Le livre noir de Vladimir Poutine, ouvrage collectif dirigé par Galia Ackerman et Stéphane Courtois (Perrin-Robert Laffont, 2022), dresse un tableau détaillé de l’ascension de Vladimir Poutine, de la mafia de Saint-Pétersbourg au Kremlin, et donne une analyse originale de la nature de son régime. Une somme riche d’informations et qui donne à penser.
Le Livre noir est d’abord un récit très précis de l’irrésistible ascension de Vladimir Poutine, du voyou de Saint-Pétersbourg au maître absolu du Kremlin : comment, oligarque parmi les oligarques, il est devenu leur maître, comment il a minutieusement préparé ses guerres de revanche, tout en bernant des « partenaires » occidentaux complaisants. L’ensemble des chapitres forme bien plus qu’une synthèse : il met au jour une véritable révolution culturelle qui est, je crois, le moteur de l’évolution tyrannique du régime et de son revanchisme impérial démesuré. Cette révolution culturelle avait commencé dès les années Eltsine, et Poutine l’a amplifiée pour édifier par paliers un régime inédit. Héritier de l’URSS et de l’autocratie tsariste, il présente aussi des traits originaux et déroutants, qui en font un totalitarisme d’un type nouveau1.
La recette du poutinisme est simple : « Le régime poutinien est né de l’osmose des forces organisées qui ont survécu à l’effondrement de l’URSS : les services spéciaux et la pègre » (Françoise Thom, p. 246). Cette osmose était déjà en route depuis les années Brejnev, avec la transformation du marché noir en économie mafieuse à grande échelle, et la généralisation de la corruption des élites dirigeantes, corruption supervisée et manipulée par le KGB. De Brejnev à Gorbatchev et de Gorbatchev à Eltsine, le KGB et les mafias furent les structures portantes du pays quand le Parti, la propriété d’État et l’armée s’effondraient. L’avènement de Poutine n’est donc pas une rupture mais le parachèvement du système post-soviétique.
L’évolution du régime vers le totalitarisme avait commencé dès la période « libérale » : loin de n’être que la fête de la liberté retrouvée après la grisaille de la dictature du Parti, l’aimable nihilisme post-moderne de la décennie 1989-1999 — si bien décrit par Peter Pomerantsev dans Rien n’est vrai, tout est possible (2015) — amorçait une transformation d’une nature toute autre de la société russe. Assez discrètement d’abord, de son accession au pouvoir en 1999 à 2011-2012 et brutalement ensuite, Poutine a muselé les médias, écrasé les ONG et les opposants, menant une véritable « guerre contre la société civile », selon la dissidente Lioudmila Alexeïeva (citée par Cécile Vaissié, p. 309). En 1994, Poutine, alors inconnu et simple adjoint au maire de Saint-Pétersbourg, avait déclaré publiquement que la dislocation de l’URSS était une aberration et que la Russie avait vocation à réunifier le « monde russe »2. Il ne faisait alors que reprendre le révisionnisme historique débridé de Vladimir Jirinovski. Tout en abusant ses interlocuteurs occidentaux sur son attachement à la démocratie et aux droits de l’homme, Poutine préparait dès son arrivée au pouvoir ses guerres de conquête, suivant un schéma éprouvé dans les guerres de Tchétchénie : déstabilisation interne, anesthésie de l’Occident moyennant une guerre informationnelle visant à dénier la souveraineté des pays visés et, enfin, agression militaire et occupation partielle, préparant une annexion totale au coup suivant3.
Mais, bien qu’elle flatte la conscience impériale des Russes, cette politique d’expansion par la force et le crime ne pouvait à elle seule recueillir l’adhésion de la population. C’est sur ce point que le régime repose sur une révolution culturelle : la création de l’Homo post-sovieticus, suivant l’heureuse formule de Françoise Thom. En sous-titrant le chapitre consacré à ce spécimen « l’ingénierie des âmes sous Poutine », elle suggère de rapprocher la révolution poutinienne du totalitarisme bolchevique, avec ses « ingénieurs de l’âme » chers à Staline. De fait, autant l’Homo sovieticus décrit par Alexandre Zinoviev et Svetlana Alexeïevitch est la figure pathétique d’un régime soviétique décrépi qui n’a plus de ressort révolutionnaire, autant l’Homo post-sovieticus est un mutant anthropologique au cœur d’un projet totalitaire.
N’est-ce pas trop dire que de parler de totalitarisme à propos d’un régime sans idéologie véritable, tourné vers le passé — russe et soviétique — et nullement vers quelque avenir radieux ? Le concept de totalitarisme revient pourtant de plus en plus souvent dans le débat public et les auteurs du Livre noir fournissent toutes les données permettant de juger du caractère totalitaire du régime de Poutine.
Le trait totalitaire le plus évident du poutinisme est le contrôle du passé. Historien en chef orwellien, Poutine affirme que « la principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie réside dans notre mémoire historique » (cité par Stéphane Courtois, p. 327). Il a amplifié la mythologie soviétique de la Grande Guerre patriotique en y ajoutant mensonges sur mensonges, des conquêtes de Pierre le Grand au « génocide » des Russes en Ukraine, en passant par l’alliance avec l’Allemagne nazie de 1939 à juin 1941 — niée ou minimisée à l’époque soviétique, elle est désormais revendiquée sans réserve. Cette nouvelle mythologie est plus qu’une simple propagande, elle fait littéralement sortir les Russes du monde réel et les enferme dans un monde parallèle, où ils vivent soumis et prostrés. Le mensonge n’a plus de limite quand Poutine et Lavrov disent sans ciller qu’il n’y a pas de guerre en Ukraine puisque les troupes russes y sont « pour aider les gens ».
La militarisation des consciences dès l’école maternelle4 s’inscrit dans « une propagande maléfique qui a systématiquement formé les Russes au crime » (Françoise Thom). Les outrances de Jirinovski hier et celles des talk-show télévisuels sur « l’opération militaire spéciale » aujourd’hui ont servi non seulement à justifier les guerres, mais aussi à accoutumer les Russes à la violence et à l’immoralité, et aussi — ce n’est pas le moins important —, au langage et aux normes de comportement de la pègre. Dès les années Eltsine, l’outrance, le goût du paranormal et le sensationnel acclimataient « la passion de la surenchère, l’ivresse de faire tomber tous les interdits, y compris ceux de la morale commune ». Vladimir Jirinovski fut l’inventeur de la révolution culturelle poutinienne, le précurseur des Kisselev, Soloviov et autres Simonian : « comme il assumait allègrement son rôle de bouffon, le spectateur baissa la garde, se croyant dans un univers de fiction où rien ne tirait à conséquence, où l’on pouvait dire n’importe quoi […] D’emblée, il joua le rôle d’un brise-glace, introduisant par la bande, sous une forme clownesque, des idées caressées dans les cercles du KGB dont il émanait » (Françoise Thom, p. 95-97) Ce conditionnement a instauré de nouveaux critères éthiques en vertu desquels le pillage des foyers ukrainiens, le viol, la torture et le meurtre deviennent acceptables5. Cette barbarisation de la population est comparable au dressage d’une partie importante des Allemands par le régime nazi, qui permit à des « hommes ordinaires » de commettre des crimes sans nom ou d’y consentir sans états d’âme. Grâce à la révolution culturelle de Poutine, le pays est passé d’une société contrôlée par le KGB et les mafias, à la fin de l’époque soviétique, à une Mafia-État qui a remodelé à son image tous les organes du pouvoir ainsi que les mœurs.
La diabolisation de l’adversaire et la victimisation panique (« l’Occident veut nous détruire ») sont également des traits typiques des régimes totalitaires, de même que la surenchère permanente, jusqu’à l’autodestruction. En Russie, la violence désinhibée, l’expansion territoriale au mépris du droit, le racket planétaire et le chantage nucléaire incontinent ont chauffé à blanc le pays jusqu’au déclenchement de cette guerre d’anéantissement ratée, dont on voit mal comment le régime pourrait y survivre. La grande écrivaine Lioudmila Oulitskaïa — l’une des rares personnalités russes à avoir condamné l’annexion de la Crimée — eut ce propos visionnaire en 2014 : « La politique aujourd’hui en Russie est suicidaire. Elle représente un danger en premier lieu pour la Russie mais elle peut provoquer également une nouvelle guerre, la troisième guerre mondiale » (cité par Antoine Arjakovski, p. 376).
Mais, à la différence de ses devanciers, le totalitarisme poutinien n’est pas porté par une idéologie messianique. Son rêve d’empire se réduit au revanchisme et à l’affirmation de la force brute. De sorte que sa rhétorique civilisationnelle sonne creux. Poutine en change d’ailleurs selon le moment : sur la base continue d’un ultra nationalisme, tantôt ethnique tantôt impérial, il brode tantôt sur la religion orthodoxe qui fonderait la destinée planétaire de la Troisième Rome, tantôt sur un eurasisme brumeux dans lequel l’orthodoxie fusionne avec l’islamisme djihadiste et le paganisme, tantôt sur une croisade fédérant les pays du sud contre l’Occident colonial. Ultimement, le poutinisme ne peut se donner aucun principe de légitimité en dehors de la terreur et de la soumission par la force. Ce qui est d’ailleurs le point faible des mafias : si puissantes soient-elles, elles ne peuvent espérer être désirables pour ceux qui les subissent et sont vulnérables face à d’autres « familles » encore plus féroces. La réduction de l’ambition impériale à la force brute produit un effet de sidération et une terreur légitime face à la menace nucléaire, mais elle est une faiblesse fatale pour le poutinisme. Il est voué à invoquer des justifications qui s’autodétruisent à mesure qu’elles révèlent leur mensonge.
Ainsi, le mythe de la fraternité des peuples slaves a volé en éclat avec l’agression contre l’Ukraine depuis 2014, qui s’est accompagnée d’un discours de haine déshumanisant digne de la propagande nazie. Vladislav Sourkov, l’éminence grise de Poutine — qui a inspiré Le Mage du Kremlin —, grand maître du nihilisme post-moderne, a exprimé sur un ton badin la négation de l’Ukraine : l’identité de l’Ukraine ne serait qu’une maladie qu’il faut guérir, et « la contrainte aux relations fraternelles par la force est la seule méthode qui a historiquement prouvé son efficacité lorsqu’il s’agit des Ukrainiens » (cité par Mykola Riabchuk et Iryna Dmytrychyn, p. 228). De même, la religion orthodoxe s’autodétruit en devenant une arme politique. Antoine Arjakovski montre que le nouveau fondamentalisme orthodoxe a perdu toute crédibilité en fusionnant avec l’État poutinien. Il véhicule d’ailleurs nombre d’hérésies, notamment gnostique, et intègre des signes qui « apparentent la foi de Poutine, véritable pontife de la religion néo-impériale de l’Homo post-sovieticus, à celle d’un adepte de la religion polythéiste gréco-romaine » (p. 379).
Plus grave encore pour sa survie, le poutinisme n’est pas capable, à la différence des autres totalitarismes, de mobiliser la population, il ne peut que la maintenir dans la réalité parallèle d’un rêve d’empire. Les difficultés de la mobilisation partielle démontrent cette infirmité. Il y a encore un grand nombre de Russes pour soutenir la guerre en Ukraine et croire à la menace de l’OTAN, mais très peu sont prêts à mourir pour la patrie.
Le cynisme éhonté de « la contrainte aux relations fraternelles par la force » révèle la nature profonde du poutinisme et son impasse. « Aime-moi ou je te tue », ordonne Poutine. On pourrait dire que le totalitarisme poutinien est une version primitive du nazisme. L’idéologie nazie tendait à la valorisation exclusive de la force brute : pour les nazis, la civilisation n’est qu’une illusion, n’existe que la lutte pour la vie, la lutte des races. Poutine voit le monde de la même manière, mais pour ainsi dire immédiatement, sans élaboration idéologique : il ne croit qu’à la force parce qu’il est un gangster. La société, le droit, les institutions n’existent pas, il n’y a que des bandes et une bande plus forte que les autres, la Mafia-État. En quoi il est plus proche du nazisme que du communisme, encore que le nazisme ait eu ses adeptes, y compris hors d’Allemagne, alors que le poutinisme n’a in fine que des spectateurs.
J’ai privilégié dans ce compte rendu la nouveauté de la révolution culturelle poutinienne, mais ce n’est pas dire qu’elle n’a aucun rapport avec la culture impériale héritée du tsarisme et du soviétisme. Poutine tient à cet héritage, d’où l’ultra-conservatisme de son discours sur les valeurs et sa tentative d’autarcie économique, qui constituent une régression délibérée, une entreprise de démodernisation. D’autre part, si Poutine s’est maintenu au pouvoir depuis 23 ans, c’est que sa révolution culturelle s’appuie sur cette culture impériale profondément ancrée dans l’histoire russe. D’où des nuances sinon un débat entre les auteurs du Livre noir, selon qu’on met au premier plan l’inédit de la barbarisation poutinienne, ou sa continuité avec la culture et la pensée réactionnaire russes. L’injonction à la fraternité par la force avec les Ukrainiens a partie liée avec la tendance russe à professer l’amour d’autrui sans se soucier de son avis. Cela dit, ce que j’ai compris à la lecture du Livre noir, c’est l’originalité de la révolution culturelle poutinienne, qu’on ne saurait ramener à des fondamentaux de la culture russe, pas plus que le nazisme n’est l’aboutissement inévitable de la culture allemande, même s’il valorise certains traits de celle-ci. Aucune culture n’est monolithique, surtout pas l’allemande et la russe, qui sont au contraire travaillées par une tension entre le refus de la modernité et l’aspiration à être les meilleurs des Modernes. D’où la division de la pensée russe entre slavophiles et occidentalistes et le caractère factice, kitsch du conservatisme affiché par Poutine. Il se réfère volontiers à Berdiaev comme chantre du conservatisme, mais il omet — et ignore sans doute — le diagnostic de Berdiaev en 1904 : « Le conservatisme russe est impossible car il n’a rien à préserver […] notre conservatisme n’a pas affirmé une sorte de culture particulière, mais a nié la créativité de la culture, a dégénéré en réaction nihiliste. »
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).
Notes
- Dans les limites de ce compte rendu, je me concentre sur ce thème, faute de pouvoir analyser en détail toutes les pépites de cet ouvrage sur des sujets très divers. J’aimerais mentionner en particulier les chapitres sur les précédents tchétchène (Maïrbek Vatchagaev) et géorgien (Thorniké Gordadzé), celui consacré à l’obsession ukrainienne de Poutine (Mykola Riabchuk et Iryna Dmytrychyn), et celui de Cécile Vaissié sur les mutations en quatre moments du groupe des oligarques, qui ont abouti à leur contrôle par Poutine.
- Cette déclaration est citée p. 212-213, avec le commentaire savoureux de T.G. Ash qui en fut témoin à Saint-Pétersbourg.
- Au chapitre de la continuité du régime post-soviétique, on remarquera que, dès 1991, la sécession de la Transnistrie en Moldavie préfigurait ce schéma.
- Galia Ackerman signale (p. 159-161) que l’organisation Iounarmia (« jeune armée ») chargée d’éduquer les jeunes générations au patriotisme et au maniement des armes a été fondée en 2015 par Sergueï Choïgou, actuel ministre de la Défense, parfois considéré comme un modéré par rapport aux ultra-nationalistes !
- Dès l’occupation de la Crimée en 2014, Boris Nemtsov estimait dans son rapport posthume que « Lorsque tout cela sera fini, la Russie mettra encore longtemps à s’en remettre et à se débarrasser des standards éthiques et comportementaux imposés par la propagande des années 2014-2015 ».