L’interdiction de visas pour les Russes : séparer le bon grain de l’ivraie

La plupart des Russes sont catégoriques quant à l’interdiction de visas touristiques pour les citoyens de Russie. Elle les rendrait collectivement responsables des atrocités de leur gouvernement et empêcherait ceux qui critiquent la guerre de quitter le pays. L’analyste politique ukrainien Mykola Riabtchouk explique pourquoi les Ukrainiens sont favorables à cette sanction, mais il se veut réaliste et propose aussi des solutions simples et pragmatiques. Pour lui, si franchir des frontières ne fait pas partie des droits de l’homme, alors il faudrait commencer par interdire de visa les fonctionnaires russes et demander aux autres s’ils ont publiquement soutenu la guerre de Poutine.

Par un beau samedi, le 13 août dernier, trois étudiants ukrainiens, un garçon et deux filles, se promenaient dans une rue de Zurich lorsque deux hommes en colère les ont abordés de manière agressive en leur posant une question assez étrange : « Pourquoi parlez-vous ukrainien ? » La réponse simple — « Nous sommes ukrainiens » — ne les a pas satisfaits. Au contraire, elle n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Les deux hommes ont alors déversé un torrent d’insultes xénophobes, répétant à l’envi « putain ! ». « Vous êtes des putains de connards, a crié l’un d’eux, rentrez chez vous et crevez là-bas ! »

Dès que la police est arrivée, les agresseurs sont partis. L’une des filles a filmé l’incident, mais il est peu probable que la police se donne la peine de retrouver les délinquants. Il est encore moins évident que la justice occidentale soit prête à traiter ces cas comme des crimes de haine à caractère racial ou xénophobe plutôt que comme de simples actes d’incivilité.

Quelques jours plus tôt, deux Ukrainiennes ont signalé le même genre d’agression dans une station balnéaire turque, où un Russe ivre leur a lancé un curieux mélange d’injures à connotation ethnique et de menaces personnelles (les « baiser » toutes les deux, de multiples manières). Dans ce cas, les enregistrements vidéo de ces agressions ont été utiles : le harceleur a été mis à la porte de l’hôtel, mais cela ne l’empêchera probablement pas de se livrer à de telles activités « patriotiques » ailleurs.

Récemment, dans une rue bondée de Varsovie, un autre « touriste » ivre a pu jouir de ses dix minutes de célébrité en criant : « J’aime Poutine ! » et : « L’Amérique vous enc… tous ! », mais il a fini au poste de police pour être allé trop loin en s’en prenant physiquement à des piétons.

Des clones de Poutine

Les histoires de ce genre ne font pas les gros titres en Europe, mais en Ukraine, elles apparaissent régulièrement dans les médias et suscitent beaucoup d’émoi. Les Ukrainiens connaissent d’expérience tous ces « patriotes », promoteurs du monde russe, qui détruisent leurs villes, tuent leurs enfants (363 au 20 août), violent leurs femmes et soutiennent ce qui est, depuis deux siècles, l’idéologie officielle russe : « L’Ukraine n’a jamais existé, n’existe pas et ne devrait jamais exister. »

Je ne pense pas que les Russes qui chassent les Ukrainiens à l’étranger soient les mêmes que ceux qui les chassent de retour chez eux. Physiquement, c’est peu probable, mais spirituellement, mentalement, idéologiquement, ils sont jumeaux. Ils sont tous des jumeaux, des clones, des imitations de Vladimir Poutine. Ils représentent plus de 90 % de la population. Poutine, en fait, n’est que leur incarnation.

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L’activiste Ioulia Tchernychova danse avec le drapeau russe pendant une manifestation ukrainienne à Munich le 9 mai dernier. Capture d’écran tirée de sa chaîne Telegram

Je connais ce genre de personnes depuis mes premières années à Lviv, où elles n’ont jamais caché leur haine, leur mépris et leurs préjugés à l’égard des « indigènes » (« mestnyïé », comme elles les appelaient avec mépris) ; je les connais depuis mes années d’études à Moscou, où elles ont essayé de m’ouvrir les yeux sur la conspiration mondiale, principalement judéo-maçonnique, contre les Slaves ; je les connais bien grâce aux écrits de leurs gourous culturels et idéologiques — ce mélange inflammable d’orgueil, de ressentiment et de complexe d’infériorité qui les empêche toujours de devenir une nation « normale ». Même le flot de rapports récents sur les activités « patriotiques » des Russes à l’étranger n’était pour moi qu’une simple répétition de l’histoire survenue en 1994, à Penn State, où ma fille de dix ans avait été maltraitée par un camarade de classe russe simplement parce qu’elle ne parlait pas russe.

(Mon expérience étant peut-être trop partisane, on peut la comparer aux observations impartiales d’un étranger qui a passé du temps à la fois en Ukraine et en Russie.)

Aujourd’hui, alors que ces « patriotes » font la promotion de leur monde russe en Ukraine avec des chars et des roquettes, nous pouvons humblement demander pourquoi, tous autant qu’ils sont, ainsi que leurs parents, amis et compatriotes qui mènent une guerre génocidaire en Ukraine, ont droit à une dolce vita dans l’Occident détesté, dans la « Gayropa », comme ils la surnomment pour la railler, sodomisée par les États-Unis ? Pourquoi sont-ils autorisés à profiter, joyeusement et agressivement, sans remords, de tout ce qu’ils ont pris aux Ukrainiens qu’ils veulent faire disparaître de la terre en même temps que leurs mandataires occidentaux ?

Responsabilité collective

Je connais la réponse (en fait, plusieurs réponses), mais la plupart d’entre elles ne sont que des prétextes pour éviter les solutions. Il n’y a qu’une seule explication qui compte, mais c’est exactement là que mon cerveau se heurte à mon cœur, et mon esprit à mes émotions. Oui, je sais, les principes libéraux sur lesquels la civilisation occidentale a été construite ne prévoient pas de responsabilité collective. Les 10 % des Russes qui ne soutiennent pas leur gouvernement fasciste et n’approuvent pas la guerre de Poutine en Ukraine ne devraient pas être punis pour des actes sur lesquels ils n’ont aucun impact, surtout de nos jours, dans une Russie de plus en plus totalitaire.

Cette conclusion est peut-être difficile à accepter pour la plupart de mes compatriotes qui pleurent leurs morts, leur pays pillé et leurs vies brisées, mais elle est rationnelle et légitime. Bonne ou mauvaise, c’est une règle. Il est en fait peu judicieux d’insister sur l’interdiction de visas pour tous les Russes, puisque tous les poids lourds politiques, aux États-Unis et dans l’UE, ont exprimé leur désaccord.

Que peut-on donc faire dans une situation aussi étrange ? Comment concilier la justice formelle et cette protestation morale ?

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Mur tagué par des touristes russes à Venise, en août. Photo : Katia Margolis

Tout d’abord, nous devons reconnaître qu’il existe de nombreux autres moyens de cibler la Russie : de nouvelles restrictions sur les importations, les exportations et les activités commerciales, la déconnexion complète de TOUTES les banques russes du système international SWIFT, l’interdiction pour les navires russes d’entrer dans les ports internationaux, et bien d’autres encore.

Deuxièmement, l’interdiction de voyager devrait être imposée à tous les fonctionnaires jusqu’à un certain niveau, tant dans l’administration que dans le complexe militaro-industriel, à tout le personnel militaire, de sécurité et des forces de l’ordre, à tous les juges et procureurs impliqués dans la persécution des opposants au régime, à tous les propagandistes qui font la promotion du régime et de son idéologie dans les médias.

Approche au cas par cas

Troisièmement, des restrictions intelligentes en matière de visas peuvent éviter efficacement une interdiction générale. Il s’agirait d’accorder les visas au cas par cas — pour un pays particulier, un objectif spécifique et un nombre de jours clairement spécifié. Et surtout, il faudrait poser à tous les demandeurs cette question simple : « Avez-vous déjà exprimé en public votre soutien à l’“opération militaire spéciale” en Ukraine, condamnée par les Nations unies comme un acte d’agression ? »

Les Russes estiment qu’ils ne mènent pas une guerre contre l’Ukraine, mais contre l’ensemble de l’Occident, dont l’Ukraine n’est qu’un agent. C’est donc tout l’Occident qui doit répondre de manière adaptée. Les Russes ont le droit de voyager librement, mais les Occidentaux, comme leurs alliés, ont le droit de fermer leurs frontières aux étrangers indésirables, dangereux ou hostiles. Le franchissement des frontières est peut-être la seule situation en droit international où la présomption d’innocence ne fonctionne pas. Tout le monde peut être soupçonné jusqu’à ce qu’il prouve le contraire.

De telles mesures ne résoudront pas tous les problèmes, notamment parce qu’il y aura une énorme zone grise entre les partisans passifs et les opposants passifs du régime, et qu’il restera difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Mais cette procédure obligera certainement de nombreux Russes à réfléchir à deux fois à leurs paroles et à leurs actes, tant dans leur pays qu’à l’étranger. Peut-être atténuera-t-elle légèrement l’indignation morale des Ukrainiens qui voient leurs bourreaux fanfaronner en vacances dans des stations balnéaires occidentales et se produire dans des conférences universitaires et des débats télévisés.

Version originale. Nous remercions la rédaction de Raam op Rusland de nous avoir autorisés à publier cet article.

Traduit de l’anglais par Desk Russie, révisé par Rosine Klatzmann

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

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