En aidant l’Ukraine, il ne faut pas oublier le BĂ©larus

Nous publions le discours prononcĂ© par la cĂ©lèbre journaliste bĂ©larusse Natalia Radina, lors du Congrès de la Russie libre organisĂ© Ă  Vilnius1 en septembre. Vivant aujourd’hui en exil, elle s’y exprimait sur le thème dĂ©battu, « Comment mettre fin Ă  l’expansion de la Russie : menaces et scĂ©narios Â».

L’expansion de la Moscovie2 vers l’ouest, vers les terres du BĂ©larus, de l’Ukraine et de la Lituanie, se poursuit depuis la fin du XVe siècle, soit depuis plus de 500 ans. Et au cours de ces siècles, des guerres ont fait rage entre nos pays et la Russie-Moscovie. Nous avons perdu des terres et les avons reprises. Le tsar Ivan le Terrible a pris Minsk, Polotsk et Vilna. Cependant, au XVIIe siècle, les BĂ©larusses, ainsi que les Polonais, les Ukrainiens et les Lituaniens, ont occupĂ© le Kremlin.

Ă€ l’Ă©poque soviĂ©tique, on disait que le BĂ©larus avait perdu un habitant sur quatre lors de la Seconde Guerre mondiale, mais peu de gens savent que pendant la guerre qui opposa le Grand-DuchĂ© de Lituanie et la Moscovie en 1654-1688, un habitant sur deux est mort au BĂ©larus, et dans la partie orientale du pays, plus de 80 % des habitants ont Ă©tĂ© tuĂ©s, ont succombĂ© Ă  lamaladie ou ont Ă©tĂ© rĂ©duits en esclavage Ă  l’est.

En 1991, le BĂ©larus a obtenu son indĂ©pendance après quelques 200 ans d’occupation tsariste puis communiste russe. Nous avons su prĂ©server notre langue et notre histoire. Toutefois l’arrivĂ©e au pouvoir en 1994 du dictateur Loukachenko a pratiquement interrompu la construction d’un État national vĂ©ritablement indĂ©pendant.

Loukachenko a obtenu du pĂ©trole et du gaz bon marchĂ© au prix de l’indĂ©pendance et de la russification. En se mettant au service du Kremlin et en manifestant sa loyautĂ© vis-Ă -vis de ses dirigeants, il a conservĂ© le pouvoir et renforcĂ© sa dictature.

En consĂ©quence, le BĂ©larus est devenu aujourd’hui la tĂŞte de pont de Poutine pour une attaque contre l’Ukraine. Le 24 fĂ©vrier, des troupes russes sont entrĂ©es en Ukraine depuis le BĂ©larus, et des roquettes et des avions russes continuent de dĂ©coller de notre pays pour bombarder des villes ukrainiennes.

NĂ©anmoins, malgrĂ© le fait que le rĂ©gime illĂ©gitime de Loukachenko soit complice ­— c’est indiscutable — de l’attaque contre l’Ukraine, le rapport Ă  la guerre des Russes et des BĂ©larusses diverge considĂ©rablement. 90 % des BĂ©larusses s’opposent Ă  la guerre. Ils n’ont pas votĂ© pour Loukachenko, ils dĂ©testent le dictateur, et cette haine ne fait que grandir, avec pour toile de fond la terreur orchestrĂ©e dans le pays et la complicitĂ© du rĂ©gime dans la guerre.

Le fait que l’armĂ©e bĂ©larusse ne soit pas encore entrĂ©e en Ukraine est Ă©galement la preuve de la rĂ©ticence des militaires bĂ©larusses Ă  se battre contre leurs voisins. Poutine et Loukachenko comprennent tous deux que si l’ordre est donnĂ© d’attaquer, la majeure partie de l’armĂ©e se dispersera et se rendra. Les BĂ©larusses ne veulent pas se battre et mourir pour des intĂ©rĂŞts impĂ©rialistes russes.

Il faut d’ailleurs reconnaĂ®tre le mĂ©rite des mĂ©dias et des blogueurs indĂ©pendants bĂ©larusses, qui continuent de diffuser activement des informations, malgrĂ© les blocages. Un facteur non nĂ©gligeable expliquant ce positionnement tient au fait que la grande majoritĂ© des BĂ©larusses se sont rendus Ă  plusieurs reprises dans des pays de l’UE et savent que l’on y vit mieux.

La guerre accĂ©lère tous les processus et dĂ©finit clairement les prioritĂ©s. Que veulent les BĂ©larusses ? Vivre dans un pays indĂ©pendant, se dĂ©barrasser de la dictature et de l’influence russe. En soutenant le dictateur Loukachenko en 2020 et en dĂ©clenchant avec lui une guerre contre l’Ukraine, Poutine a retournĂ© contre lui la majoritĂ© des BĂ©larusses.

Aujourd’hui, nous avons vraiment une chance de rompre enfin avec la Russie. La Russie de Poutine est Ă©conomiquement faible, son Ă©conomie reprĂ©sente moins de 2 % du PIB mondial, elle n’a pas d’alliĂ©s. Elle occupe 1/7e du monde et la population ne reprĂ©sente que 1,5 % du monde. Elle est en retard sur le plan technologique, son Ă©conomie est faible, et les sanctions sectorielles imposĂ©es par l’Occident, qui doivent ĂŞtre poursuivies et renforcĂ©es, lui portent un coup terrible. Garry Kasparov a raison lorsqu’il dit que la Russie d’aujourd’hui n’est pas l’URSS, qui aurait pu subsister en autarcie. La Russie arriĂ©rĂ©e d’aujourd’hui perdra inĂ©vitablement. C’est peut-ĂŞtre sa dernière ruĂ©e vers l’Ouest, avant l’effondrement inĂ©vitable qui l’attend.

Bien sĂ»r, il est primordial aujourd’hui de fournir une assistance Ă  l’Ukraine, sur les plans militaire, Ă©conomique et politique. Mais en aidant l’Ukraine, il ne faut pas oublier le BĂ©larus.

En Ukraine, il existe aujourd’hui un rĂ©giment portant le nom de l’écrivain bĂ©larusse Kastus Kalinouski3, qui combat lui aussi contre la Russie et pour la libĂ©ration du BĂ©larus. De plus en plus de volontaires bĂ©larusses se rendent sur le front, ils combattent près de Kherson et MykolaĂŻv, ils ont participĂ© Ă  des opĂ©rations militaires Ă  Marioupol, Lyssytchansk et Sievierodonetsk. De plus en plus de BĂ©larusses comprennent qu’aujourd’hui, malheureusement, nous n’avons pas d’autre moyen que de libĂ©rer notre patrie les armes Ă  la main.

Posons-nous donc une question : peut-ĂŞtre le rĂ©gime de Poutine tombera-t-il des suites de la chute du rĂ©gime de Loukachenko, et non l’inverse ? En effet, Poutine a toujours parfaitement compris l’importance stratĂ©gique du BĂ©larus. Il n’y a qu’en Ukraine et en Occident que cette importance stratĂ©gique n’a pas Ă©tĂ© saisie, lorsque les uns et les autres ont acceptĂ© la dictature et ont rĂ©solument nĂ©gociĂ© avec le rĂ©gime criminel, croyant naĂŻvement qu’il n’Ă©tait pas dangereux pour eux.

Ă€ prĂ©sent, chacun voit Ă  quel point la tĂŞte de pont de Poutine au BĂ©larus est une menace: de cette position, il reprĂ©sente un danger non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour les pays de l’UE — Pologne, Lituanie, Lettonie. En commençant par les attaques Ă  coups de migrants envoyĂ©s aux frontières de l’UE et jusqu’aux menaces de frappes nuclĂ©aires.

Il faut rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement Ă  la stratĂ©gie de libĂ©ration du BĂ©larus. Aujourd’hui, le monde entier aide l’Ukraine, mais, malheureusement, cette aide ne suffit pas. Il est nĂ©cessaire d’augmenter la fourniture d’armes Ă  l’Ukraine, de renforcer les sanctions contre les rĂ©gimes de Poutine et de Loukachenko et de surveiller strictement leur application. Les sanctions devraient s’appliquer Ă©galement aux pays par lesquels elles sont contournĂ©es. Quoi qu’il en soit, la sĂ©curitĂ© de l’Ukraine est impossible sans la libĂ©ration du BĂ©larus.

Quant Ă  nous, nous savons dĂ©jĂ  quelle est notre voie. Nous sommes un pays europĂ©en, Ă©troitement liĂ© par son histoire Ă  la Lituanie, Ă  la Pologne et Ă  l’Ukraine. Ce n’est pas seulement une question sentimentale, c’est aussi une question Ă©conomique. Dans la rĂ©gion qui s’étend de la Baltique Ă  la mer Noire, il est nĂ©cessaire de construire de nouvelles routes et des pipelines modernes. La Lituanie possède d’excellents ports, mais il leur faut des marchandises en provenance du BĂ©larus, et nous avons besoin d’un accès Ă  la mer.

Notre objectif est d’entrer dans l’OTAN et dans l’UE.

Je souhaite qu’un jour, des forces dĂ©mocratiques pro-europĂ©ennes arrivent Ă©galement au pouvoir en Russie.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Version originale

radina portrait

Natalia (Nata) Radina est une journaliste biélorusse, rédactrice en chef du site d'information Charte 97. Elle a fui le Bélarus en 2011. Après avoir obtenu l’asile politique en Lituanie, elle a ouvert une succursale de Charte 97 à Varsovie, où elle vit à ce jour.

Notes

  1. Du 31 aoĂ»t au 2 septembre 2022 s’est tenu le Congrès de la Russie libre Ă  Vilnius, rĂ©unissant des Russes ouvertement opposĂ©s Ă  l’agression militaire russe en Ukraine, ainsi que des reprĂ©sentants de pays europĂ©ens et d’organisations internationales qui soutiennent le peuple ukrainien dans son opposition Ă  la politique de Vladimir Poutine. Il a Ă©tĂ© organisĂ© par le ComitĂ© d’action russe, mouvement de coalition de l’opposition russe en exil formĂ© en mai 2022 lors de la IIe ConfĂ©rence anti-guerre du Forum Russie libre en Lituanie. Le mouvement a Ă©tĂ© cofondĂ© par Garry Kasparov et MikhaĂŻl Khodorkovski [Toutes les notes sont de la traductrice].
  2. La Moscovie (ou grande-principautĂ© de Moscou) est l’un des États russes mĂ©diĂ©vaux les plus puissants, et a vu le jour peu après la disparition de la Russie kiĂ©vienne. Elle avait pour centre Moscou et exista sous diffĂ©rents noms entre le XIIIe et le XVIe siècle, avant qu’Ivan le Terrible ne se proclame « Tsar de toutes les Russies Â», revendiquant ainsi l’hĂ©ritage de la totalitĂ© des territoires de l’ancienne Russie kiĂ©vienne. Le terme de Moscovie est parfois employĂ© pour dĂ©signer l’Empire russe.
  3. Vintsent Kanstantin (Kastus) Kalinouski (Kalinowski) (1838-1864) Ă©tait un Ă©crivain et rĂ©volutionnaire polono-bĂ©larusse, Ă  l’origine de la renaissance nationale bĂ©larusse. Il est reconnu en tant que hĂ©ros national du BĂ©larus, de la Lituanie et de la Pologne en sa qualitĂ© de chef de file d’une rĂ©volte antirusse.

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