du Palais Royal. Ils prendront un café sur la petite place de Valois, puis ils iront au Louvre…
Puis un jour on ira tous ensemble à Odessa. On va pleurer les morts, puis on va rire de l’agresseur bête et absurde, misérable et grotesque. Car ils savent si bien rire de l’ennemi ! Puis on parlera des choses insignifiantes, des petites choses dont la vie est faite.
Et eux, ces représentants d’un « grand pays », d’une « grande culture », des « grandes valeurs », qu’ils restent chez eux puisque tout y est si grand. Je voudrais que non seulement on les prive de visas touristiques pour qu’ils ne puissent plus venir ici en vacances, mais qu’on construise autour d’eux un mur très haut et très solide. Et qu’on les enferme chez eux à mille tours tant que le désir de tuer et de violer, de torturer au nom de leur grandeur ne leur passe à tout jamais ! Tant qu’ils ne comprennent, tant qu’ils ne mesurent ce qu’ils ont fait, oui, eux, tous, ceux qui ont tenu les armes et ceux qui ont écrit, parlé, dansé et chanté pendant que les autres tuaient. Tous ceux, chez eux, qui n’ont rien fait pour que cette guerre s’arrête ! Qui ont vécu, pendant ce temps, comme si de rien n’était. Tant qu’ils ne pleurent avec des larmes de sang ces étudiants qui dormaient dans leur foyer et furent tués, ces enfants cachés dans des sous-sols, ces mères qui viennent d’accoucher, ces prisonniers de guerre, cette fille, ce garçon, chaque homme, chaque femme, chaque Ukrainien et chaque Ukrainienne ! Et, en attendant, qu’ils ne viennent pas parmi nous, qu’ils ne se mêlent pas aux petites gens pour qui la vie de l’autre, aussi petit soit-il, est tout simplement sacrée.
Ce soir, j’écris à mon Ukrainienne pour demander comment vont ses amis. Elle m’envoie en réponse une photo d’un chien roux qui semble heureux, serré dans les bras de l’un d’eux. Ce chien, séparé des siens par la guerre, s’est joint à eux et maintenant ils y sont ensemble, ces soldats malgré eux et ce chien qui ne sait qu’aimer. Maintenant ils se protègent mutuellement. Oh, qu’ils vivent, que seulement ils vivent… !
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.