Russie et Europe : un éternel retour ?

L’historien et slavisant Wladimir Berelowitch se penche sur le discours, brandi par le pouvoir russe et ses « idéologues », d’une opposition irréductible entre Russie et Europe au fil de l’histoire : cette confrontation relève-t-elle du mythe ? S’agit-il du retour d’un thème éculé qui aurait traversé les époques ? Quelle est son emprise sur la population russe, à l’heure où une vague d’hystérie et de barbarie pure et simple semble s’être emparée des élites russes ? Le tableau actuel, suggère l’auteur, ressemble à des convulsions tardives d’empire, ce qui pose la question d’une fin peu glorieuse, et peut-être subite, pour la Russie d’aujourd’hui, sans que l’on puisse encore en connaître les contours.

On cite souvent la célèbre réflexion de Marc Bloch : « L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet dans le présent l’action même. » On oublie souvent que cette réflexion, devenue banale, a une suite qui l’est beaucoup moins : « Mais, si l’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé, il est vain de s’épuiser à comprendre le passé si l’on ne sait rien du présent. » Ainsi le présent est certes éclairé par le passé, mais il pose aussi des questions, toujours nouvelles, sur ce passé qui continue de vivre si on aspire à son intelligence parce qu’on en connaît le prolongement.

Ce rappel est particulièrement actuel aujourd’hui, lorsque nous tentons de penser, en termes rationnels, ce qui n’est pas facile, les événements qui se déroulent en Russie. Rarement l’histoire a-t-elle été autant sollicitée que par le régime de Poutine et particulièrement aux approches de l’invasion de l’Ukraine, comme si cette guerre était l’application d’une « vérité » de l’histoire, dont les Russes seraient les porteurs.

Cette « vérité » historique a été amplement déclinée sur tous les modes depuis plus de vingt ans par tous les canaux de la propagande officielle et officieuse russe. En particulier, dans sa déjà fameuse déclaration du 21 février 2022, qui allait servir de justification à son « opération spéciale » en Ukraine, Poutine a repris brièvement son article publié le 12 juillet 2021, et s’est livré à un raccourci historique qui couvrait une période de plus de mille ans d’histoires russe et ukrainienne confondues. Mais cette amplitude chronologique se doublait aussi d’une amplitude spatiale : par-delà ce qui allait devenir, trois jours après, la guerre russo-ukrainienne, Poutine campait une entité civilisationnelle, la Russie, dans laquelle il incluait définitivement une Ukraine supposée inexistante, face à une autre entité, l’Europe, qui constituait non pas même une protagoniste du conflit, mais bien son ennemie principale : puisque l’Ukraine n’était ni un État ni une nation, c’est que la cause de tout devait être cherchée plus loin, car c’est l’Europe qui avait prétendument tout fait pour détacher l’Ukraine de la Russie, une Europe que Poutine animait d’une volonté mauvaise, hostile à la Russie.

Dans la vérité historique poutinienne, telle qu’elle sue par tous les pores de l’establishment politico-culturel russe, l’actualité renoue avec l’histoire ancienne, elle la prolonge et elle l’éclaire tout à la fois. Les pseudo-nazis qui feraient régner la terreur en Ukraine ne seraient, en effet, que des héritiers directs des vrais nazis allemands qui avaient attaqué la Russie soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale. Derrière les premiers, il y a l’Europe et l’Occident, mais en 1939-1941, malgré les apparences, il y avait déjà eu l’Europe qui, en dernier ressort, avait lancé Hitler contre cette même Russie. De même qu’il y avait eu l’Europe derrière la défaite et l’effondrement de la Russie au cours de la Première Guerre mondiale. Et aussi cette même Europe coalisée qui avait montré son vrai visage au cours de la guerre de Crimée en 1853-1856. Et c’était aussi son spectre, arborant le masque révolutionnaire et napoléonien français, qui avait attaqué la Russie en 1812. La même Europe aussi, porteuse de tous les dangers catholiques et se profilant derrière la Pologne au XVIIe siècle, qui avait tenté de subvertir la Russie, y compris ce territoire que nous persistons à appeler « Ukraine ». Et la liste n’est pas close.

Dans la foulée de ce discours, Poutine reprit à son compte une définition de l’Europe qui courait déjà depuis des mois dans son cercle rapproché de propagandistes et aussi en Chine : elle était, selon lui, « l’empire du mensonge » (Imperia lji). Peut-être s’agissait-il ici d’une inversion déformée de la formule de Reagan, « l’empire du mal », que le président américain avait en son temps appliquée à l’URSS. Mais Poutine ignorait certainement que sa propre formule avait déjà été inventée presque deux siècles plus tôt par Michelet, qui, dans ses Légendes démocratiques du Nord, avait ainsi caractérisé la Russie de Nicolas Ier. Pour Michelet, le mensonge était le mot-clé pour comprendre la Russie1, avant même celui de l’esclavage qui, pour Custine, en 1839, venait en premier (« les Russes… grands et petits… sont ivres d’esclavage »). Il est intéressant que Poutine, sans le savoir, soit revenu ainsi à des fondamentaux et ait renvoyé à l’Europe, ou au monde occidental, les images dont certains Occidentaux, parmi les plus perspicaces, avaient doté la Russie au XIXe siècle.

Voici donc dressées, face à face, la Russie et l’Europe, ces deux chiens de faïence que le dictateur russe se plaît à opposer irréductiblement, comme si elles étaient d’essences incompatibles. Dès lors il est permis de se poser trois questions :

  • Cette tradition d’opposition s’appuie-t-elle sur des réalités ou seulement des représentations ? Autrement dit, s’agit-il d’un mythe ?
  • Cette vision géo-historico-politique a-t-elle subi une évolution ou s’agit-il, dans la bouche de Poutine, d’un éternel retour de vieilles rengaines ?
  • Quelle est sa prégnance ou, en d’autres termes, est-elle partagée par les concitoyens de Poutine ou une partie d’entre eux, et quelles pourrait en être la longévité ?

Tâchons d’y répondre.

1. Première question. Dans un ouvrage très remarquable qui a fait date2, l’historien américain Martin Malia traita la question des rapports entre la Russie et l’Europe ou, plus exactement ici, l’Occident, de la façon suivante : par son histoire, son parcours, ses alliances, ses réalités économiques, culturelles et même sociales et politiques, la Russie se situait à l’extrême orient du gradient européen et ne présentait pas de mystère particulier. Si donc « énigme russe » il y avait, si les Occidentaux et les Russes éprouvaient tant de mal à se comprendre, la responsabilité en incombait surtout aux Occidentaux eux-mêmes, qui projetaient sur ce pays à la fois proche et lointain des schémas idéels, souvent idéaux, un peu plus « russophiles » que « russophobes », et dictés par les grandes vagues intellectuelles qui le traversaient. Ceci jusqu’à l’instauration du régime soviétique, qui fut un inédit aussi bien sur le terrain russe que dans le monde. Avec lui les cartes se redistribuèrent : cet avatar de Russie made in USSR leva un nouveau drapeau idéologique qui l’opposa radicalement à l’Occident et qui relança du côté de celui-ci diverses formes de wishful-thinking.

Définitivement ? Au moment où Malia acheva son ouvrage, le régime soviétique était déjà tombé. Et si Malia fut optimiste en 1991 sur le rapprochement entre Russie et Occident, dès 1998 soit dès avant l’ère Poutine, il émettait des doutes très sérieux à ce sujet3. De même qu’Anatole Leroy-Beaulieu, un des plus fins analystes du monde russe au XIXe siècle, et qui s’était s’interrogé sur ce qui sortirait de la révolution russe de 1905-1906, Malia pensait que la Russie n’avait pas d’autre choix que de rejoindre le mainstream européen. Mais il se garda bien d’en annoncer l’échéance…

Avait-il raison ? Sans entrer plus avant dans une analyse de l’histoire de la Russie, contentons-nous d’énumérer trois ingrédients majeurs qui, à notre sens, empêchent ce pays d’être « européen » : premier ingrédient, sa taille, évidence qu’on oublie trop souvent et qui ne mérite pas de commentaire, tant elle saute aux yeux. Tchaadaïev avait dit qu’en Russie, la géographie tenait lieu d’histoire. Sait-on, par exemple, que les toutes premières esquisses de propagande russe sous le règne de Pierre le Grand, avant même de vanter les succès de l’armée russe, évoquaient l’immensité de l’empire ?

Deuxième ingrédient, sa composition : formellement depuis Pierre le Grand et, en fait, depuis Ivan le Terrible, la Russie n’a jamais été autre chose qu’un empire multi-ethnique qui n’a jamais digéré, ni intégré, ni préservé, ni vraiment reconnu ses composantes non russes, même si au XXe siècle elle a inventé pour cet empire des formes inédites dites « soviétiques » et apparemment fédérales. Mentionnons un seul exemple de cette remarquable cécité russe. Lorsque, dans son Cours de l’histoire de Russie, publié à partir de 1904, l’historien Vassili Klioutchevski définissait le principal facteur de l’histoire russe, il mentionnait la colonisation… oui, mais des fleuves et des terres, et non pas celle des populations non russes dont il semblait ignorer jusqu’à l’existence.

Enfin, troisième ingrédient, une forme de pouvoir autocratique dont la Russie ne s’est jamais vraiment départie, même lorsqu’elle fut soumise au test d’élections libres et qu’elle a pris récemment la forme d’une « démocrature ». Qu’il suffise de rappeler à ce sujet que depuis la chute du régime communiste, et à la différence de tous les autres pays européens, ex-communistes compris, sauf la Biélorussie, elle ne connut jamais d’alternance du pouvoir.

Ces trois ingrédients persistants, les élites russes, celles qui, précisément édifièrent délibérément et explicitement l’empire russe au XVIIIe siècle, en furent tellement conscientes qu’on trouve, par exemple, dès 1766-1767, sous la plume de Catherine II, surtout elle, des réflexions qui les lient tous les trois de façon indissoluble : la Russie est un immense empire qui ne saurait être gouverné que par une autocratie, sous peine d’éclatement.

Dès lors, nous pourrions inverser doublement la perspective adoptée par Malia : non, l’opposition entre Russie et Europe n’existe pas que dans les têtes ; et non, cette opposition vient principalement de la Russie elle-même car elle provient de ses structures profondes et aussi, faut-il ajouter, parce qu’il s’est toujours trouvé en son sein des forces suffisantes pour se penser « autres ».

berelowitch poutine
Vladimir Poutine avec les dirigeants de la Commission et du Conseil européens à Ekaterinbourg, en 2013. // kremlin.ru

2. Ce qui nous amène à la seconde question. Faut-il croire que Poutine ait raison et que le peuple russe aurait des traditions qui lui interdiraient, sous peine de se mutiler ou de disparaître, d’emprunter des voies occidentales ? C’est ici qu’il faut bien revenir au sempiternel « grand débat » qui, de façon protéiforme, a animé la vie intellectuelle russe depuis près de deux siècles, entre les tenants d’un (ou plutôt du) Sonderweg russe, si creuse et floue que puisse être sa définition, et les adeptes d’une occidentalisation — idée un peu moins floue — de leur pays. Deux tentations également dangereuses guettent les historiens qui s’attaquent à ce véritable serpent de mer de l’histoire russe : croire que ce débat est toujours le même, qu’il ne fait au mieux que changer de forme au cours des siècles, ou bien se focaliser sur ses contextes successifs au point de s’interdire de le reconnaître. Par exemple, le contexte de la Russie post-soviétique, avec ses libertés civiles nouvellement acquises, son essai d’ouverture au monde, son relatif enrichissement, etc., pouvait empêcher de voir et d’entendre les discours de plus en plus hostiles et xénophobes qui montaient de l’élite politique et médiatique russes. Et à l’inverse, nous pouvons lire aujourd’hui, ici et là, que Poutine et son entourage perpétuent la tradition slavophile, voire l’idée de la Russie Troisième Rome.

Faisons un peu de généalogie en partant du présent. Il a déjà été écrit maintes fois que Poutine a été et est peut-être toujours directement influencé par des idéologues et journalistes nationalistes, tels que Douguine, le plus connu d’entre eux, et cela bien avant la guerre d’Ukraine. À leur tour, ces plumitifs ont puisé leurs idées auprès d’auteurs « eurasiens » et autres du début du XXe siècle, principalement émigrés, et en amont chez des auteurs comme Nicolas Danilevski, dont La Russie et l’Europe, publié en 1869, opposait déjà les deux prétendus ennemis irréductibles. Plus en amont, nous trouvons dans les années 1830-1860 ce qu’on appelle souvent les « deux générations » du courant slavophile, issu du romantisme philosophique et historiosophique allemand, dont il transposait certaines constructions sur le sol russe, ainsi que, parallèlement et partiellement en fusion avec lui, un nationalisme officiel qui gravait dans le marbre la séquence Église orthodoxe — autocratie — nation russe, dont les racines remontaient à l’époque des guerres napoléoniennes.

Comment comparer ces différents moments ? Admettons, bien que cela ne soit guère le cas, qu’ils soient de simples variations sur plusieurs thèmes historiques, religieux, culturels et même sociaux, dont le point commun est une opposition entre l’Occident et la Russie. En fait, l’essentiel ne serait quand même pas là, car les plus grandes différences entre ces constructions nationalistes ne sont pas nécessairement thématiques, et c’est ce qui trompe.

Première différence. À un seul moment de cette histoire, les idées nationalistes (en l’occurrence slavophiles) n’ont pas simplement accompagné les événements, mais les ont réellement influencés : il s’agit de la guerre russo-turque de 1877-1878. Encore cette influence fut-elle limitée. Pour le reste, nous avions affaire soit à des rêveurs comme les slavophiles de la première génération, soit à des acteurs des réformes internes d’Alexandre II, soit à des faiseurs d’opinion, soit à des serviteurs cyniques du tsar, fabricateurs d’artéfacts comme le nationalisme officiel en 1833. Certes, de 1905 à 1917, lorsque émergèrent légalement des partis politiques, des mouvements et des groupements politiques ultranationalistes virent le jour et poussèrent parfois très loin le culte de la russité, l’antisémitisme, voire la xénophobie. Ils pesèrent certes dans l’opinion, mais n’avaient guère droit au chapitre et les politiques hésitantes de Nicolas II n’y puisaient pas leur inspiration.

Quid de la période soviétique ? Aucun doute, les idées, y compris les plus folles, jouèrent un grand rôle dans les prises de décision des bolcheviks. Lénine certainement, même Staline, dans son cynisme, même tous ses successeurs, certes plus mous, mais trop accrochés à leur légitimité idéologique et trop paresseux pour la remettre en cause sérieusement, devaient croire probablement à l’existence, à l’Ouest, non pas d’un monde pluriel, adversaire ou non, voire ennemi, de l’URSS, selon les pays, les périodes et les situations, mais d’un prétendu camp impérialiste, ennemi par définition et par essence, jusqu’à sa destruction programmée et inévitable. L’idée de deux entités ennemies mortelles (dûment complétée par celle d’une histoire qui devrait s’achever par le triomphe de la bonne entité) était donc bien là. Mais il ne faut pas oublier que ces attitudes idéologiques n’étaient pas nationalistes dans leur contenu apparent et ne sauraient être lues dans le droit prolongement des russolâtries du XIXe siècle.

C’est donc seulement assez récemment, dès avant 1999, l’année où Poutine devint chef du gouvernement, et de plus en plus depuis, que nous voyons un nationalisme europhobe et obsidional monter en puissance, puis inspirer non pas après coup, mais en amont, les décisions gouvernementales les plus lourdes, comme la guerre en Ukraine. La différence avec les nationalismes du XIXe siècle, c’est l’appel à l’acte, puis le passage à l’acte.

Ce qui nous conduit à constater une seconde et grande différence entre la tradition nationaliste russe et les idéologues actuels. Si nous comparons, comme on le fait parfois aujourd’hui, les idées des slavophiles à celles d’un Douguine, nous voyons d’un côté des constructions intellectuelles abstraites, relativement élaborées, nourries de lectures philosophiques et historiques occidentales, et de l’autre une accumulation de formules découpées à la hache, si stupides qu’elles sont imperméables à la discussion, pleines de haine, de suffisance et de ressentiment, et appelant à l’acte. La distance entre les deux est probablement encore plus grande que celle, par exemple, qui sépare les écrits de Marx de ceux de Staline, et ressemblerait plutôt à celle qui séparait un écrit philosophique allemand du XIXe siècle d’un discours de Hitler.

Cette distance est égale à un bond fictif dans le temps, en arrière, comme si Poutine et son entourage réinventaient un passé russe dont ils avaient été coupés, dont ils n’avaient qu’une idée très obscure, déformée, comme s’ils enjambaient d’un coup toute l’idéologie soviétique dont ils avaient été nourris soit directement, soit en héritage, soit génétiquement. Ils sont les petits-enfants de générations et de générations de communistes. N’en ont-ils donc rien gardé ? Rien, en effet, ou très peu en apparence, dans les contenus explicites, beaucoup dans les mécanismes mêmes de la pensée. Ils ont gardé du communisme une sorte de résidu à sec : oubliés les stades marxistes de l’histoire, la lutte des classes, le socialisme, le capitalisme et même son « stade suprême ».

De toute cette construction idéologique vermoulue, dissipée comme un nuage de fumée de 1988 à 1991, il ne reste que deux mécanismes et les deux pièces que voici, il est vrai, maîtresses : d’une part, la notion de « l’impérialisme » américano-européen avec ses suppôts asiatiques, non plus « stade suprême du capitalisme », mais ennemi de la Russie ; et de l’autre cette même Russie, non plus « camp socialiste » mondial, mais rétrécie à son ancien empire largement virtuel, flanquée un peu plus loin du monde orthodoxe slave et, encore plus loin, de ses « amis » ailleurs dans le monde, rescapés de l’escarcelle soviétique. Quant aux mécanismes, ces deux ressorts indispensables de l’ancienne idéologie, c’est une vision binaire du monde et une sollicitation maximale de l’histoire, dont la direction finale, supposée inévitable (la victoire de la Russie sur l’Occident), doit se traduire en actes volontaires.

Ainsi, les idées de Poutine, qui lui ont été soufflées par ses séides propagandistes, sont le fruit d’une très longue, mais zigzagante évolution. On pourrait dire, si on songe surtout à la tradition nationaliste russe du XIXe siècle, qu’elles sont le point d’aboutissement d’une série de caricatures, chaque nouvelle génération nationaliste étant une caricature de la précédente. La dernière caricature, les discours de Poutine, si semblables aux discours de Hitler avant l’invasion de la Tchécoslovaquie qu’on croirait presque qu’il s’en est inspiré, ont ceci de particulier qu’ils font fusionner la parole et l’acte, l’histoire et la politique, l’idée et sa caricature. Poutine aurait donc raison d’opposer la Russie à l’Europe… à condition de réduire la Russie et les Russes au petit porteur de valeurs russes.

3. Voilà qui nous conduit brièvement, parce qu’elle reste ouverte, à notre dernière question, qui sera aussi notre conclusion : cette configuration poutinienne, si particulière malgré les traditions dont elle s’est nourrie, est-elle partagée par la population russe et pour combien de temps ? Une tentative de réponse, au demeurant impossible à moins d’être prophète, nous entraînerait trop loin. Suggérons toutefois une piste de réflexion qui rejoindrait tout ce qui précède. À l’instar d’autres mouvements de l’histoire que la Russie a plutôt ignorés, mais que l’Allemagne nazie, par exemple, a bien connus, une partie des élites russes, politiques, médiatiques, partiellement culturelles et intellectuelles, serait gagnée par une adhésion non pas tant au pouvoir politique de Poutine qu’aux idées violentes, haineuses et xénophobes qu’il colporte, et cette partie, sans aucun doute importante, des élites a réussi jusqu’à présent à instiller son poison nationaliste dans la masse, a priori indifférente et passive, de la population.

Et ainsi nous nous trouverions aujourd’hui à une sorte de climax de la vieille opposition entre Russie et Europe, ce qui rendrait ce moment particulièrement dangereux. Mais, ajouterons-nous, et les événements actuels, en particulier ceux dont les nouvelles nous parviennent du front, pourraient le suggérer, l’accumulation des caricatures idéelles, la véritable hystérie et la vague de barbarie pure et simple qui se sont emparées des élites russes ressembleraient davantage non pas à une acmé, mais à des convulsions tardives de l’empire russo-soviétique qui, si dangereuses qu’elles soient, pourraient connaître une fin peu glorieuse et peut-être subite, dont nous ne connaissons évidemment pas encore les contours.

Wladimir Berelowitch est historien de la Russie et de sa vie intellectuelle, il est professeur émérite d’histoire à l’université de Genève, et ancien directeur d’études à l’EHESS, auteur de plusieurs livres et traducteur littéraire.

Notes

  1. Dans nombre d’ouvrages consacrés à la Russie et à l’URSS, dont plusieurs ont été regroupés dans un ouvrage récent (Contagions. Essais 1967-2015, Les Belles Lettres, 2018), Alain Besançon a magnifiquement développé ces prémonitions de Michelet, prolongées par des observateurs lucides de l’URSS stalinienne tels que Boris Souvarine ou Ante Ciliga.
  2. Martin Malia, L’Occident et l’énigme russe. Du Cavalier de bronze au mausolée de Lénine, Paris, Seuil, 2003 (1999 pour l’édition américaine).
  3. « La Russie s’éloigne de l’Occident », Le Monde, 16 septembre 1998.

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