Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine, les dirigeants du Kremlin et leurs propagandistes ne cessent de répéter aux Russes que c’est leur existence même qui est en jeu, que l’Occident veut la destruction de la Russie. Du côté occidental l’on est tétanisé par la perspective du chaos russe en cas de chute du régime de Poutine — état d’esprit fort encouragé, lui aussi, par la propagande du Kremlin. Au fond, pour mettre fin rapidement au conflit, il faut élaborer et mettre en avant un projet pour la Russie de l’après-guerre qui rassure les Russes sur leur sort à venir, tout en offrant des garanties aux voisins de la Russie et aux Occidentaux qu’une récidive du poutinisme est désormais exclue. Nous en sommes loin.
Les Occidentaux semblent en passe de répéter les erreurs commises durant les dernières années Gorbatchev et durant les années Eltsine, et ce dans des conditions beaucoup plus graves puisque les Ukrainiens payent de leur sang les tergiversations des pays de l’OTAN qui depuis le début de la guerre leur fournissent en retard les armes dont ils ont besoin pour bloquer la politique d’anéantissement menée par la Russie et bouter l’envahisseur hors de leur patrie.
On se rappelle que de 1990 à 1991 les Occidentaux ont tout fait pour maintenir à bout de bras l’URSS en pleine décomposition1. Dès le 25 novembre 1988, Mitterrand met en garde Gorbatchev: « La centralisation excessive est dangereuse mais on peut en dire autant de la décentralisation excessive »2. « Il y a un risque de désordre dans l’empire soviétique. Ce désordre n’est probablement pas préférable, pour nous, à l’ordre qui y régnait jusqu’ici », déclare le président français au conseil des ministres le 20 juillet 19893. Le 19 avril 1990, après la déclaration d’indépendance adoptée en mars par le Parlement lithuanien, George Bush se plaint au président français: « Il y a des gens qui voudraient — ce qui m’ennuie — que la Lituanie soit indépendante et que les militaires soviétiques s’en retirent »4. Américains, Français et Allemands s’associèrent derechef pour faire pression sur le président lithuanien Landsbergis pour qu’il « mette entre parenthèses » la déclaration d’indépendance lithuanienne5.
Le 17 avril 1990, Mitterrand faisait part de sa préoccupation au président Bush : « Le jour où l’Ukraine bougera, l’URSS cessera d’exister »4. En août 1991 Bush se rendit en Ukraine et chercha à convaincre les Ukrainiens de signer un traité fédéral avec la Russie, les mettant en garde contre « un nationalisme suicidaire »: la volonté de liberté et celle d’indépendance étaient deux choses différentes, leur expliqua-t-il, laissant entendre que les États-Unis soutenaient la première mais non la seconde. Dans ses visites en Occident au printemps 1991 Eltsine, alors allié aux républiques de l’URSS contre le centre fédéral, est reçu à la sauvette, entre deux portes, quand il n’est pas l’objet d’insultes comme au parlement européen le 16 avril 1991. Le 30 octobre 1991, Mitterrand déclare à Gorbatchev : « La dislocation de l’URSS serait une catastrophe historique contraire à l’intérêt de la France »2. Jusqu’au dernier moment les Occidentaux ne perdirent pas l’espoir de sauver l’URSS. Et c’est la crainte du chaos (notamment celle des fameux « loose nukes ») qui explique cette attitude étonnamment myope.
La suite des événements a montré à quel point ces appréhensions concernant le chaos post-URSS et la supposée dissémination des armements nucléaires soviétiques étaient exagérées et habilement manipulées par les maîtres du Kremlin. Le danger véritable était ailleurs, et on peut dire que cette préoccupation exclusive du contrôle sur l’arsenal nucléaire est à l’origine des erreurs de la politique occidentale que nous payons aujourd’hui. En effet, les Occidentaux réduisirent leur politique russe au soutien d’abord à Gorbatchev puis à Boris Eltsine. Ils acceptèrent tacitement que ce dernier remette en place la matrice autocratique du pouvoir russe en dissolvant le Parlement à coup de canon et en faisant adopter une Constitution favorisant une présidence monarchique (1993). Ils adoptèrent la solution de facilité souhaitée par la plupart des libéraux russes : instaurer en Russie un pouvoir autoritaire pour faire passer les réformes économiques. Ils ont ignoré les signaux de plus en plus inquiétants émis par le Kremlin, notamment la guerre inhumaine menée contre la Tchétchénie.
En 1995, Djohar Doudaev, le premier président de la Tchétchénie, déclarait dans une interview prophétique : « L’Itchkérie [la Tchétchénie] a un peu modéré les appétits de la Russie mais elle n’y a pas mis fin. Il y aura une bataille pour la Crimée, l’Ukraine va devoir affronter à nouveau la Russie. Tant que le russisme existe, il ne renoncera jamais à ses ambitions. Les Russes veulent opprimer comme par le passé l’Ukraine, la Biélorussie, se renforcer… Personne ne veut actuellement d’une alliance politique ou militaire, ni même de relations commerciales avec la Russie ». Aujourd’hui Akhmed Zakaev, chef du gouvernement tchétchène en exil, estime que « c’est l’Occident qui est responsable de ce que la Russie est devenue une menace pour le monde civilisé ». Les Occidentaux ont fermé les yeux sur les méfaits de Poutine, sur ses crimes en Tchétchénie, parce qu’ils craignaient l’effondrement de la Russie. Or « le problème n’est pas Poutine: c’est le système du chauvinisme grand-russe qui est au pouvoir en Russie… ». Selon Zakaev, « Si la Russie s’effondre il ne se passera rien », quoi qu’en disent les libéraux russes. Alors que « tant que subsiste l’empire russe, personne ne sera à l’abri de la menace de la Russie ».
L’impérialisme russe a ceci de particulier qu’il détermine l’organisation politique de la Russie. En effet, le despotisme russe a pour justification l’existence, le maintien et l’extension de l’empire. Staline l’a fort bien compris. Comme il l’explique devant ses intimes le 7 novembre 1937, quand la terreur bat son plein, son but est de « créer un État uni et indivisible », de manière à ce que, si une partie se détachait de l’URSS, « elle serait incapable d’exister de manière indépendante et tomberait nécessairement sous le joug étranger » ; ainsi « quiconque essaie de détruire l’unité de l’État socialiste, d’en séparer une partie ou une nation, est un ennemi, un ennemi que nous détruirons même si c’est un vieux bolchevik »6.
On le voit, la logique impériale étaye la politique de terreur. La centralisation de l’État devient le prétexte de la purge et de la répression. Les victimes des grands procès staliniens ont systématiquement été accusées d’avoir voulu démembrer l’URSS au profit des pays capitalistes. Et ce n’est pas pour rien que des années plus tard les idéologues poutiniens présentent la « verticale du pouvoir » comme un dispositif d’« agrafes » faisant tenir ensemble le corps bigarré de l’État russe. Il était donc inévitable que la dérive autoritaire du pouvoir, amorcée sous Boris Eltsine, accélérée sous Vladimir Poutine, allait déboucher sur une volonté de conquête de plus en plus affichée. Le despotisme russe est indissociable de l’expansionnisme. Les Russes tolèrent d’être asservis à condition de pouvoir asservir les autres.
Il s’ensuit que si nous voulons une paix durable en Europe nous devons aider la Russie à se débarrasser de cette matrice autocratique qui fait son malheur et celui de ses voisins. Une victoire de l’Ukraine offrira une occasion unique d’y parvenir, à condition que nous ne nous laissions pas tétaniser par la crainte du chaos, au point d’accepter qu’un nouvel « homme fort », « réformateur » comme il se doit, remplace Vladimir Poutine au Kremlin et proclame une dépoutinisation de surface qui ne touchera pas au noyau du régime. C’est l’attente de cette « transition maîtrisée » qui explique les atermoiements occidentaux dans le soutien à l’Ukraine. Politique doublement néfaste : dans le long terme un système poutinien sans Poutine ne fera qu’enfoncer la Russie dans son ornière historique, et dans le court terme, la politique actuelle de Poutine sème quotidiennement les germes de l’anarchie et de la guerre civile en Russie. L’implosion que craignent les Occidentaux découle directement des mesures prises par le pouvoir russe, libération des criminels endurcis pour les envoyer au front, création d’un grand nombre de formations paramilitaires au-dessus des lois, mobilisation de masse non assortie de moyens matériels adéquats, sabordage de l’économie etc… Plus longtemps le régime de Poutine demeure en place, plus les risques de chaos sont grands : qu’on imagine ces hordes de soldats habitués au pillage et aux violences refluant sur le territoire russe… Une victoire rapide de l’Ukraine suivie d’une chute du régime poutinien est à la fois dans l’intérêt des Occidentaux et dans celui des Russes.
Comme l’écrit l’opposant Leonid Gozman, « Cette guerre ne peut être suivie de paix que si elle s’achève par une défaite militaire et politique complète de la Russie de Poutine et le démantèlement du régime actuel. L’État de Poutine doit cesser d’exister : pas la Russie, mais l’État actuel, hostile au monde entier, hostile à lui-même.» L’objectif proclamé des Occidentaux doit être le démontage du régime poutinien. Celui-ci passe avant tout par une décentralisation radicale de l’État russe. Les Occidentaux n’osent pas afficher cet objectif car ils craignent fournir de la sorte un atout à la propagande du Kremlin. Trop de Russes ont fait leur la fameuse formule de Viatcheslav Volodine, président de la Douma : « Tant qu’il y aura Poutine, la Russie existera. Sans Poutine, la Russie cessera d’exister. »
Il faut persuader les Russes que l’effondrement du régime de Poutine n’entraînera nullement la fin de la Russie, contrairement à ce qu’on leur serine jour et nuit. Les autorités russes ont beau verrouiller les media et internet, beaucoup de Russes parviennent à s’informer à des sources indépendantes. Il faut systématiquement contrer la propagande du Kremlin en montrant que c’est justement Poutine qui est en train de détruire la Russie, dans tous les domaines, économique, militaire, politique, démographique, et que plus il reste au pouvoir, plus dure sera la remontée. Il faut laisser entendre qu’une Russie décentralisée n’est pas une Russie démantelée, qu’une Russie confédérale libre aura sa place en Europe.
Leonid Gozman formule ainsi sa conception du futur traité de paix, qui selon lui devra être signé par la Russie, l’Ukraine et l’OTAN : « Le traité devra non seulement rétablir l’intégrité territoriale de l’Ukraine et lui fournir des garanties de sécurité, mais il devra également garantir le retrait des troupes russes des territoires occupés en Géorgie et en Moldavie ainsi que du Bélarus. Il devra stipuler l’obligation de la Russie de payer des réparations et de livrer tous les criminels de guerre présumés. L’étape la plus importante sera d’assurer la démilitarisation de la Russie et l’abandon de son arsenal nucléaire, sans lesquels Poutine n’aurait jamais déclenché cette guerre. À tout le moins, un contrôle international sur les armes nucléaires de la Russie doit être établi. Si cela est suivi d’un plan Marshall du XXIe siècle pour reconstruire l’économie et les institutions politiques du pays, alors le processus finira par gagner le soutien de l’opinion. »
L’histoire montre à quel point une politique imaginative peut être porteuse de succès dans le long terme. Au sein des pays en guerre se tissent toujours en secret des liens souterrains que l’après-guerre projette au grand jour et qui s’avèrent déterminants. C’est ainsi que les réseaux qui vont devenir plus tard les artisans de la politique d’intégration européenne ont commencé à se mettre en place dans l’Europe occupée et dans l’Allemagne nazie dès 1941-1942, avec le ferme encouragement de Londres. Durant toute l’année 1942, le général Sikorski, chef du gouvernement polonais en exil à Londres, discute avec les gouvernements en exil de Tchécoslovaquie, de Norvège, de Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de Grèce, de Yougoslavie et avec les Français Libres « l’organisation d’une communauté européenne dans l’ordre et la liberté ». En Allemagne, le cercle de Kreisau se forme en 1938 pour réfléchir aux mesures à prendre contre le régime nazi et pour préparer l’Allemagne de l’après-guerre, en discutant notamment de la future constitution allemande. Dès le mois d’avril 1941, Helmuth von Moltke, le fondateur du cercle, multiplie les contacts avec les résistants de Hollande, de Norvège et de Pologne, auxquels il fait parvenir les projets d’Europe fédérale discutés par le Cercle. Comme l’écrit Henri Frenay dans Combat du 12 décembre 1943 : « La Résistance européenne sera le ciment des unions de demain […] Les hommes de la Résistance européenne seront demain les bâtisseurs de l’Europe nouvelle ».
Dans la mise en place d’une telle politique l’Ukraine pourrait avoir un rôle particulier à jouer, à condition que les considérations militaires immédiates n’éclipsent pas les intérêts politiques à long terme. Là encore l’histoire peut donner des pistes. Tournons-nous vers la politique polonaise de l’entre-deux guerres7. Après la déclaration allemande du 5 novembre 1916 qui proclamait un État polonais indépendant, T. Holowko, un proche de Pilsudski, écrivait : « La création d’un État polonais brise la chaîne qui attachait au trône des tsars moscovites de nombreuses nations […] Le sort de la Pologne démoralisait les autres peuples opprimés par la Russie, car de toutes les nations opprimées c’était la plus forte, et elle n’avait pas réussi à se libérer des fers de l’esclavage. La nouvelle de la résurrection de la Pologne va susciter un écho retentissant dans les marches de la Russie, en Finlande surtout. Mais même parmi les peuples de l’empire russe qui aujourd’hui osent à peine se penser différents, parmi les Biélorusses, les Ukrainiens, les Géorgiens et les Arméniens, elle sèmera à coup sûr le ferment du séparatisme… »8.
Cette analyse préfigure le prométhéisme, la politique mise en place par le maréchal Pilsudski à partir des années 1920. En 1929 Wojciech Stpiczynski, l’un des théoriciens du mouvement, en formule les postulats de base. Si l’URSS ne s’est pas effondrée jusqu’ici, explique-t-il, c’est parce que les peuples qui la forment se trouvent à un niveau trop bas pour oser une action indépendante. Certes ils peuvent se révolter. Mais pour cela « ils ont besoin de l’appui d’un centre de civilisation plus avancée, d’un centre de force politique, qui peut les assister, leur offrir un soutien moral, les aider à trouver leur place dans la famille des nations, dans le système international. La mission historique de la Pologne est de devenir ce centre, comme elle l’était à l’époque des Jagellons… »9
Ainsi la Pologne a recueilli les officiers de l’armée géorgienne vaincue par les bolcheviks en 1921 : Pilsudski comptait en former les cadres de la future Géorgie indépendante. Cette politique visait moins à provoquer une révolution dans la Russie bolchévique puis en URSS qu’à être prêts le jour où le pouvoir central entrerait en crise. Notons qu’elle n’était pas seulement tournée vers les nationalités de l’URSS, mais vers la Russie même : ainsi en 1919-1920, Pilsudski avait fourni son appui à Boris Savinkov, l’ancien SR (socialiste révolutionnaire), devenu le chef d’une organisation antibolchevique, l’Union pour la défense de la patrie et de la liberté.
L’avenir a montré que cette politique de soutien aux nationalités de l’URSS n’était pas aussi utopique qu’elle le semblait à ses détracteurs à l’époque. Mais ses résultats apparurent des années plus tard, dans l’immédiat elle sembla ne récolter que des déboires et des déceptions. Les autorités polonaises ne parvinrent pas à imposer la discrétion aux émigrés impliqués dans ces projets, ce qui offrit à la propagande stalinienne de multiples occasions de brandir la menace d’un « démembrement » de l’URSS ourdi par les impérialistes.
Aujourd’hui les dirigeants ukrainiens, fermement soutenus en cela par les États baltes, la Pologne et la République tchèque, semblent instinctivement s’inspirer des projets élaborés par les collaborateurs du maréchal Pilsudski. Ils encouragent la formation d’unités recrutées au sein des peuples opprimés, soit de la Fédération de Russie, soit de « l’étranger proche ». Ainsi le régiment Kastus Kalinouski créé en mars 2022 est constitué de volontaires bélarusses recrutés par un centre à Varsovie (dont de nombreuses femmes), ayant choisi de défendre l’Ukraine en attendant de libérer Minsk. Les volontaires bélarusses escomptent que la victoire de l’Ukraine entraînera la chute de Loukachenko. Ils se sont illustrés à Lissitchansk et Severodonetsk. La Légion géorgienne a été formée en 2014 et incorporée dans l’armée ukrainienne en 2016. C’est elle qui a payé le prix le plus lourd en pertes humaines : une quarantaine d’hommes tombés au champ d’honneur. Des bataillons tchétchènes combattent en Ukraine contre les forces russes. Ils sont déjà plusieurs milliers. Citons le bataillon Sheikh Mansour, créé en 2014 et formé majoritairement de vétérans des deux guerres de Tchétchénie, le bataillon Djohar Doudaev créé en 2014 par la diaspora tchétchène au Danemark, et un groupe créé par Akhmed Zakaïev au sein de la Légion étrangère. Le bataillon Maga combat sur le front de Bakhmout. Leur but est entre autres de convaincre leurs compatriotes soumis à Kadyrov que l’armée russe est moins puissante qu’ils ne le croient: « Dès que les baïonnettes sur lesquelles est assis le régime de Kadyrov donneront un signe de faiblesse, le peuple se soulèvera contre le tyran », estime Moussa Lomaev, un blogueur tchétchène. Enfin Atech, un mouvement de partisans tatares de Crimée, est actif en Crimée.
Un Forum des Peuples libres de Russie s’est réuni une première fois en mai 2022 à Varsovie, puis à Prague en juillet 2022. Il préconise une « Communauté des États de la Russie libre » composée de 34 entités. Son but est « une transformation radicale du pays, d’un État autoritaire à une union volontaire d’États libres, indépendants et démocratiques capables d’assurer un niveau de vie décent à leurs citoyens[…], la décolonisation, la dé-impérialisation ou la dépoutinisation de la Russie, ainsi que sa démilitarisation et l’abandon des armes nucléaires ». Parmi les participants on trouve l’ancien député russe et militant de l’opposition Ilia Ponomarev, l’ancien ministre ukrainien des Affaires étrangères Pavlo Klimkine et Akhmed Zakaev. Le 4e Forum des Peuples libres de Russie vient de se tenir en Suède. Les représentants des peuples présents ont signé un memorandum appelant à une transformation de la fédération de Russie. Selon Anzor Maskhadov, le fils du président Maskhadov assassiné, « notre but est de réveiller les autres peuples de Russie, pour qu’ils sortent de la Fédération de Russie où ils sont maintenus de force ». La Rada ukrainienne a reconnu l’indépendance en droit de la Tchétchénie.
L’Ukraine a aussi formé sur son sol la Légion de la Russie libre, constituée de transfuges et d’opposants russes ayant choisi la lutte armée pour débarrasser la Russie de Poutine. Elle compterait deux bataillons, un millier d’hommes. Un troisième bataillon est en formation. Certains ont fait défection par horreur des atrocités commises par l’armée russe. En octobre, 2000 soldats russes ont fait savoir aux Ukrainiens qu’ils voulaient se constituer prisonniers. Les hommes sont sélectionnés très soigneusement pour éviter l’infiltration par les services russes. Les Ukrainiens reçoivent de nombreuses demandes d’adhésion de Russes se trouvant en Russie. Pour être admis, ceux-ci doivent faire leurs preuves en organisant une opération de sabotage sur le territoire russe. Ils sont ensuite entraînés pour le combat urbain. Environ 4 000 citoyens russes combattent du côté de l’Ukraine. La Légion de la Russie Libre est déployée sur le front de Bakhmout. Les combattants russes considèrent la guerre en Ukraine comme un entraînement pour leur guerre de libération de la Russie. Des partisans appartenant à la Légion multiplient les opérations de sabotage en Russie. D’autres organisations de volontaires de citoyens russes luttant contre l’armée russe aux côtés de l’Ukraine, le « Corps des volontaires russes » (des volontaires russes ayant fait partie du régiment Azov, partisans d’un État russe monoethnique) et l’« Armée nationale républicaine » (un réseau de cellules clandestines qui existerait sur le territoire russe) ont signé avec la Légion la Déclaration d’Irpin le 31 août, qui prévoyait de coordonner les actions contre les autorités russes sur le champ de bataille et dans les médias. Le but de ces groupes est « la libération de la Russie de la tyrannie de Poutine ».
Ces initiatives sont évidemment dictées par la logique de la guerre à mener et les priorités des services spéciaux, ce qui en limite la portée en Russie, d’autant plus que Kiev ne cache pas son souhait de démantèlement de la Russie. Mais les Occidentaux qui craignent tant le chaos russe pourraient s’inspirer de cette politique, repérer dans la nombreuse diaspora russe les individus motivés, doués de qualités de leadership et ayant tiré les leçons des errements du poutinisme. Pour tâcher de maîtriser l’anarchie que le régime poutinien va laisser derrière lui, avec ses haines cultivées depuis 20 ans, l’ensauvagement dû aux guerres, les frustrations trop longtemps refoulées, les Occidentaux, notamment les pays voisins de la Russie, devraient se préoccuper dès aujourd’hui de former un personnel politique et militaire, une élite régionale capable de mettre en place « la démocratie des petits espaces » préconisée par Soljénitsyne, et de prendre les commandes au moment de l’effondrement du système poutinien.
Cette entreprise n’est pas utopique, le terrain existe, y compris le terrain historique : on a vu que l’opposition à la guerre contre l’Ukraine a été exprimée en Russie publiquement par nombre de députés municipaux. A la fin du régime tsariste, les municipalités étaient extraordinairement dynamiques. Les « zemstva », ces assemblées régionales créées par Alexandre II, avaient de beaux succès à leur actif. La Russie est un pays colonisé par une petite clique installée dans la capitale. Il est parfaitement concevable d’impulser une décolonisation de la Russie par elle-même en mettant en place les conditions d’une transition des élites locales vers le « self government ». Comme l’a récemment fait observer le blogueur Igor Yakovenko : « Tous les gouverneurs veulent devenir des chefs de leur région, échapper à la tutelle de Moscou ».
L’important est que les Russes comprennent que les tendances centrifuges existent en Russie moins à cause des intrigues de l’étranger qu’à cause du pillage systématique des ressources du pays par la petite clique gravitant autour du Kremlin. Si les régions sont autorisées à conserver les richesses qu’elles produisent au lieu de se les voir confisquer par le pouvoir central, si elles peuvent raccorder les villages au réseau gazier sans devoir mendier des subsides à Moscou, si elles peuvent faire installer l’eau courante et des sanitaires dans les habitations rurales pour dispenser les Russes de devoir se soulager dans la cour par un froid glacial, la Russie profonde, autrefois la base du régime de Poutine, se convaincra de l’utilité des réformes et se ralliera au nouveau régime. En sabordant l’économie rentière de la Russie, en mettant fin à la manne des pétrodollars, Poutine a peut-être rendu un fier service au pays, à condition que ses successeurs profitent de la situation pour favoriser le développement d’une économie produisant des richesses et d’une classe moyenne enfin débarrassée de la tyrannie d’un régime rapace ignorant la propriété privée. Mais cette évolution n’est possible que si la matrice autocratique du pouvoir russe est cassée, si la propagande d’État est abolie, si la justice est indépendante, la presse libre, si le gouvernement est responsable devant un vrai parlement.
De même, en voulant réaliser le mythe slavophile d’une « troisième voie » dans laquelle la Russie pourrait s’engager après avoir tourné le dos à l’Occident, Poutine en a montré la coûteuse absurdité. Privés de smartphones 5G, forcés de rouler en Moskvitch des années 1960, manquant de médicaments essentiels, le nez sur les portes fermées d’Ikea et de Leroy-Merlin, les Russes redécouvrent malgré eux les vertus de l’interdépendance et de la coopération internationale. Espérons que la nouvelle élite aura assimilé la leçon et compris qu’il est dangereux de manipuler un chauvinisme outrancier dans une population à la fois asservie et agressive. Que sans les institutions libres qui le rendent possible, le confort occidental n’est qu’une greffe fragile flétrie par le moindre coup de froid. Et surtout, que la Russie a tout intérêt à voir ses voisins faire le choix de l’Europe et devenir des peuples libres et prospères, et non les dépendances ruinées d’un empire indigent.
Une périphérie dynamique aura un effet d’entraînement sur la Russie. Au lieu que Moscou entreprenne de faire revenir ses voisines rebelles au Moyen-Age, comme l’a avoué crûment Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, en parlant de l’Ukraine, ce sont elles qui peuvent montrer la voie à une Russie ayant enfin renoncé à l’héritage du joug tataro-mongol. Mais pour cela il faut donner à l’Ukraine les moyens de libérer son sol le plus vite possible, et d’entamer sa reconstruction sans tarder.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- V. Françoise Thom, La Marche à rebours, Sorbonne Université Presses, 2021, p.523-539
- Archives de la Fondation Gorbatchev.
- J. Attali, Verbatim III, 1e partie, 1988-1989, Fayard 1995, p. 84
- H. Védrine, Les mondes de François Mitterrand, Fayard, 1996, p. 492
- J. Attali, Verbatim III, 2e partie, 1990-1991, Fayard 1995, p. 599
- . Banac (éd.) The Diaries of Georgi Dimitrov, Yale University Press, 2003, p. 65.
- V. Françoise Thom, La Marche à rebours,op.cit., p. 191-223
- Article du 4 novembre 1916. Cité in : Iwo Werschler, Tadeusz Holowko, zycie i dzialalnosc, Warszawa 1984, p. 60
- Cité in : Jozef Lewandowski, Imperializm slabosti, Warszawa 1967, p. 135