L’intellectuelle ukrainienne Marianna Perebenesiuk nous présente quelques « mèmes » drolatiques, qui se diffusent sur l’Internet ukrainien avec un vif succès depuis le début de la guerre.
Le 28 août dernier, l’ambassadrice du Royaume-Uni en Ukraine Melinda Simmons sur Twitter la photo d’une fleur de coton sur sa table, légendée : « J’ai depuis peu un penchant particulier pour cette fleur ». À en juger par le succès de la photo — likée 13 528 fois et retweetée 1 261 fois — la diplomate est loin d’être la seule à avoir un penchant pour le coton.
La veille, le 27 août, le compte Twitter du ministère de la Défense d’Ukraine est allé encore plus loin, en créant un personnage imaginaire dérivé d’une fleur de coton : Bavovnyatko. Le coton se dit bavovna en Ukrainien et le suffixe -atko est utilisé pour former des diminutifs et décrire de petites choses : bavovnyatko serait donc un petit de coton, un cotonnet. « Bavovnyatko est un animal fantôme. Moelleux et agité. La nuit, Bavovnyatko se rend tranquillement dans les bases, les dépôts, les aérodromes, les raffineries de pétrole et autres lieux des occupants remplis d’objets inflammables et commence à y jouer avec le feu », dit le tweet qui accompagne l’image d’une bête adorable, quoi qu’assez sanguinaire.
Tout cela, sans compter de nombreux dessins, collages, vidéos, blagues, chansons et autres créations célébrant le coton qui ont été, depuis quelques mois, produites en masse, autant par des professionnels que par de simples utilisateurs des réseaux sociaux.
Que se passe-t-il donc avec cette plante en passe de devenir culte en Ukraine et de plus en plus populaire à l’étranger ?
Voici l’explication. Il se trouve qu’en russe le même mot exprime à la fois le coton (plante), mais aussi un bang, un clap (bruit qui accompagne une explosion)1. Et c’est bien ce mot qui, depuis plusieurs années, remplace le mot explosion dans les médias russes pour réduire le niveau d’anxiété du public face aux accidents affectant des réseaux de gaz de ville, fréquents dans ce pays à l’infrastructure délabrée. En 2020, le média en ligne russe indépendant Meduza a même enquêté sur cette forme particulière de censure et le recours de plus en plus systématique au mot clap pour désigner des explosions.
Chose que la plupart des Ukrainiens n’ont découverte qu’après la deuxième invasion russe en Ukraine en février 2022. Après la perte du bateau amiral de la flotte russe, le Moskva, si l’on veut être plus précis. Pour pouvoir expliquer pourquoi ce navire a coulé tout en niant qu’il fut frappé par les missiles ukrainiens, les médias et les commentateurs russes ont usé de toute leur imagination — ou plutôt du manque de celle-ci. La version principale ? Un clap provoqué par une cigarette mal éteinte l’a fait couler ! Un mème [élément de culture repris en masse sur Internet, NDLR] est né. Voire deux : celui du coton (clap) et celui du tabagisme qui, tous deux, ravagent les bases militaires russes et déciment l’armée russe. Le ministère de la Défense d’Ukraine, d’ailleurs, le répète à souhait (« fumer tue ! ») en encourageant les soldats russes « à arrêter de fumer » et rappelle régulièrement qu’il est « interdit de fumer » dans les lieux publics en Ukraine. Un subtil rappel que la Crimée, c’est l’Ukraine.
Les institutions publiques et les entreprises publiques ne sont pas en reste : plus tôt cette année, la poste d’Ukraine a émis des timbres avec la très célèbre phrase prononcée par les militaires de l’île aux Serpents, devenue elle aussi un mème : « Navire militaire russe, va te faire *** ! », ainsi qu’avec un quasi mythique « tracteur ukrainien » qui tracte un char russe. Parlons de ce tracteur justement : ce printemps, les services communaux de Kyïv ont même créé une composition florale en forme de tracteur. Et un peu plus tard, mes parents m’ont envoyé d’Ukraine une petite gourmandise qui fait chaud au cœur : un pain d’épice glacé et décoré avec un dessin éloquent : un tracteur dans un champ de tournesols avec la phrase « Tout ira l’Ukraine ! » (détournement de « tout ira bien »).
Les mèmes Ukrainiens sont devenus si naturellement omniprésents que quand un designer a créé un nombre limité de paquets de cigarettes factices de marque « Himars » avec le traditionnel bandeau « Fumer tue », les internautes se sont spontanément demandés comment il était possible de s’en procurer. En somme, en Ukraine l’humour est un art de vivre, et c’est bien ce talent ukrainien pour un humour insolent et gai, même au milieu du pire, qui surprend le monde depuis six mois.
À cet étonnement, plusieurs raisons. D’abord, la capacité même de rire et faire rire les autres, sur des thèmes très difficiles, au moment où la nation vit un génocide, sans rien perdre de sa dignité. Ensuite, que l’humour ukrainien soit en effet très bon — drôle, à propos, polymorphe, souvent doté d’une valeur artistique certaine. Mais aussi, pour finir, l’approche ukrainienne. L’audace de reprendre et moquer le discours de Moscou qui tétanise les capitales européennes. Le coton joueur et un brin inflammable en sont une belle illustration.
Parce que, au fond, si l’humour et l’attitude ukrainienne attirent autant, ce n’est pas parce que les Ukrainiens font ça mieux, c’est aussi et surtout parce qu’ils font ça différemment. Au lieu de recourir à mille précautions pour « ne pas provoquer la Russie » en se soumettant à son narratif — qui n’existe, rappelons-le, que pour ça, pour nous imposer les limites de notre réponse — les Ukrainiens s’en affranchissent. C’est libérateur, ça fait du bien : ça fait du bien aux Occidentaux qui découvrent qu’on peut être libre, arrêter de marcher sur des œufs, arrêter de tout craindre. Au lieu de passer sa vie à démontrer la fausseté d’incessantes inventions de la propagande russe, les Ukrainiens les reprennent telles quelles, les détournent et les poussent au paroxysme. Et c’est très drôle.
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C’est la faute des claps cotonneux ? – Mais bien sûr ! Méfiez-vous, ils sont très dangereux ! Et partout. Je suis sûre qu’il y en aura bien davantage.
Les dégâts sont causés par un tabagisme imprudent ? – C’est un sérieux problème que vous avez là, ma foi ! Ce n’est pas un sujet à négliger ! Évitez de fumer des Himars surtout, ces cigarettes sont un peu trop fortes pour vous.
Le Moskva a « brûlé et coulé » ? – Mince ! Quel dommage. Mais c’est heureux que vous le preniez si bien ! Et l’autre Moskva, c’est pour quand? (Car le navire amiral de la flotte russe avait été baptisé du nom de la capitale russe).
Loukachenko a une carte qui révèle les directions de l’hypothétique attaque ukrainienne sur le Bélarus ? – C’est très intéressant ce que vous dites là ! Passionnant même. Auriez-vous d’autres cartes ?
Tous les Ukrainiens sont des nazis ? – Et comment! Vous n’avez encore rien vu ! À votre place, j’aurais bien peur ! À propos, où sont mes esclaves personnels dont a parlé la télé russe ?
On apprend aux enfants ukrainiens à tuer des bouvreuils (aux couleurs russes) et nourrir des mésanges (aux couleurs ukrainiens) ? – Zut ! On ne peut rien vous cacher. Excusez-moi, j’ai mon ragoût de bouvreuil à préparer pour le dîner.
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Cela n’est pas sans rappeler que l’œuvre fondatrice de la littérature ukrainienne moderne est un travestissement parodique de l’Énéide de Virgile par Ivan Kotliarevskyi. Ce livre de 1798 a été le premier à être écrit en langue ukrainienne telle qu’elle était parlée par de simples Ukrainiens. Le prince troyen Énée, à la fois expulsé de sa patrie dévastée, mais aussi futur père fondateur d’un brillant état romain — n’oublions pas la dimension politique du poème de Kotliarevsyi — est un brave cosaque qui fait face aux grands et petits malheurs qui le frappent avec joie et bonne humeur. Les dieux, Zeus, Vénus, etc, sont de simples villageois avec leurs petites chamailleries et intrigues, que l’on traite sans ménagement. C’est le livre par lequel commence le cursus de la littérature ukrainienne dans les collèges d’Ukraine, un ouvrage qui a toujours été, depuis sa parution et jusqu’à nos jours, une immense source d’inspiration pour les artistes ukrainiens.
Le président Zelensky a récemment répété que la guerre « a commencé en Crimée et qu’elle s’y terminera ». On pourrait aussi dire que la culture ukrainienne, que le monde découvre enfin à cause de la guerre et en partie grâce aux mèmes, puise dans le rire à ses sources et c’est dans le rire qu’elle continue à s’épanouir. En étonnant et charmant le monde entier au passage.
Et pour finir dans la bonne humeur, une blague ukrainienne pour la route : « L’armée russe était la deuxième armée dans le monde, elle est devenue la deuxième armée en Ukraine. » Riez ! C’est bon pour la santé.
Marianna Perebenesiuk est comparatiste, spécialiste de la littérature française, des métiers du livre et de l’audiovisuel. Auteur d’un essai en thanatologie, elle avait également travaillé avec des sociétés de production et des ONG et collabore avec l’hebdomadaire national ukrainien Ukraïnskyi Tyzhden. Depuis le début de la guerre, elle décrypte régulièrement le contexte ukrainien dans les médias français.