« Nezalejnist », ou le style de Zelensky

Historienne de l’art et autrice d’origine russe, Olga Medvedkova analyse l’essence du style de Zelensky et le courage exemplaire des Ukrainiens en s’appuyant sur les réflexions du philosophe français Vladimir Jankélévitch. D’où leur vient cette grandeur d’âme, conjuguée avec l’humour et l’intrépidité ?

Le 11 septembre, Volodymyr Zelensky a publié sur sa chaîne Telegram une vidéo de l’incendie provoqué par le bombardement russe des centrales électriques dans les régions de Kharkiv et de Donetsk. Il s’est ensuivi des coupures complètes d’électricité dans ces régions. Les Russes, comme ils le font depuis le début de leur invasion de l’Ukraine, mènent leur « opération » contre les civils : ouvertement, cyniquement. Zelensky a accompagné cette vidéo du commentaire suivant. Pour une fois, il l’a écrit en russe, car ce petit mot s’adressait aux Russes :

« Vous pensez toujours que nous sommes un seul et même peuple ? Vous pensez toujours que vous pouvez nous faire peur, nous briser, nous faire accepter vos compromis ? N’avez-vous vraiment rien compris ? Vous ne comprenez donc pas qui nous sommes ? Ce que nous défendons ? De quoi il s’agit pour nous ???

Lisez donc sur nos lèvres :

– Sans gaz ou sans vous ?
– Sans vous !
– Sans lumière ou sans vous ?
– Sans vous !
– Sans eau ou sans vous ?
– Sans vous !
– Sans nourriture ou sans vous ?
– Sans vous !

Le froid, la faim, l’obscurité, la soif ne nous effraient pas tant que votre amitié et votre fraternité. Mais l’histoire remettra les choses à leur place. Et nous aurons du gaz, de la lumière, de l’eau et de la nourriture…, mais SANS vous1 ! »

Ce texte est exemplaire du style de Zelensky : un style bien particulier et bien personnel, toujours extrêmement concret mais, en même temps, nourri d’une énergie poétique et — l’on a envie de dire — d’un élan presque psalmique. Cette énergie ne vient pas tant des répétitions rythmiques qui lui sont propres que d’un saut, qui s’y opère régulièrement : du concret à l’essentiel, de l’anecdotique au symbolique. On a l’impression que cela se passe chez lui naturellement et c’est par ce grand naturel que l’on reconnaît chez lui un homme politique et un orateur de grand talent. Un jour, on publiera ses discours, on les analysera2.

Mais d’ores et déjà, nous pouvons observer ce trait particulier : cette absence complète chez lui de l’explication lente et molle, de la démagogie et du stéréotype. Quand le cliché semble venir, comme par mégarde, il le transforme aussitôt en son contraire. « Mais l’histoire remettra les choses à leur place », dit-il comme par habitude. Et nous nous attendons à l’habituel : « Les ennemis seront punis. » Mais non, arrive la chose la plus concrète possible, la plus claire et évidente possible : « Et nous aurons du gaz, de la lumière, de l’eau et de la nourriture…, mais SANS vous ! » Dire « SANS VOUS » est le début de la libération. Et la libération est la condition sine qua non de la vie. Or sans vie, de quelle lumière, de quelle nourriture aurait-on besoin ? Ainsi, par une simple tournure, Zelensky rétablit l’ordre des choses, la cohérence du monde, la hiérarchie des valeurs.

Avec ses discours plus longs devant le public international et les messages plus brefs qu’il adresse aux Ukrainiens chaque soir depuis bientôt sept mois, avec ses textes courts sur les réseaux sociaux, Zelensky est l’exemple frappant d’un style politique que nous avons presque oublié: une parole politique qui a une énergie et un potentiel quasi démiurgique. On y croit : une telle parole peut se faire chair, de la même manière que se fit chair la « France libre » de De Gaulle. Quand ce dernier a prononcé ces deux mots, me rappelait récemment un ami, ils ne recouvraient aucune espèce de réalité, on ne pouvait parler d’aucune « France libre ». À quoi correspondaient donc ces mots ? À la même chose que les paroles de Zelensky : « Vous ne comprenez donc pas qui nous sommes ? Ce que nous défendons ? De quoi il s’agit pour nous ? »

Avec Zelensky, j’ai envie de poser aux Russes cette question : « Avez-vous compris qui sont les Ukrainiens ? De quoi il s’agit pour eux ? » J’ai l’impression que non. Et pourtant, depuis 2014, depuis Maïdan, ils essayaient de leur expliquer. Ils le disent, ils le chantent dans leur hymne national composé d’après le poème de Pavlo Tchoubynsky (1862), qu’ils fredonnent comme si c’était leur chanson préférée, de la façon la plus naturelle du monde. « Chtche ne vmerla Ukrainy ni slava ni volia » : ni la gloire ni la liberté de l’Ukraine ne sont encore mortes. Et puis, pour finir : « pour la liberté, nous donnerons et notre corps et notre âme ».

Je voudrais poser cette même question non seulement aux Russes, mais à tout le monde, à nous tous : « Avons-nous vraiment compris qui sont les Ukrainiens ? De quoi ils s’agit pour eux ?? » Juste pour en être sûre. Je crois, je l’espère, que pour l’essentiel, oui. En les voyant depuis bientôt sept mois dire et faire les choses, nous l’avons compris. Comme nous avons tous immédiatement compris, en 1980, de quoi étaient faits les Polonais : de quoi parlait Solidarność. C’est d’ailleurs le mot d’origine polonaise (en polonais niezależność) que les Ukrainiens utilisent depuis 2014, pour dire leur liberté. Ils l’utilisent à la place des mots svoboda, volia, qui sont si proches du russe. En russe, ils l’ont compris, ces mots aujourd’hui veulent plutôt dire leur contraire ! Ils ont donné ce nom de Nezalejnist à la place de Maïdan. Ce mot s’écrit avec des lettres cyrilliques, comme toute la langue ukrainienne, sauf la lettre latine i que cette langue a conservée et qui est devenue aujourd’hui le symbole de son indépendance et de son européanité. Les résistants l’inscrivent sur les murs des maisons dans les villes occupées. Cette seule lettre i vaut le mot entier : Nezalezhnist — l’Indépendance.

Chaque soir, Zelensky parle aux siens, aux Ukrainiens. Comme presque tous les Ukrainiens, ce russophone d’origine parle aujourd’hui un parfait ukrainien. Il les remercie, cent fois et encore, il répète ces mots de reconnaissance : diakouïou, merci. Il n’a pas peur de le répéter. Rien que pour l’écouter et le comprendre, cela vaut la peine d’apprendre l’ukrainien. J’espère que la langue ukrainienne sera bientôt introduite dans les écoles françaises, car il nous en faut : de cette langue de liberté, de résistance, de solidarité. Car c’est dans cette langue que nezalejnist se dit aujourd’hui, depuis le chef d’État jusqu’aux gens dans la rue, avec autant d’énergie et de foi.

« Izioum, Balakliya et encore 300 villes et villages. Avec les maisons détruites, mais les gens qui ne sont pas détruits. Ils ne sont pas oubliés par l’Ukraine. Ils sont libérés par l’Ukraine. Ils seront reconstruits par l’Ukraine. Et ils sont l’Ukraine à tout jamais. »

J’écoute Zelensky et j’essaie de percer l’énigme de son être politique : non seulement du style de ses discours, mais de son comportement. Même s’il le joue, c’est un très grand acteur, du niveau de Spencer Tracy dans Le Procès de Nuremberg, de Dustin Hoffman dans Marathon Man ou de Robert Redford dans Les Trois Jours de Condor : de ces grands acteurs qui croyaient en ce qu’ils jouaient. Si Zelensky est comédien, il appartient à un type particulier : le contenu humain et l’engagement chez ces comédiens-ci sont plus forts que le rôle qu’ils jouent.

Mais il y a plus. Et il nous faudra — afin de le saisir — faire appel à l’un des plus originaux des philosophes français, Vladimir Jankélévitch. Dans la première partie de son Traité des vertus, intitulée Le Sérieux de l’intention, il y a un chapitre « Évidence inévidente de la liberté » qui peut nous aider à déchiffrer non seulement le style de Zelensky, mais, plus largement, le « style » des Ukrainiens d’aujourd’hui : leur attitude concentrée et concrète, leur humour sérieux. Comme toujours, au plus près de l’expérience humaine, au plus profond de la contradiction de l’être humain, Jankélévitch nous explique que le courage et la liberté ne font qu’un et que — malgré tout — ils existent. Seulement, pour qu’ils se manifestent, il faut abandonner l’avant et l’après et se mettre au régime du Présent. Ce grand Pendant est le seul temps — le kairos — où le courage et la liberté deviennent brusquement possibles. « La liberté n’est reconnaissable ni par anticipation ni de manière posthume, ni avant ni après : elle doit être saisie pendant. La liberté est, comme le courage, une occurrence flagrante… Plus que le courage ou que toute autre intention, la liberté exige, pour être reconnue, une très fine et ponctuelle contemporanéité… » Le conformisme mou et l’intellectualisme convenu vont s’appuyer sur l’« avant » (l’expérience ou le passé historique) et l’« après » (la prévision). L’avant et l’après vont bloquer le courage, la liberté, le désintéressement : c’est par cet intellectualisme complaisant que pèchent aujourd’hui, hélas, certains de nos collègues.

medvedkova jankelevitch
Vladimir Jankélévitch en 1985. // ju.org.ua

Mais pas Zelensky et pas les Ukrainiens, pour qui le grand kairos — ce temps particulier, ce dieu grec ailé de l’instant opportun — s’est ouvert, comme une blessure, mais aussi comme une brèche salutaire, le 24 février 2022. « Après coup, poursuit Jankélévitch, d’innombrables déterminismes s’offrent à expliquer et à réduire le mystère de l’instant. Cependant, la liberté subsiste toujours à l’horizon d’une régression infinie : la liberté est à tout moment le pouvoir d’aller au-delà, de faire autrement, de démentir les prévisions fondées sur le déterminisme… »

En relisant Vladimir Jankélévitch, je comprends mieux le style Zelensky : c’est celui de l’extrême fusion avec le présent, de l’attention et de la précision chirurgicales. Il est dans le pendant qui peut être le dernier moment, car sans la liberté, sans l’indépendance, sans nezalejnist — ici et maintenant — aucun avenir ne pourrait le satisfaire. Aucun passé non plus n’expliquerait cette histoire !

Vladimir Jankélévitch (1903-1985) savait de quoi il parlait. D’origine juive, descendant d’une famille d’Odessa, il est le fils de Samuel Jankélévitch qui avait fui les pogroms et fut l’un des premiers traducteurs de Freud en langue française. Pendant la guerre, Jankélévitch fut l’un des plus virulents résistants : « […] ainsi, voyant les héros anonymes de la Résistance consentir au sacrifice total pour un monde meilleur qu’ils ne verront pas, nous aussi, nous avons envie de dire, malgré toutes les arguties : et pourtant l’abnégation pur et le courage pur existent ! Ils ont existé dans les fossés du mont Valérien. C’est ici l’analyse des motivations qui est simpliste, et c’est la naïveté qui est lucide et profonde. Telle est l’évidence inévidente du mouvement désintéressé. »

Par leur extrême attention à la parole et au geste symbolique, les Ukrainiens d’aujourd’hui veillent à entretenir en eux ce sentiment dont leur vie dépend, vie impossible sans nezalejnist. Ils ne disent pas, bien entendu, « l’opération spéciale » qui est le mensonge russe absolu, mais ils ne disent pas non plus « la guerre », mot qui peut vouloir sous-entendre la réciprocité, qui exige la préposition « entre ». Ils disent : « l’invasion » de l’Ukraine par la Russie. Ils disent : la Libération de l’Ukraine de l’envahisseur. Ils rejettent, et ils ont raison, toute image de la lutte d’égal à égal. Car ils n’ont rien demandé. Ils étaient et ils sont chez eux. Ils défendent leur maison. Ici et maintenant. Ils libèrent leur pays et ils savent que s’ils ne saisissent pas cette occasion (ce grand kairos) de le libérer, ils seront esclaves de ceux qui, comme disait Jankélévitch, « ne sont des hommes que par hasard ». Là, est le miracle de la défense ukrainienne. Là est le pourquoi du style de Zelensky.

medvedkova

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

Notes

  1. Traduction intégrale de l’adresse de Zelensky : « « Sans vous ! » », le message de Zelensky à la Russie », Le Grand Continent [NDLR].
  2. La première édition des discours de Zelensky, en français, est déjà sortie : Pour l’Ukraine, Grasset, mai 2022 [NDLR].

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