L’Ukraine, l’Europe et la mémoire de la Shoah

Desk Russie republie cet article paru une première fois, en 2018, dans Commentaire. Depuis l’invasion du 24 février 2022, la propagande russe a réactivé la légende noire des Ukrainiens, hier « complices de la Shoah », et aujourd’hui refusant de reconnaître leur « passé criminel ». Légende qui est soutenue par certains milieux en France et partout dans le monde. L’analyse qu’en font Galia Ackerman et Philippe de Lara garde toute son actualité à l’aune de l’invasion russe, en rétablissant la vérité sur la Shoah en Ukraine et sa place éminente dans la mémoire collective de l’Ukraine d’aujourd’hui.

« Ce qui fut unique entre 1940 et 1945, ce fut le délaissement. Toujours on meurt seul et partout les malheurs sont désespérés. Et entre les seuls et les désespérés, les victimes de l’injustice sont partout et toujours les plus seules. […] Il y a plus d’un quart de siècle, notre vie s’interrompit et sans doute l’histoire elle-même. Aucune mesure ne venait plus contenir les choses démesurées. Quand on a cette tumeur dans la mémoire, vingt ans ne peuvent rien y changer. Sans doute la mort va annuler l’injustifié privilège d’avoir survécu à six millions de morts. »

— Emmanuel Levinas, Noms propres, 1976.

Ce qu’il est convenu d’appeler la « crise ukrainienne » et qu’il serait plus juste d’appeler la révolution ukrainienne est un événement crucial pour l’Europe. République soviétique jusqu’en 1991, pays indépendant mais resté engoncé dans l’orbite russe jusqu’en 2013, l’Ukraine a choisi la liberté par une révolution inattendue et sans précédent1. Un mouvement populaire sans armes a obtenu malgré une répression féroce le départ du président en exercice et le rétablissement d’un ordre constitutionnel qui n’était plus que nominal et qui est redevenu effectif. Le point de départ de cette insurrection fut, on s’en souvient, le refus in extremis du président Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union Européenne. Bien que le passé et la proximité géographique appelassent au maintien dans la sphère russe, les Ukrainiens n’en voulaient plus. « Nous méritons les valeurs européennes », affichait (en anglais) une banderole sur le Maïdan. Au départ ce mouvement n’était pas contre la Russie mais contre l’homo sovieticus. Le problème était politique et non « géopolitique », comme le Kremlin s’efforce de le faire croire : faute de reconnaître le caractère pathologique et criminel du régime soviétique, les Russes se sont condamnés à en perpétuer les malheurs et les nuisances. Rivée à un passé qu’elle ne veut pas regarder en face et à un tropisme impérial qui a fait tant de mal au continent de 1939 à 1989, la Russie n’a pas pris le chemin de l’Europe, comme tant de dirigeants occidentaux s’en étaient persuadés, mais celle d’un impérialisme agressif.

L’Ukraine est aujourd’hui le site d’un affrontement entre les deux destins entre lesquels la Russie a sans arrêt oscillé, occidentalisme et panslavisme. Mais l’Ukraine n’est pas la Russie bien que sa grande partie lui ait appartenu pendant trois siècles. « L’Ukraine a toujours aspiré à être libre », écrivait Voltaire, peu suspect de russophobie.2 Le problème de l’Ukraine (qui est aussi une tragédie) est très bien résumé dans cette remarque d’un historien ukrainien : pour l’Ukraine, l’appartenance à l’Europe n’est pas optionnelle, alors qu’elle l’est pour la Russie, qui a toujours balancé et balance encore entre ces deux directions. En ce sens, l’Ukraine est bien la porte de l’Europe, celle par laquelle la Russie devra entrer ou sortir. Le discours de l’humiliation russe, de l’encerclement déloyal par l’extension de l’UE et de l’OTAN doit être patiemment réfuté. Il n’est pas seulement discutable mais faux. La Russie se trompe elle-même, en ne voyant pas qu’elle est le seul auteur de ses malheurs depuis 1991. L’Allemagne s’est sauvée après 1945 en acceptant son statut de coupable et en se reconstruisant contre le nazisme. La Russie se perd en se pensant comme victime trahie et assiégée.

Le combat pour la souveraineté et la liberté de l’Ukraine devrait donc être celui de tous les Européens. Non pas seulement au nom du droit des peuples, du respect des traités et de la solidarité entre démocraties, mais parce que il y va de notre civilisation, de notre Europe. Certes, l’UE aide l’Ukraine à devenir un État démocratique fonctionnel, elle soutient l’Ukraine face à la Russie par une politique de sanctions et de médiation. Mais elle le fait pour ainsi dire à pas comptés, comme hésitant sur la viabilité, sinon sur la légitimité, de l’indépendance ukrainienne. De nombreuses voix plaident pour un réalisme plus ou moins cynique : l’Ukraine appartient au monde russe, dit-on, et il ne peut en être autrement, la Russie est un partenaire incontournable et ombrageux qu’il ne faut pas contrarier. On ne peut pas sortir l’Ukraine de sa malchance géographique, si regrettable soit-elle. Un ordre injuste est préférable au chaos. Ce que pourrait engendrer une justice internationale bottée, l’échec cuisant du néo-conservatisme américain l’a montré en Irak et ailleurs.

Outre la force des réseaux et des intérêts, et la complexité du monde, l’hésitation des Européens est alimentée par un doute sur la réalité et la légitimité de la nation ukrainienne. Jamais indépendante sur l’ensemble de son territoire, partagée entre divers empires jusqu’à l’unification stalinienne en 1939 à la faveur du Pacte Molotov-Ribbentrop, divisée par la langue et la religion, l’Ukraine est-elle une vraie nation ailleurs que dans le récit national, et celui-ci n’est-il pas l’œuvre d’un nationalisme douteux, voire maudit, du fait de la collaboration présumée des nationalistes avec l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale ? Levez tous les préjugés, dissipez toutes les ignorances sur la réalité de la nation ukrainienne et l’authenticité de son aspiration démocratique, il restera cette ombre. Reprenant une formule de Tony Judt3, l’historien ukrainien Yaroslav Hrytsak4 estime que la mémoire de la Shoah et la reconnaissance des responsabilités ukrainiennes dans le crime sont le ticket d’entrée indispensable à l’accueil de l’Ukraine dans l’UE. Cette formule a quelque chose de gênant en ce qu’elle peut suggérer que la reconnaissance de la vérité historique serait l’objet d’une sorte de transaction donnant donnant. Mais Hrytsak touche juste politiquement et spirituellement. Politiquement, il est vrai que la mémoire de la Shoah fait partie intégrante de l’identité européenne, et que l’Europe de l’Est, sous domination soviétique, n’a pas pu faire le même travail de mémoire que l’Europe de l’Ouest. Elle doit rattraper le temps perdu et faire face à son passé, y compris dans ce qu’il a de plus noir.

Gravure de Neil Khasevitch, membre de l’Organisation des nationalistes ukrainiens : « L’URSS — prison des peuples », 1948. // Domaine public
Gravure de Neil Khasevitch, membre de l’Organisation des nationalistes ukrainiens : « L’URSS — prison des peuples », 1948. // Domaine public

Quant au spirituel, Hrytsak veut dire que l’Ukraine, pour s’émanciper, doit s’approprier son histoire, toute son histoire, y compris l’histoire de la Shoah en Ukraine. Pas de pardon ni de réconciliation sans vérité. L’Ukraine a besoin pour elle-même de cette vérité pour embrasser pleinement son destin européen. Mais l’Europe en a besoin tout autant car l’œuvre de vérité et de réconciliation sur laquelle les nations libres d’Europe se sont reconstruites après 1945 sera inachevée et imparfaite tant que l’histoire de la Shoah en URSS restera le siège des préjugés des uns et du déni des autres, soigneusement entretenus par les mensonges soviétiques sur la Seconde Guerre mondiale, en particulier sur la période entre septembre 1939 et juin 1941, lorsque l’URSS fut une fidèle alliée des nazis participant au dépeçage de la Pologne et occupant des territoires frontaliers, notamment les pays Baltes.

Or, dans le monde parallèle de la « Grande Guerre patriotique » (1941-1945), conçu par Staline et activement promu par les autorités russes actuelles, l’URSS était le seul véritable ennemi de Hitler, l’extermination des Juifs n’avait pas droit de cité, sinon cachée sous le massacre de « millions de paisibles citoyens soviétiques », tous les adversaires du communisme soviétique étaient des « fascistes », en particulier les nationalistes ukrainiens, puisqu’ils ont mené un combat contre le régime soviétique d’occupation jusqu’au milieu des années 19505. Tous les discours hostiles à l’Ukraine et au Maïdan, « pro-russes » comme on dit, c’est-à-dire ceux qui admettent les prétentions de la Russie sur tout ou une partie du territoire ukrainien, de Poutine à Mélenchon, usent et abusent de cette identification du nationalisme ukrainien au fascisme et au nazisme.

Dès la victoire du Maïdan en 2014, les Juifs et la mémoire juive ont été un enjeu central de la « guerre hybride » de la Russie. Les médias officiels russes publiaient des appels aux Juifs ukrainiens pour qu’ils rompent avec la « junte de Kiev » et se tournent vers la Mère patrie. L’opération fut un échec. Les principaux représentants religieux et laïcs de la communauté juive publièrent une lettre ouverte priant le président russe de se mêler de ses propres affaires et affirmant leur loyauté à l’égard de leur pays et leur engagement pour la révolution de la Dignité. Mais les faits du présent, si éclatants soient-ils, ne suffisent pas à dissiper les brumes du passé quand celui-ci a été à la fois tragique et trafiqué pendant plus de 70 ans.

La catastrophe de l’extermination des Juifs d’Europe est devenue l’un des piliers de la conscience européenne. Le devoir de mémoire est dû aux disparus, aux survivants, et à tous les habitants de la terre. Ne pas oublier, mais aussi savoir, expliquer et comprendre, tâche interminable mais nullement vaine. La mémoire de la Shoah est la boussole morale de notre civilisation, parce que la Shoah est le Mal et le Mal dans l’histoire. Depuis 1945, cette boussole s’est construite lentement, elle est passée et passe encore par bien des errances : la confusion et l’ignorance, l’autosatisfaction naïve du « Plus jamais ça », les excès de la repentance, répétition postmoderne de la « culpabilité collective » de l’après-guerre. Le « syndrome de Vichy »6 travaille encore la société française et il a peu ou prou son homologue dans tous les pays européens. Combien encore s’abritent derrière l’argument selon lequel « Vichy ce n’était pas la France » pour éluder les responsabilités de notre pays7. Cela dit, il n’est pas irénique de considérer que le travail du temps s’accomplit vers le meilleur dans notre pays, grâce aux historiens, aux militants de la mémoire. Nous sommes passés en quelques décennies de la légende du Glaive et du Bouclier et du « résistancialisme » à la lucidité paxtonienne sur la responsabilité du régime de Vichy dans la Shoah.8La France de Vichy. 1940-1944 (Paris, Seuil, 1973), suivi de Vichy et les Juifs (avec Robert Marrus), Paris Seuil, 1981, fut un tournant dans le passage d’une mémoire mythologique à une mémoire informée par l’histoire. Et nous étions déjà près de 20 ans après la Libération. Le grand film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la Pitié* (1971) est entré dans la conversation nationale, inspirant d’ailleurs aussi bien la confiance de la vérité que la joie mauvaise du cynisme.

Le bilan moral des sociétés européennes face à la Shoah n’est pas fameux. La collaboration, la collusion, la protection, prudente ou héroïque, eurent des intensités et des formes très différentes selon les pays, mais partout prévalut le délaissement dont parle Emmanuel Levinas. La politique des États occupés ou alliés de l’Allemagne, la solidarité des populations avec leurs compatriotes juifs, firent des différences, mais tous les pays ont eu à faire face à leur syndrome de Vichy.9 Car tous les pays européens occupés ou se trouvant dans l’orbite du Troisième Reich eurent leurs collaborateurs civils et presque tous, y compris la Russie et plusieurs ex-républiques soviétiques, formèrent leurs divisions SS nationales10. Si on met à part la Russie, où le travail de mémoire est étouffé sous la chape de plomb de l’histoire officielle, tous les pays d’Europe centrale connaissent un débat vif et souvent douloureux sur le rôle de leur État s’ils en avaient un, sur l’ampleur de la collaboration et l’attitude de la population, et sur la responsabilité morale et mémorielle qui incombe aux vivants envers le monde juif d’hier.

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« Pourquoi les rebelles ukrainiens se battent-ils ? » Tract de l’armée insurrectionnelle ukrainienne

La responsabilité de l’occupant nazi est bien sûr première. Mais pour cette raison même, celle des populations occupées pose des questions historiques complexes et taraudantes. Bien qu’il s’agisse d’un débat sur le passé, ce passé ne passe pas sans douleur. En Pologne, en Slovaquie, en Hongrie, dans les Pays baltes, en Croatie, le débat reste brûlant et inachevé, avec parfois des moments de régression inquiétants, mais cela n’a pas fait obstacle à leur intégration dans l’Union Européenne. Seule l’Ukraine reste assignée à son passé et jugée aujourd’hui sur la base de ce qu’elle aurait été. L’Ukraine est victime d’une double injustice : le concept de responsabilité collective, répudié depuis longtemps ailleurs, reste en vigueur pour les Ukrainiens, forcément coupables, surtout s’ils étaient « nationalistes ». L’Ukraine d’aujourd’hui est régulièrement accusée de nier le crime et de réhabiliter les criminels et de ne rien faire pour restaurer la mémoire juive, elle est guettée au moindre faux pas, réel ou imaginé. Alors que la difficile construction de la mémoire nationale dans les autres pays de l’Est est scrutée avec une vigilance constructive, l’Ukraine subit l’ignorance et la défiance.

Plus grave encore, ses crimes passés et sa faiblesse mémorielle supposés sont immédiatement projetés dans la situation présente du pays : les créances démocratiques d’un pays gouverné par une « junte » à laquelle « participent des néo-nazis » seraient douteuses, et les revendications de la Russie contre sa souveraineté ne seraient peut-être pas sans fondement. D’autant plus, ajoute-t-on, que la Russie a « libéré l’Europe de la barbarie nazie au prix de sacrifices inouïs dont nous lui sommes éternellement redevables », et qu’il est donc indigne de la sanctionner au nom de l’Ukraine. Ceux qui, comme Jean-Luc Mélenchon, souscrivent publiquement à cette version extravagante de la « crise ukrainienne » sont peu nombreux, mais leur petite musique fait son chemin dans la classe politique, en particulier à droite et chez les populistes de tous bords, dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas un phénomène propre à la France, il en va de même dans les autres pays d’Europe, en Israël, aux États-Unis. Partout, le soubassement ultime de cette vision, plus encore que l’amour ou la peur de la Russie, est le soupçon que les Ukrainiens « se sont mal comportés pendant la Seconde Guerre mondiale ».

D’où vient cette inégalité de traitement et quelles en sont les origines ? Pour dresser un tableau de la Shoah en Ukraine et pour traiter de ces questions, nous avons organisé en mars 2017 à Paris un colloque international où les faits et leurs interprétations ont été discutés en détail. Nous présentons ici les résultats principaux de ces travaux.

1,4 à 1,6 million de Juifs ukrainiens furent exterminés entre 1941 et 1944. 900 000 échappèrent à la mort, soit parce qu’ils étaient soldats dans l’Armée rouge, soit parce qu’ils avaient pu fuir à temps vers l’Est (ou avaient eu la « chance » d’être arrêtés et déportés en Sibérie à l’époque soviétique)11. Seuls 100 000 Juifs survécurent sur le territoire de l’Ukraine occupée. L’essentiel des tueries eurent lieu sur place. De sorte que les Ukrainiens étaient des témoins directs et que les attitudes de la population, du noir au blanc en passant par toutes les nuances de gris, avaient des conséquences amplifiées à l’extrême. Les Allemands avaient en Ukraine une politique de collaboration dans la police et l’administration civile, recrutant des civils et des prisonniers de guerre soviétiques, employés au maintien de « l’ordre » (l’Ukraine avait la vocation de devenir une colonie d’esclaves), y compris une participation aux basses œuvres de l’arrestation et de l’exécution des Juifs ordonnées et dirigées par les Allemands. Partout en Ukraine occupée, le gros de ces auxiliaires n’était pas formé par des partisans convaincus de l’indépendance nationale, mais par de simples villageois, peu cultivés et qui cédaient facilement à la propagande nazie, ainsi que par des gens qui s’enrôlaient dans la police afin d’éviter la déportation de travail vers l’Allemagne (bien plus pénible pour les « sous-hommes » slaves qui pour les Occidentaux). Ces auxiliaires opérèrent également en Pologne, car les Allemands ne voulaient pas employer de Polonais.

Il faut rappeler le contexte particulier facilitant l’emprise nazie : l’Ukraine envahie par l’Allemagne en 1941 est un pays qui avait perdu des millions de paysans à cause de la famine artificielle organisée sur l’ordre de Staline en 1932-1933 (le Holodomor) et dont la partie ouest venait d’être envahie par l’URSS, en 1939, à la faveur du pacte germano-soviétique. Le mouvement indépendantiste clandestin et, plus généralement, de nombreux Ukrainiens (de même que tant d’autres peuples de l’Empire) attendaient une libération ou du moins une amélioration de leur sort de la défaite soviétique devant l’Allemagne. Aussi bien les dirigeants nationalistes que les habitants déchantèrent très vite, mais il y eut au début une confusion, des calculs rationnels ou désemparés, qui sont difficiles à imaginer12. Il est encore difficile d’établir avec précision le nombre et la qualité de ceux, Soviétiques ordinaires, nationalistes, etc., qui trempèrent, à un niveau très variable selon le lieu et le moment, dans la collaboration et l’extermination des Juifs, animés, qui par la haine des bolcheviks, qui par l’antisémitisme nourri par la propagande nazie, qui par l’opportunisme, qui par la rapacité. En même temps, il est nécessaire de rappeler que l’Ukraine est le 4e pays pour le nombre de Justes parmi les Nations (derrière la Pologne, les Pays-Bas et la France). En somme, les Ukrainiens furent exposés plus que d’autres à la violence de l’extermination — l’essentiel de la Shoah par balles s’étant déroulé dans le territoire ukrainien — et présentèrent tout l’arc des réactions humaines à cette violence, des plus abjectes aux plus nobles.

Enfin, et ce n’est pas le point le moins compliqué ni le moins douloureux, le nationalisme ukrainien fut un acteur important dans cette période. Etait-ce un mouvement fasciste ? La frontière entre fascisme et nationalisme radical est poreuse dans l’Europe des années trente, mais elle a selon nous un sens. Le cas ukrainien est complexe. Si l’on peut reconnaître des traits fascisants dans l’OUN13, il n’y eut qu’une collaboration tactique avec les nazis, qui connaissait des hauts et des bas allant jusqu’à l’interdiction pure et simple, puisque l’OUN combattait pour un Etat indépendant, ce dont Hitler ne voulait à aucun prix, même sous la forme d’un État vassal comme la Slovaquie ou la Hongrie.

Historiquement, le mouvement pour l’indépendance avait prôné l’appui de l’Allemagne contre les empires occupant des territoires peuplés essentiellement d’Ukrainiens ethniques, et beaucoup comptèrent un temps sur la carte allemande en 1941. Le soutien diplomatique et militaire de l’Allemagne pendant la guerre civile, en particulier lors du gouvernement de Pavlo Skoropadsky (avril-septembre 1918), avait laissé de bons souvenirs aux Ukrainiens, à la différence de l’attitude pusillanime de la Pologne et de la France. Le nationalisme ukrainien ne représentait pas un État en conflit contre ses voisins et/ou ses minorités, mais luttait pour la souveraineté d’un pays colonisé. Le bilan du nationalisme « banderiste14 » est vivement débattu en Ukraine, et il faut comprendre que la question ne peut être réglée à l’emporte-pièce, ni par les Ukrainiens ni par l’historiographie : certains de ces nationalistes ont été volontaires pour entrer dans la division Waffen SS Galitchina, pour lutter contre l’URSS, ou ont participé à des massacres de Juifs et de Polonais, mais d’autres n’y ont pas trempé, voire ont exfiltré des survivants échappés des ghettos. Aujourd’hui, en Ukraine, on condamne ceux qui ont participé à la Shoah, et on glorifie des combattants contre le régime communiste, pour l’émancipation de l’Ukraine, qui se sont battus jusqu’à 1955. Que ce fût parfois les mêmes demande un effort de vérité et de lucidité difficile, que les Ukrainiens n’ont pu véritablement entreprendre que depuis 1991, trop lentement diront certains, mais pas plus que les Français après 1945.

Pourchassés et condamnés à de très longues peines quand ils n’étaient pas exécutés, les nationalistes peuplèrent en masse les camps du Goulag à partir de la fin de la guerre, où ils accueillirent plus tard leurs frères et successeurs condamnés politiques, dont nombre de Juifs : victimes de l’antisémitisme d’État, ils devinrent après la guerre les compagnons de lutte et d’infortune des dissidents « nationalistes », tous unis contre l’empire. En 1966, le grand dissident Ivan Dziouba avait dénoncé l’antisémitisme qui contaminait alors la société ukrainienne (comme toute l’URSS) lors de la commémoration clandestine du massacre de Babi Yar. Son discours est un des textes fondateurs de l’Ukraine démocratique. Enfin, les banderistes à la noire réputation étaient aussi les héritiers d’une longue tradition de lutte pour la culture et la liberté de l’Ukraine, tradition riche de ses grands artistes et intellectuels et d’un pluralisme politique longtemps dominé par les idées libérales, comme en témoigne, par exemple, la figure du Michelet ukrainien, Mykhaïlo Hrouchevsky (1866-1934), historien, intellectuel et président de l’éphémère République populaire d’Ukraine en 1918.

Volontaires israéliens au sein de l’armée ukrainienne, avril 2022. // Capture d’écran
Volontaires israéliens au sein de l’armée ukrainienne, avril 2022. // Capture d’écran

Or, cet écheveau où s’entremêlent à peu près toutes les formes connues de la lutte pour l’indépendance, de la violence terroriste et des calculs égoïstes et désespérés des vaincus, à l’héroïsme et à la créativité culturelle d’une grande nation, les Ukrainiens ne pouvaient ni l’examiner, ni le critiquer, ni le revendiquer jusqu’à l’indépendance du pays en 1991. Un visiteur du début du XXIe siècle pouvait estimer à juste titre que l’Ukraine était expurgée de sa tragédie juive. Mémoire effacée, lieux ensevelis ou à l’abandon, silence gêné ou ignorance crasse sur le massacre des Juifs et la part qu’y eurent des Ukrainiens. Mais il faut ajouter immédiatement que c’est toute l’histoire de l’Ukraine qui subissait ce sort, histoire interdite pendant l’ère soviétique : ni la singularité du martyre juif sous l’occupation allemande, ni les répressions sanglantes infligées par le régime soviétique à l’Ukraine, à ses paysans comme à ses intellectuels et ses artistes, n’avaient droit de cité en URSS, il était interdit de parler de la Shoah comme de le Holodomor15 ou encore de la « Renaissance fusillée »16. Derrière le rideau de fer, le régime soviétique contrôlait l’information et la culture, il a façonné des générations d’*homo sovieticus.

L’appropriation de l’histoire nationale n’a commencé qu’il y a vingt ans. Contrairement à la légende noire fabriquée depuis des décennies par le KGB et ses successeurs, le réveil national ukrainien n’est ni fasciste ni antisémite. Avec le recul, on peut dire au contraire que les progrès de la conscience nationale et démocratique et ceux de la reconnaissance de l’ampleur de la Shoah en Ukraine (et de la responsabilité morale et mémorielle qui en résulte) sont allés de pair. Ils ont connu une accélération spectaculaire avec la révolution du Maïdan, qui a produit à la fois la construction d’une nation politique et le développement de la conversation civique entre Juifs et Ukrainiens ethniques. Conversation civique qui est institutionnalisée à travers l’enseignement de la Shoah, devenu obligatoire, et des initiatives mémorielles enfin visibles, après une longue période d’incurie et de déshérence. Beaucoup reste à faire, l’incurie post-soviétique n’a pas disparu, l’oubli et le manque de tact, les conflits de mémoires subsistent. Les Ukrainiens glorifient les héros de leur indépendance, tout en apprenant — beaucoup plus vite que les Français ne l’ont fait avec leur Révolution — à ne pas considérer l’histoire de leur chemin vers la liberté comme un « bloc », à ne pas idéaliser ses méandres et ses ombres. La chance de l’Ukraine dans ce mouvement est d’avoir toujours une importante communauté juive (à la différence des autres pays d’Europe centrale). Même après le départ pour Israël de nombreux Juifs en 1989-2001, l’Ukraine compte une communauté juive d’environ 200 000 personnes, ce qui entraîne une présence et, si l’on peut dire, une convivialité, du fait juif dans la société ukrainienne17. L’Ukraine se vit comme une nation civique intégrant des minorités reconnues. Les Juifs ne sont pas la minorité la plus importante, mais sans doute la plus stratégique : ils sont le baromètre de la réussite ou de l’échec de cette construction nationale. Désormais, l’examen complet de la tragédie et du rôle du chacun peut être mené et il ne constitue plus un risque. Les Ukrainiens l’ont longtemps cru et ils avaient de bonnes raisons pour cela, tant le récit de la Shoah était manipulé par l’URSS, par ce mensonge global qui affirme que tout ennemi du socialisme soviétique, et donc tout patriote ukrainien, était un fasciste et un collabo. Une tâche essentielle de l’historiographie et de l’enseignement est de libérer le récit de la catastrophe (et l’examen de conscience qu’il appelle) du mensonge global qui les paralyse. L’entreprise est douloureuse, car le mensonge et l’ignorance sont en quelque façon protecteurs, ils favorisent l’oubli et le déni, tandis que l’épreuve de vérité met et mettra à nu des manquements et des crimes, suscitera des différends. Ainsi, la poétesse ukrainienne Olena Teliha était une activiste de l’OUN et une antisémite avérée. Cependant, en 1942, elle fut arrêtée par les Allemands et fusillée à Babi Yar, comme tant d’autres nationalistes ukrainiens. Que faire de ce cas ? Comme nous le disait un dirigeant de la communauté juive en 2016, « Beaucoup d’Ukrainiens la considèrent comme héroïne et martyre de la nation. Ils ont le droit de le penser, tout comme j’ai le droit d’être froissé en tant que Juif ukrainien par cette consécration d’une antisémite ».

Face à une histoire aussi complexe et à un contexte mémoriel aussi brûlant, les historiens et les intellectuels ont le devoir de ne pas céder au simplisme et à l’instrumentalisation. Mais ils ne peuvent le faire en s’abritant derrière une prétendue neutralité, en faisant comme si l’histoire ne s’occupait que d’établir des faits bruts, alors qu’elle a pour tâche de les rendre intelligibles, moyennant une mise en récit, des hypothèses causales, et l’élaboration de cadres de référence. Or ces opérations sont particulièrement délicates quand il s’agit du nazisme et du communisme, et elles ne sauraient se dérouler à l’écart de l’arène mémorielle. L’histoire doit éclairer la discussion mémorielle et la construction des romans nationaux. Le risque de l’instrumentalisation existe dès qu’on touche à des enjeux de mémoire, mais ce risque n’est pas moindre pour ceux qui s’abritent derrière la neutralité scientifique. Rien n’est plus facile et plus commun, hélas, que l’utilisation de la scientificité pour disqualifier l’adversaire et empêcher le débat. Quand elle n’est pas mue par un agenda idéologique, cette attitude succombe en réalité à « la crainte de l’erreur qui se transforme en crainte de la vérité » (Hegel).18

Drapeau israélien sur l’arbre de Noël de l’Euromaïdan, à Kyïv, en février 2014. // evreiskiy.kiev.ua
Drapeau israélien sur l’arbre de Noël de l’Euromaïdan, à Kyïv, en février 2014. // evreiskiy.kiev.ua

Tous les peuples d’Europe ont à intégrer la catastrophe juive dans leur mémoire nationale et à partager chacun l’expérience des autres. Le but n’est plus la lustration judiciaire : les bourreaux et les victimes ne sont plus, la question de la condamnation des coupables et des réparations s’éteint peu à peu. Ce que les Ukrainiens font et doivent continuer de faire pour assumer leur histoire et ce que les autres Européens doivent faire pour reconnaître ce que l’Europe doit à l’Ukraine, ne sont que deux faces de la même entreprise. L’enjeu spirituel de la « crise ukrainienne » est de réparer l’histoire pour retrouver le sens de la civilisation européenne. C’est une mauvaise action, aussi bien contre la vérité que contre la liberté, que de désigner l’Ukraine comme pays coupable, de la sommer de faire sans délai et malgré un contexte de sortie difficile de l’oppression communiste ce que les pays libres et souverains d’Europe ont mis des décennies à accomplir, de traquer le moindre lièvre ukrainien pour noyer le poisson des crimes soviétiques et de l’antisémitisme russe, lui bien réel. Faire ce pas n’est pas évident, car il ne consiste pas seulement à dissiper les légendes, que ce soit la légende noire assimilant les crimes contre les Juifs commis par des Ukrainiens à une fureur criminelle de toute la nation ukrainienne, ou la légende blanche de l’innocence par définition des peuples victimes. Outre la difficulté foncière de l’histoire d’une immense catastrophe dont nous sommes encore loin d’avoir un tableau d’ensemble, il y a là un défi civique.

C’est qu’il ne s’agit pas de rétablir l’honneur de l’Ukraine face à la disqualification russe. La politique ukrainienne de l’UE et la conscience historique de l’Europe ont autant besoin de cette clarification sur la Shoah en Ukraine que les Ukrainiens eux-mêmes. Il ne s’agit pas seulement en effet de tirer au clair les faits et les responsabilités de l’extermination en Ukraine, où vivaient avant la guerre plus de deux millions de Juifs, presqu’autant qu’en Pologne, il ne s’agit pas seulement de dépasser les clichés sur l’antisémitisme ukrainien nourris par l’ignorance et le déni encore présents en Ukraine comme dans toute l’ex-URSS. Il ne s’agit pas seulement de rétablir une mémoire effacée par la destruction et la censure soviétique et longtemps négligée par les nations libérées du joug soviétique. Il ne s’agit pas seulement de parachever dans et par la vérité la réconciliation des Juifs d’Ukraine avec leurs concitoyens. Il s’agit aussi de réparer la mémoire collective des Européens, faussée par les lacunes et les biais de l’information historique, par la division funeste des mémoires occidentales et orientales, entre l’Europe de la libération et de la mémoire assumée, et l’Europe où la défaite allemande apporta une nouvelle servitude et une mémoire interdite. Or ce déséquilibre n’est pas seulement une affaire de rattrapage.

L’Europe nouvellement libérée a autant à nous apprendre que nous, Européens de l’Ouest, avons à lui apprendre sur la juste manière d’assumer les malheurs du siècle. La vitalité et l’unité de la civilisation européenne sont à ce prix, et l’Ukraine en est bel et bien aujourd’hui le point de passage. La réconciliation dans la vérité dans laquelle les Ukrainiens sont engagés, invite tous les Européens à un travail de mémoire et d’histoire pour se dégager des mythes soviétiques (la Grande Guerre patriotique) et regarder les malheurs du XXe siècle sans se raconter d’histoires.

Post-scriptum 2023. Malheureusement, le mensonge trouve encore des oreilles complaisantes, en dépit du fait que le livre de Patrick Desbois, La Shoah par balles (2007) a été un best-seller en Ukraine, que l’histoire de la Shoah en Ukraine est enseignée dans toutes les écoles ukrainiennes, que d’innombrables associations locales s’emploient à retrouver les traces de la vie juive, détruites par les nazis puis amnésiées par les Soviétiques, que la communauté juive d’Ukraine, l’une des plus nombreuses d’Europe, défend l’indépendance de son pays contre l’agression russe. Cette propagande vise évidemment à mettre en question l’aide occidentale à l’Ukraine. Elle se répand sur les réseaux sociaux et a trouvé depuis peu un écho dans les médias, notamment par la voix d’Arno Klarsfeld. Pourquoi soutenir un pays à la légitimité douteuse, disent-ils, et risquer une Troisième Guerre mondiale ? « Les deux régimes, Kiev et Moscou, sont aussi éloignés de nos valeurs l’un que l’autre. Ils se battent fanatiquement pour le Donbass qu’ils pourraient se partager », dixit Arno Klarsfeld, qui ajoute le mensonge à l’ignominie, car il ne peut ignorer que le but de Poutine est de supprimer l’Ukraine dans son entier et non d’en annexer une partie.

À lire également : Josef Zissels, « Poutine nous envoie un Cheval de Troie »

Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

Notes

  1. La « révolution orange » en 2005 avait soulevé de grands espoirs, et son échec au bout de 18 mois avait non seulement ramené Viktor Ianoukovitch au pouvoir, mais plongé le pays dans une désillusion politique dont il n’espérait pas sortir si vite.
  2. Histoire de Charles XII, dans Voltaire, Œuvres historiques, La Pléiade, Gallimard, 1957, p. 153.
  3. Tony Judt, Après guerre (2005), Paris, Fayard, 2010, p. 911.
  4. Yaroslav Hrytsak est un historien et un grand intellectuel, il enseigne à l’université catholique de Lviv et à l’université européenne de Budapest.
  5. Voir à ce sujet La seconde guerre mondiale dans le discours politique russe (A la lumière du conflit russo-ukrainien), coll. sous la direction de Stéphane Courtois et Galia Ackerman, Paris, L’Harmattan, 2016.
  6. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy : 1944-198_…, Paris Le Seuil, 1987.
  7. Techniquement exact du point de vue du droit constitutionnel, cet argument devient absurde s’il sert à nier la continuité de l’histoire, de la société, de l’appareil de l’Etat en France.
  8. Le livre de Robert Paxton,
  9. Sur ce sujet, voir le recueil remarquable, I. Deak, J.T. Gross et T. Judt, eds, The Politics of Retribution in Europe. World War II and its Aftermath, Princeton UP, 2000.
  10. L’Armée russe de libération (ROA) du général Vlassov est bien connue, mais il y eut d’autres formations de volontaires russes Ainsi, la 29e Waffen-Grenadier-Division de la SS, formée par des volontaires russes, mais aussi lettons, ukrainiens, biélorusses, connue également sous le nom d’Armée russe de libération nationale (RONA) et de « brigade Kaminski », combattit avec la Wehrmacht dès 1941, avant que Himmler n’en fasse une division SS en 1944. La RONA s’illustra par sa cruauté lors de l’écrasement du soulèvement de Varsovie en 1944.
  11. L’incertitude sur les chiffres est due notamment à la difficulté d’identifier les Juifs comme Polonais ou Ukrainiens dans les territoires disputés entre les deux pays entre 1939 et 1947. La distinction est d’ailleurs en partie arbitraire, compte tenu des déplacements de population entre 1939 et 1941 et de l’auto-identification des Juifs eux-mêmes, le plus souvent plurielle dans ces confins mouvementés, où l’on pouvait se sentir à la fois Juif, citoyen nostalgique de l’empire habsbourgeois, yiddishophone à la maison, Polonais dans l’espace public, et Ukrainien dans la cour de récréation et, plus tard, dans l’action politique.
  12. Timothy Snyder, dans Terres de sang : l’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Gallimard, 2012, et Terre noire : l’Holocauste et pourquoi il peut se répéter, Paris, Gallimard, 2016, décrit de façon éloquente la brutalisation et la désorientation morale de sociétés démembrées par l’occupation et la « destruction de l’État ».
  13. OUN, sigle pour Organisation des Nationalistes Ukrainiens. Ce parti nationaliste radical fondé en 1929 en Galicie, alors polonaise, sera la seule organisation politique ukrainienne à survivre, en passant dans la clandestinité, après l’invasion soviétique en 1939.
  14. Du nom de Stepan Bandera. Bête noire des anti-ukrainiens et héros encombrant pour beaucoup en Ukraine, Bandera est devenu, pour les Ukrainiens, le symbole de la résistance l’oppression soviétique, qu’il a animée après-guerre jusqu’à son assassinat par le KGB en 1959 à Munich. Mais il est aussi contesté pour sa responsabilité directe ou indirecte dans la participation de nationalistes aux violences anti-juives, en 1941 en particulier, et pour avoir ordonné le « nettoyage ethnique » (pour d’autres la « guerre ukraino-polonaise ») en Volhynie en 1944, en vue de chasser la population polonaise, considérée comme occupant colonial.
  15. Le beau livre d’Omer Bartov, Erased: Vanishing Traces of Jewish Galicia in Present-Day Ukraine, Princeton UP, 2007, décrit bien ce paysage d’après la catastrophe et expurgé des traces de la catastrophe, mais il néglige l’écrasante responsabilité de l’ère soviétique dans cette situation lamentable et aussi le fait que la mémoire de l’Holodomor et de l’histoire nationale était tout aussi ensevelie jusqu’à il y a peu. La révolution orange avait beaucoup fait pour ériger l’Holodomor en symbole du martyr de la nation, d’autant plus qu’elle échouait sur d’autres plans. Aujourd’hui encore, il y a un nombre significatif d’Ukrainiens qui ne savent rien de l’Holodomor, ou qui restent persuadés que la famine était due à la sécheresse et non à la volonté du pouvoir soviétique.
  16. Dans les années 1920, l’Ukraine voit l’éclosion de toute une génération d’écrivains, d’artistes, de musiciens et de metteurs en scène talentueux, dont Valérian Pidmohylny, Mykola Khvyliovy, Mykola Koulich, Les Kourbas, les frères Boytchouk et tant d’autres. A peu d’exceptions près, cette fine fleur de la culture nationale, plus de cent personnes, fut décimée au début des années trente, d’où le terme de la « Renaissance fusillée ».
  17. Voir Jozef Zissels, Dinamika tchislennosti evreïskogo nasseleniïa Oukraïny (Dynamique de la population juive de l’Ukraine). Selon Zissels, il y a aujourd’hui environ 170 000 Juifs au sens de la législation religieuse (Halakha), 300 000 si l’on retient le critère de la « loi du retour » appliquée par l’Etat d’Israël. Dans un entretien récent à Actualité Juive, le grand rabbin d’Ukraine avance le chiffre de 350 000.
  18. Ce scientisme surjoué se manifeste régulièrement dès qu’il est question de l’Ukraine et de la Russie, et il a été exploité pour entraver la libre discussion, en théorie au nom de la rigueur scientifique, et en pratique pour noyer les sujets qui fâchent dans les exclusives à sens unique et le brouillard commode de la complication. Nous-mêmes avons été attaqués par des tenants de pareilles positions pour avoir organisé un colloque international sur La Shoah en Ukraine à Paris en mars 2017. Or, on ne peut pas faire comme si la discussion scientifique sur l’histoire et la réalité présente de la nation ukrainienne était séparée en droit des enjeux politiques de cette question.

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