Comprendre la « mobilisation », avec René Girard

L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre ici le cinquième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne grâce aux enseignements du passé. Dans ce texte, elle explique les causes du vif sentiment anti-ukrainien dans la société russe en s’appuyant sur l’œuvre de René Girard, anthropologue, historien et philosophe français qui a passé une grande partie de sa vie aux États-Unis.

En 2017, le sociologue russe Lev Goudkov (né en 1946), à l’époque directeur du Centre d’analyses sociologiques Youri Levada (il a quitté ce poste en 2021), accorda une interview à Radio Svoboda. Il y parla du sentiment anti-ukrainien qui se développait en Russie en l’expliquant par une propagande délibérée et tenace :

« Ce sont les conséquences de trois ans de propagande massive, très agressive et démagogique, qui laisse déjà ses traces. Le régime de Poutine en principe se fonde sur l’image de l’ennemi, sur les mécanismes de l’identification négative ; pour lui, il n’y a pas d’autre motif d’orgueil national que la confrontation avec l’Occident ou la lutte contre les ennemis, la “junte de Kiev”, ou les “fascistes ukrainiens”. Ce sont des mécanismes d’entretien négatif de sa propre fierté, de son importance, de sa dignité, etc. Par conséquent, l’image de l’ennemi est toujours nécessaire, elle est fonctionnelle. N’importe quel pays peut jouer le rôle de l’ennemi. Si vous vous souvenez, il y a dix ans, c’étaient les États baltes, qui ont progressivement cédé la place à l’Ukraine. Les pics de propagande anti-ukrainienne tombent en 2008, pendant la guerre entre la Russie et la Géorgie, lorsque l’Ukraine n’a pas soutenu la Russie. Puis, depuis février 2014 — après le Maïdan, après que l’Ukraine s’est tournée vers l’Europe —, la propagande anti-ukrainienne s’est encore intensifiée. Il n’y avait rien de tel il y a cinq ans. Il y a encore quatre ans, les Ukrainiens étaient perçus par les Russes comme un peuple très proche, nous enregistrions, tout comme les sociologues ukrainiens, les sentiments les plus amicaux. Mais peu à peu, cette propagande anti-ukrainienne a contaminé les gens. De plus, toute la population russe n’a pas forcément de liens avec l’Ukraine, bien qu’une très grande partie, selon nos données environ 28 %, y aient des parents et des amis proches. Les gens ne résistent pas à la propagande et donc, quand la télévision a commencé à parler d’un “coup d’État”, de l’arrivée des “fascistes au pouvoir”, quand elle a commencé à utiliser le langage de la Seconde Guerre mondiale, de la lutte contre le fascisme, les mentalités ont commencé à changer. En effet, une très grande partie de la population croit qu’il existe en Ukraine une russophobie, croit à l’oppression des Russes ou encore au génocide des Russes dans le Donbass. Et comme ce qui compte n’est pas le contenu, ce n’est pas l’objectivité des accusations, mais la continuité de cette calomnie, alors c’est accepté. Cela affecte les gens, les forçant à changer leur attitude envers les gens ordinaires en Ukraine. Avec nos collègues ukrainiens, nous posons les mêmes questions environ six fois par an. En novembre 2013, nous n’avions enregistré aucune hostilité ni agressivité envers l’Ukraine en tant qu’État, et encore moins envers les Ukrainiens en tant que peuple. Une forte détérioration s’est produite en février, mars et avril 2014. Les attitudes négatives ont persisté tout au long de l’année 2015 et ont été très prononcées en 2016. Et puis, alors que le conflit était gelé et basculait vers la Syrie, vers la Turquie, vers la confrontation avec les États-Unis, une attitude positive envers l’Ukraine est revenue. Maintenant, ces derniers mois, l’aggravation a recommencé — il y a clairement une pression et une couverture médiatique extrêmement agressive de ce qui se passe en Ukraine ; la démagogie se transforme en mensonge et en calomnie, en description déformée de ce qui s’y passe. Ces derniers mois, nous avons assisté à une nouvelle recrudescence de l’hostilité envers l’Ukraine. »

Un an plus tard, en 2018, Oleksiy Vinogradov, l’auteur du projet « Donbass. Réalité » à Radio Svoboda, avertissait :

« Selon le Centre de recherches sur l’opinion publique russe de l’année 2017, pour plus de la moitié de Russes, la télévision, aujourd’hui entièrement contrôlée par l’État, est la principale source d’information. Elle est considérée comme plus digne de confiance que tout autre type de média. Les chaînes de télévision fédérales bénéficient du plus grand soutien — 70 %. Dans les communiqués concernaient l’Ukraine, 90 % de matériaux ont une connotation négative. Les chercheurs voient la création d’un certain nombre d’images négatives de l’Ukraine qui agrègent divers faits et événements. Les chercheurs ont identifié 5 images-clés qui représentent 90 % de toutes les références négatives à l’Ukraine. 1. Le premier récit est celui de l’Ukraine menant une guerre civile : les forces armées ukrainiennes tuent des civils ; l’Ukraine viole les termes du cessez-le-feu ; la Russie ne participe pas au conflit. Un tiers des informations sont consacrées à cela. 2. Une autre image activée est celle de l’Ukraine en tant que pays inachevé. Son pouvoir actuel est illégitime, son économie s’effondre, il est dangereux d’y vivre, surtout à la campagne. 3. Le récit de la russophobie en Ukraine est également activement diffusé. Selon les chercheurs, c’est la position antirusse des Ukrainiens qui est présentée aux Russes comme la raison de l’attitude agressive de la Russie face à l’Ukraine. Apparemment, les citoyens russes ont le droit d’être en colère. 4. L’Ukraine est une marionnette de l’Occident. 5. Les images “positives” sont celles de la Russie qui aide le Donbass à lutter contre les fascistes et les radicaux qui détruisent l’Ukraine. »

Ce que les sociologues et les journalistes indépendants décrivaient alors est désormais agrémenté de fake news fabriquées par les propagandistes russes à propos de l’Ukraine et régulièrement démasquées : l’assassinat quasi rituel d’enfants et de femmes enceintes, un garçon crucifié, les tatouages nazis, la licence des mœurs chez les homosexuels. Les caricatures de l’agence fédérale d’information Regnum (fondée en 2002, dont le rédacteur en chef, l’historien Modest Kolerov, est sanctionné aujourd’hui par 27 pays) s’emploient à diffuser l’image de l’Ukrainien-fasciste. Ces stéréotypes de persécution circulent toujours dans les médias russes, et ceci depuis au moins six ans : aujourd’hui d’autant plus librement que les médias indépendants sont pratiquement éliminés. Ils font apparaître chez les Ukrainiens les signes victimaires, tels que nommés et analysés par René Girard dans son ouvrage devenu classique, Le Bouc émissaire (1982), qu’il nous importe de relire aujourd’hui.

Quelques traits de la biographie de René Girard sont peut-être utiles à rappeler. Il est né il y a cent ans, en 1923, à Avignon, dans la famille d’un homme de gauche anticlérical, un historien paléographe, conservateur au palais des Papes et au musée Calvet. Sa mère quant à elle est catholique. Il fait lui-même ses études à l’École des Chartes, puis part aux États-Unis où il enseigne la littérature comparée. Après une thèse en sociologie, il devient professeur à l’université Johns-Hopkins, puis à la très prestigieuse université Stanford. En 1961, il publie son premier ouvrage, Mensonge romantique et vérité romanesque, qui fonde d’emblée ce que l’on a pris l’habitude de nommer sa théorie mimétique. Ses principaux ouvrages se succèdent : La Violence et le Sacré (1972) ; Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) et Le Bouc émissaire (1982). Girard y développe la théorie du désir mimétique et de la crise mimétique que ce désir provoque, à partir des matériaux littéraire, historique, anthropologique et in fine théologique. Cette attitude transnationale et pluridisciplinaire de Girard (il lit les textes historiques comme littéraires et vice versa) lui procure son originalité et dérange longtemps les milieux académiques français. Il finit par y être accepté, élu en 2005 à l’Académie française ; mais il ne le fut jamais tout à fait. Ce qui gêne surtout, c’est — au-delà de son détachement du marxisme et de la psychanalyse, par-dessus même sa conversion — sa haute maîtrise dans la critique des textes multilingues et complexes et, en même temps, sa volonté et sa capacité de simplifier, la franchise de ses réponses aux questions posées.

Le Bouc émissaire de Girard s’ouvre par la lecture d’une source du XIVe siècle, le récit de la peste de Guillaume de Machaut, poète et musicien ; suit l’analyse des « Animaux malades de la peste » de La Fontaine. Dans ces deux textes séparés par trois siècles, le mot peste pose problème : on n’ose pas le dire. Dans les deux, le mécanisme du bouc émissaire est clairement décrit. La société (humaine, réelle ou animale, imaginaire) se retrouve face à une catastrophe. Un responsable doit en être nommé pour porter le chapeau (les Juifs chez les hommes, l’âne chez les animaux). Derrière le récit de Guillaume de Machaut et d’autres récits de ce type, René Girard entrevoit une réalité, une mécanique qui est celle de la persécution collective. Cela commence toujours par une crise (nous lisons ici le chapitre II, « Les stéreotypes de la persécution » ; c’est ce chapitre-ci que je propose surtout de relire ensemble). Elle peut être provoquée par des causes externes (épidémie, sécheresse, inondation, famine) ou internes (troubles politiques, religieux ou sociaux). Quelles que soient leurs véritables causes, ces crises sont toujours vécues, explique Girard, de manière semblable : comme une dissolution, une fin d’un ordre social ou culturel. « Les descriptions ici se ressemblent toutes1» Nous pouvons y ajouter les descriptions par les Russes de la Perestroïka et des années 1990, de la chute du mur de Berlin, de la dissolution de l’URSS et la fin du régime soviétique. Ce qui compte ici, ce n’est pas de savoir si le régime soviétique ou celui qui est arrivé à sa suite était bon ou mauvais : c’est le phénomène lui-même de la fin du long règne de la même chose, de la désintégration, de l’effondrement, l’effacement des hiérarchies et différences. Tout devient pareil, monotone et semble monstrueux. Le système des échanges quitte les procédures habituelles. Les gens se rapprochent, oublient les manières. Leurs relations deviennent immédiates et les coups partent. Les symptômes névrotiques se multiplient. Les causes réelles des événements se cachent, se perdent.

Guillaume de Machaut voit l’une des causes de la peste dans l’enfermement égoïste des gens qui est l’un des stéréotypes de la crise : « Mais plutôt qu’à se blâmer eux-mêmes, les individus ont forcément tendance à blâmer soit la société dans son ensemble, ce qui ne les engage à rien, soit d’autres individus qui leur paraissent particulièrement nocifs pour des raisons faciles à déceler. Les suspects sont accusés de crimes d’un type particulier2»

Ces accusations, qui précèdent la persécution et la violence, touchent toujours le fait d’être contre, soit la figure du pouvoir (le guide, les chefs, le père), soit les plus faibles : les enfants. Il y a ensuite, dit Girard, les crimes sexuels, la bestialité (nous devons ajouter à cela, dans le cas du régime russe actuel, la soi-disant pédophilie et l’homosexualité). Il y a enfin les crimes religieux : toutes sortes de profanations. Ces modèles mettent en scène la transgression qui menace l’ordre culturel. Arrive enfin l’empoisonnement (des Russes par les Ukrainiens par le biais des pigeons, par exemple). On met en scène ce que la crise réelle produit. On enclenche la causalité en boucle. La cause réelle de la crise est déplacée : cela ne se passe ni ici ni maintenant, ni chez nous ni avec nous ; les responsables sont autres et ailleurs, ils viennent d’ailleurs. C’est de leur faute si… les persécuteurs finissent toujours par s’en convaincre. Les accusations absurdes ne gênent personne, elles sont stéréotypées et cela aide beaucoup : le mensonge s’avale d’autant plus facilement qu’il est fabriqué pour être avalé avec des ingrédients faciles à digérer. Il s’avale d’autant plus rapidement que la dissolution de la société est réellement effrayante : la société se transforme en foule, en turba, qui risque à tout moment de se retrouver au même moment et au même endroit.

C’est là qu’intervient la réflexion girardienne, brève mais très importante, à propos de la mobilisation ; elle me paraît très opérante aujourd’hui. La foule en tant que produit de la crise, explique Girard, cherche l’action (violente), immédiate, qui puisse assouvir sa colère, mais elle ne voit pas (ne veut pas voir) de véritables causes de la crise. Les membres de la foule sont des persécuteurs en puissance : ils cherchent à purger la société des traîtres et des corrupteurs. « Le devenir de la foule ne fait qu’un avec l’appel obscur qui la rassemble ou qui la mobilise, autrement dit qui la transforme en mob. C’est de mobile, en effet, que vient ce terme, aussi distinct de crowd que le latin turba peut l’être de vulgus. La langue française ne comporte pas cette distinction3»

Quand la société se liquéfie et devient cette foule, c’est-à-dire quand elle se mobilise, quand elle est prête à agir en suivant toute manipulation (aujourd’hui en Russie par le régime actuel et sa propagande), rien ni personne ne peut l’arrêter. Et de ce point de vue, nous devons constater que la société russe est bien mobilisée. Elle est mobilisée contre les Ukrainiens, mais pas seulement. Les ennemis intérieurs de toute sorte lui vont aussi bien. Il me semble donc naïf de s’étonner du nombre des dénonciations dans la société russe actuelle, de la mise en pratique par la population des nouvelles lois contre les agents et les ennemis. Il me semble aussi naïf d’attendre la fin de la mobilisation proprement dite.

Je lis ces deux nouvelles venant de la Russie. Poutine a annoncé que la mobilisation dans l’armée se poursuivait. Plus tôt, il a dit que cette mobilisation est une mesure forcée (par qui ou par quoi ? par lui-même !), temporaire (sans préciser les termes) et partielle (c’est encore plus flou). Et maintenant, il s’avère qu’elle continue. À la question du gouverneur de Pskov : de quel type de loi s’agit-il et quel est son statut exact, Peskov a répondu qu’il s’agissait d’une particularité juridique. Que certains décrets ne sont pas rendus publics et donc rien n’est connu précisément à leur sujet. Cela signifie qu’il existe en Russie une législation secrète, inconnue des gens, mais à laquelle les gens doivent obéir. Une telle législation est un mensonge, contraire aux principes fondamentaux de tout système juridique. Et le même jour, l’auteur de la chaîne Telegram « l’université de Moscou en protestation », qui avait été arrêté et jugé car il appelle une guerre une guerre, a été battu par ses gardiens, mais de telle manière qu’il était impossible d’établir l’origine de ces coups. Ces deux faits parlent de la même chose : du mensonge. Mais ils parlent aussi de la mobilisation dans laquelle la société russe est actuellement plongée.

Le christianisme, dit Girard, a mis fin à la croyance au bouc émissaire. La victime a dénoncé son innocence. La foule a été mise à l’épreuve de la première pierre. Ni les Français au temps de Guillaume de Machaut, ni les Russes d’aujourd’hui qui se disent chrétiens et qui reproduisent le comportement archaïque de la foule face au bouc émissaire, vis-à-vis aussi bien des Ukrainiens que de leurs propres ennemis, n’y croient pas vraiment. Ils savent, au fond, que ni l’âne ni le bouc, une fois assassinés, ne vont les sauver de la peste. Le temps de l’irrationnel est fini. C’est une rationalité corrompue qui fonctionne. Et c’est d’autant plus important que nous la dénoncions. Ceux des intellectuels russes qui vendent la soupe de l’irrationalité et de l’archaïsme de la Russie ne font que faire durer cette mobilisation.

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Elle est auteure de plusieurs livres en histoire de l’art et de textes de fiction, comme Réveillon chez les Boulgakov, Paris, TriArtis, 2021

Notes

  1. René Girard, Le Bouc émissaire, dans De la Violence à la divinité, Paris, Grasset, 2007, p. 1240.
  2. Ibid., p. 1242.
  3. Ibid., p. 1244.

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