Alors que depuis l’été les contre-offensives de l’armée ukrainienne forcent la Russie à reculer, une question se pose de manière récurrente : quel sera l’impact de l’hiver sur la suite du conflit ? En filigrane, une autre interrogation se fait jour : jusqu’où la Russie pourra-t-elle capitaliser sur les effets d’un « général Hiver » ? La chercheuse Christine Dugoin appelle à ne pas surévaluer les capacités russes et, surtout, à ne pas sous-estimer l’armée ukrainienne.

Bon nombre de voix rappellent régulièrement que l’hiver a toujours servi la Russie dans les combats qu’elle a menés par le passé1. Cependant comparaison n’est pas toujours raison. L’art militaire a de tout temps cherché à tirer avantage de la géographie et du climat2, notamment lors des grands froids hivernaux. Le « général Hiver », qui touche les hommes, particulièrement l’infanterie, impacte la logistique pour finalement obérer la capacité de mener à bien des opérations militaires, est un ennemi avéré des forces armées.

Au-delà des seuls combattants, le froid affecte les populations civiles et, dans le cas particulier de la guerre en Ukraine, les sociétés civiles occidentales alliées de Kyïv. À cet égard, il est permis de penser que Moscou compte autant sur l’effet du froid sur les Européens que sur son incidence sur les forces de l’Ukraine.

Avant d’évoquer les effets probables de l’hiver sur les deux adversaires en présence, il est temps de revenir sur la petite musique qui répète à l’envi que l’hiver serait un allié objectif de la Russie dans la conduite de ses opérations militaires. Cette affirmation fait l’impasse sur un élément important : la plupart des précédents adversaires de la Russie manquaient d’expérience du combat dans un froid comparable à celui qui sévit en Ukraine. Tel n’est pas le cas des Ukrainiens qui, non contents d’avoir combattu dans l’Armée rouge, citée en exemple pour son expérience des rigueurs hivernales, affrontent depuis 2014 une guerre que l’hiver n’a pas arrêtée. Cette expérience récente leur a permis de s’aguerrir à ces conditions extrêmes, de se former, notamment à la vie dans des tranchées, et de se doter de matériels adaptés.

Les tranchées sont une donnée importante du conflit : quotidien des militaires ukrainiens depuis 2014, elles sont encore d’actualité dans le conflit en cours. Rappelons-nous des soldats russes qui, fraîchement mobilisés et creusant des tranchées dans l’est de l’Ukraine sous le feu des forces de Kyïv, ont subi de lourdes pertes humaines3. Si ces tranchées ont pour but de freiner l’avancée des troupes et des véhicules ukrainiens, telle n’est pas leur seule raison d’être et les combattants seront contraints d’y passer du temps. De fait, en privant les troupes du camouflage offert par le couvert végétal, l’hiver contraindra, de facto, les combattants à se rapprocher du sol pour diminuer leur visibilité et se soustraire au feu ennemi.

Or, se rapprocher du sol signifie également s’exposer à l’humidité qui, en accroissant la sensation et les conséquences du froid, peut rapidement limiter l’efficacité des soldats, affecter leur santé, voire entraîner leur mort par maladie ou hypothermie. La gestion du froid et de l’humidité va donc rapidement devenir un enjeu primordial pour les soldats que la disparition de la végétation contraindra à devoir gérer l’humidité, un facteur aggravant du froid. Pour pallier les risques liés à ces conditions de vie extrêmes, les armées devront pouvoir s’appuyer sur un matériel adapté à la gestion du froid, sur des soldats formés et capables d’autodiscipline, sur un encadrement attentif à l’état des hommes, prompt à anticiper et gérer des situations d’épuisement, ainsi que sur une infrastructure suffisante pour que les combattants puissent notamment se sécher et se réchauffer.

En ce sens, si on pense en premier lieu à l’équipement, à la préparation et à la formation, l’autodiscipline joue également un rôle important. À titre d’illustration, même lorsqu’elles sont en opération, les troupes doivent veiller à maintenir au mieux les équipements et matériels au sec : l’enjeu vital que représente la possibilité de se sécher et de revêtir rapidement d’une tenue sèche nécessite cependant d’accéder à de l’électricité ou de pouvoir faire du feu, toutes conditions qui, loin d’être acquises sur un théâtre d’opération, peuvent contraindre les combattants à se replier vers des zones plus sécurisées. Or, depuis le début de l’invasion, les forces russes pâtissent d’un matériel inadapté qui, de surcroît, tarde à leur parvenir. S’il est possible que Moscou ait, au moins partiellement, pu remédier à ces carences logistiques, des dégâts matériels sur les infrastructures, dont ceux infligés au pont de Kertch4 viendront probablement compliquer la logistique. Pour sa part, l’Ukraine peut compter sur le soutien de matériel hivernal de la part d’alliés habitués aux grands froids qui, comme les Canadiens ou les pays nordiques membres de l’OTAN5, fournissent un matériel de qualité. Il reste que la problématique tient à l’acheminement de ces équipements dans un contexte où la Russie s’attache à détruire les installations électriques et les infrastructures routières. Enfin, en matière d’anticipation et d’entraînement, alors que l’Ukraine a fait la démonstration de la qualité et de la motivation de ses forces, il est peu probable que les nouvelles recrues russes, dépêchées en catastrophe sur le front au lendemain de leur mobilisation, disposent d’une formation suffisante pour leur permettre d’affronter le froid, particulièrement s’ils doivent en même temps mener des offensives ou subir le feu ukrainien.

En ce qui concerne l’encadrement, si les gradés ne sont pas attentifs à leurs troupes, le risque est grand de voir les militaires du rang souffrir d’épuisement, de découragement, d’hypothermie et de maladie pour, au final, n’être plus en mesure de réagir, de combattre au point de perdre l’affrontement. S’agissant de ce point particulier, l’armée russe n’est pas réputée pour la qualité de son encadrement.

Enfin, on a beaucoup parlé de la raspoutitsa, période de l’année où les routes sont détrempées, boueuses et peu praticables. Là encore, ce sujet doit être contextualisé. Si la raspoutitsa obère effectivement la mobilité des blindés, elle ne l’interdit pas. Affectant également les adversaires en présence, elle ne représente pas, à la différence d’une carence logistique avérée, un élément suffisant pour faire basculer le conflit. En effet, les véhicules qui souffrent le plus de ces conditions de circulation sont les véhicules civils ou assimilés, le plus souvent chargés d’assurer l’approvisionnement, et ils sont particulièrement présents, notamment dans les zones occupées où les Russes réquisitionnent les moyens de transport civils. À cet égard, la dégradation des conditions de circulation ralentit significativement l’acheminement des matériels et, en obligeant camions et voitures à emprunter des routes « en dur », rendent leur trajets prévisibles, les transforment ainsi en cibles de choix pour des frappes dans la profondeur. Dans cette perspective, les nouveaux nœuds logistiques et lignes de communications gagnés par l’Ukraine à la faveur du repli des forces russes sur la rive ouest du Dniepr sont un avantage non négligeable. Par ailleurs, l’approvisionnement en carburant nécessaire aux mouvements de véhicules militaires, à la relève des troupes et à la fourniture de pièces détachées reposent également sur ces mêmes véhicules. Ainsi, l’hiver pourrait fragiliser la logistique et permettre, par exemple, de viser les routes pour empêcher la rotation de troupes. Les hommes souffriraient alors davantage encore des grands froids et de leurs conséquences. Dans le même ordre d’idée, en accroissant sensiblement le coût de toute opération de grande envergure, la désorganisation de la logistique contraindra les belligérants à choisir entre ralentir le rythme des attaques ou caler leur ampleur sur le rythme des approvisionnements.

D’un point de vue purement militaire, bien que le froid soit une épreuve évidente et un facteur que les deux armées devront prendre en compte, les éléments de contexte qui leur sont propres n’indiquent pas que l’arrivée du froid soit de nature à nuire plus particulièrement ou uniquement aux Ukrainiens. Ils pourraient même bénéficier d’un certain nombres d’avantages qu’ils pourraient peut-être conforter en maintenant une pression constante sur les forces russes permettant notamment de saper le moral de troupes inégalement motivées et, à terme, susciter des mouvements d’indiscipline et affecter leur aptitude à combattre efficacement.

C’est dans ce contexte que la Russie bombarde désormais massivement le territoire ukrainien et cible tout particulièrement les infrastructures énergétiques dont dépendent le chauffage et l’approvisionnement en eau de la population. Cette stratégie, qui utilise clairement l’hiver comme une arme6, cherche à accroître les souffrances des civils en provoquant des black-out, dont les conséquences délétères s’alourdiront à proportion de la chute du thermomètre. Alors que l’Ukraine impressionne par son efficacité au combat, par la résilience de sa société civile et par sa capacité à soutenir l’effort de guerre, affaiblir la population pourrait, par contrecoup, affecter l’armée ukrainienne au profit de la Russie qui, mettant à profit un ralentissement des attaques ukrainiennes, pourrait renforcer ses troupes, les réapprovisionner et disposer du temps nécessaire pour former les recrues issues de la mobilisation partielle, en attente de déploiement sur le front. En outre, alors que l’Ukraine est devenue très dépendante d’Internet pour avertir les civils en cas d’attaques ou pour les anticiper grâce aux applications que la population utilise, comme ieVorog (Y a ennemi), pour alerter sur la présence de forces russes7, sur le portail Diia, ou EPPO pour signaler et localiser les drones8

, les black-out empêchent d’accéder au Net, nuisant aux communications et aux possibilités d’accéder à ces informations.

Ainsi, les coupures d’électricité pourraient être un facteur de déstabilisation des populations et des systèmes d’alerte déployés permettant à chacun de renforcer la capacité de renseignement de l’Ukraine.

Une autre manière de se servir de l’hiver envisagée par Moscou concerne les soutiens de l’Ukraine. Il est plus que probable que Moscou fasse le pari que la conjugaison d’une crise énergétique — que la baisse des températures en Europe ne manquera pas d’accentuer — avec des poussées inflationnistes, amplifiées par les conséquences de la guerre et les sanctions prononcées à l’encontre de la Russie, suscite des mouvements sociaux qui risquent de freiner l’élan de soutien de l’Ukraine. Ces vagues de protestation pourraient réduire les capacités de mouvement et de décision des gouvernements occidentaux. L’Ukraine étant dépendante de leur soutien, qu’il s’agisse de la fourniture de matériel militaire, de financements et de renseignements, un infléchissement de cette assistance aurait des conséquences immédiates sur la capacité de Kyïv à maintenir l’effort de guerre.

Au final, bien que la période hivernale reste un moment crucial pour les parties au conflit, affirmer que le « général Hiver » se rangera nécessairement du côté de Moscou est un raccourci d’autant plus fallacieux que les deux camps, pour des raisons certes différentes dont toutes n’ont pas été évoquées ici, devront gérer les difficultés logistiques, matérielles et humaines liées au froid extrême à venir. Même si la Russie peut s’appuyer sur la profondeur de son territoire et dispose de réserves en termes de moyens humains, ces avantages sont d’autant plus difficiles à exploiter que Moscou n’est toujours pas officiellement en guerre malgré la mobilisation partielle qui fait l’effet d’un électrochoc sur la population russe. De son côté, l’Ukraine lutte pour sa survie, bénéficie de combattants aguerris et très motivés ainsi que d’un soutien logistique de qualité grâce à l’implication des pays occidentaux. Dans ces conditions, sans nier l’impact indéniablement destructeur de l’hiver, les conditions climatiques frapperont également les forces de Kyïv et de Moscou et, dans cette perspective, les ressources de l’Ukraine pour affronter cette saison ne doivent en aucun cas être minimisées.

9

: L. Harding, « Ukrainians use phone app to spot deadly Russian drone attacks », The Guardian, 29 octobre 2022.

Christine Dugoin-Clément est analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses travaux sont spécialisés sur l'Ukraine, la défense, la cyber et l'influence. On lui doit notamment Influence et manipulation en ukraine: des conflits armes en Ukraine aux guerres économiques, Éditions Va Press, mai 2022.

Notes

  1. A. Chew, Fighting the Russians in Winter: Three Case Studies, Leavenworth paper, 1981.
  2. H.A. Winters, Battling the Elements: Weather and Terrain in the Conduct of War, John Hopkins University Press, 1998.
  3. K. Gillet, « Drafted Russians were deployed to Ukraine without weapons and expected to dig trenches with their bare hands, relative says », Business Insider, 28 novembre 2022.
  4. Crimea bridge repairs to be finished by July 2023 — Russian government document, Reuters, 14 octobre 2022.
  5. NATO calls on allies to supply winter uniforms for Ukrainian army, Reuters, 9 septembre 2022.
  6. Press release Foreign Minister Anniken Huitfeldt in Kyïv, 28 novembre 2022.
  7. « Ministry of Digital Transformation calls to use the eVorog through the Diia app », Ministry of Digital Transformation of Ukraine, 15 mai 2022. Sur le fonctionnement de « Y a ennemi », voir l’article de Marianna Perebenesiuk et Jérôme Poirot.
  8. L. Harding, « Ukrainians use phone app to spot deadly Russian drone attacks », The Guardian, 29 octobre 2022.
  9. L. Harding, « Ukrainians use phone app to spot deadly Russian drone attacks », The Guardian, 29 octobre 2022.

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