La « guerre d’Ukraine » : une mise en perspective politique, stratégique et militaire

L’expression « guerre d’Ukraine » désigne le vaste conflit armé provoqué par l’« opération spéciale » que Vladimir Poutine a lancé le 22 février 2022 contre l’Ukraine, un pays qu’il désignait la veille encore comme « frère » de la Russie. En vérité, ce conflit armé avait commencé huit ans plus tôt, en février et mars 2014, lorsque Moscou s’était emparé de la Crimée pour la rattacher manu militari à la Russie, avant de lancer au Donbass une « guerre hybride ». Depuis, le conflit a pris la forme d’une grande guerre qui bouleverse les équilibres géopolitiques. Aussi les appels à une « médiation » chinoise sonnent-ils creux.

Bien qu’antérieur à l’opération de brigandage international conduite par Poutine en Ukraine, dès février 2014, le concept de « guerre hybride » (James Mattis) fit alors florès, d’autant plus qu’il était rassurant. À en croire un certain nombre d’analystes, le conflit russo-ukrainien n’était qu’une lointaine demi-guerre, en dessous du seuil de déclenchement d’une guerre stricto sensu. Et c’est ainsi que nombre de dirigeants occidentaux virent alors la chose. D’une certaine manière, il était confortable de se concentrer sur la « lutte informationnelle » — un euphémisme qui désigne la guerre psychologique et la désinformation, renouvelées par les technologies numériques —, de privilégier le décryptage des fake news et d’en appeler à la « résilience ». Quant au « format Normandie » (Paris-Berlin-Moscou-Kyïv) mis en place en 2014, il était supposé encadrer et limiter cette « guerre hybride », maintenue éloignée de l’Europe occidentale.

L’échec de l’« opération spéciale »

En vérité, les accords de Minsk (février 2015) négociés dans ce cadre ne purent être appliqués car ils étaient tout simplement inapplicables1. Les cessez-le-feu furent sans cesse violés, tandis que les unités et les équipements russes transitaient continument au travers de la frontière entre la Russie et l’Ukraine, une frontière internationalement reconnue, y compris par Moscou ; ces violations systématiques furent documentées par la mission de l’OSCE, cantonnée à la seule observation des faits. Il importe de conserver à l’esprit le chiffre de près de 14 000 morts, civils et militaires des deux côtés, et les centaines de milliers de réfugiés provoqués par cette « guerre hybride » que les dirigeants occidentaux, par « réalisme », explique-t-on, négligèrent (voir la « main tendue » de Paris, en 2019, et le soutien au retour de la Russie au sein de l’OSCE).

Puis vint l’« opération spéciale » du 24 février 2022, une initiative russe imprévisible, expliquent ceux qui ne voulaient pas voir (des gens trop intelligents pour un monde décidément trop bête). Poutine entendait en finir avec l’Ukraine en quelques jours. La décapitation du pouvoir politique et l’effondrement de l’État — un château de cartes selon le renseignement russe —, devaient être suivis d’une sanglante « pacification » (l’affaire de quelques mois). On sait que cette opération est un échec. Le conflit de basse intensité de la période antérieure (la « guerre hybride ») s’est depuis transformé en une guerre de haute intensité, et les pays membres de l’OTAN, d’autres aussi, comme le montre la composition du groupe de Ramstein, apportent leur concours à l’Ukraine au moyen d’importantes livraisons d’armes.

En janvier 2023, la décision de livrer des chars lourds était enfin acquise (elle se révèle difficile à mettre en œuvre), notamment des chars allemands Léopard II, mais pour le moment, la fourniture de F-16 demeure hypothétique. Simultanément, il est à nouveau question des Mig-29 polonais, possiblement destinés à l’Ukraine si les Alliés en conviennent. Il faut regretter ces hésitations et, consécutivement, le séquençage d’une stratégie occidentale plus réactive que pro-active2. Cependant, qu’il semble loin le temps des guerres dites « hybrides » ou « asymétriques », lorsqu’aucune menace existentielle ne semblait hypothéquer l’avenir de sociétés occidentales postmodernes livrées à elles-mêmes3. Désormais, il faudrait concevoir une grande stratégie occidentale qui reprenne l’initiative et cesse de se caler sur ce que décident le Kremlin, Evgueni Prigojine et les chefs militaires russes.

En l’état des choses, de multiples enseignements peuvent être tirés de cette guerre. De prime abord, Poutine, présenté par ses thuriféraires en « maître de la grammaire stratégique », et l’armée russe ont exposé leurs faiblesses et l’inanité de leur stratégie militaire4. La mise en œuvre d’une techno-guérilla ukrainienne, armée de systèmes anti-chars et antiaériens, la mobilisation de la population civile (volontaires de la défense territoriale, camionneurs, ingénieurs, informaticiens, civils s’improvisant agents de renseignement, etc.), et la militarisation hâtive de drones civils (en sus des drones militaires turcs) ont pu arrêter et détruire les colonnes de chars russes coincés sur les routes ukrainiennes5. Au total, l’armée russe aurait perdu 1 700 blindés en une année, détruits ou capturés par l’ennemi, soit la moitié du parc engagé dans la guerre en cours.

L’armée russe n’a pas su non plus mener une campagne de destruction des défenses aériennes ukrainiennes et acquérir la maîtrise de l’air, préalable indispensable à une grande offensive terrestre. Alors que l’Ukraine est un pays très urbanisé — son territoire d’organise autour de quatre métropoles millionnaires et d’une trentaine de villes importantes —, cette même armée russe n’a pu conquérir que Kherson, Melitopol et Marioupol (largement détruite). Depuis, la contre-offensive ukrainienne de l’automne 2023 a libéré Kherson — l’armée russe s’est retranchée sur la rive gauche du Dniepr —, et dégagé Kharkiv au nord-est. Aucun succès notable ne peut être mis au crédit de Moscou, certainement pas la poussée vers Bakhmout, après sept mois de combats et de pertes militaires énormes6. Il s’agit plus d’un trophée à conquérir, d’abord pour Prigojine et le groupe Wagner, que d’un objectif tactique inscrit dans une stratégie cohérente.

mongrenier donbass
La 28e brigade mécanisée des forces armées ukrainiennes dans le Donbass. // Ministère de la Défense ukrainien

Une vraie guerre

À plusieurs reprises, l’armée ukrainienne a montré qu’elle pouvait frapper en Crimée, dont le « pont de Poutine » (8 octobre 2022), mais aussi sur le territoire russe et ce jusqu’à une centaine de kilomètres de Moscou7. Bien qu’incertaine, la possible victoire de l’Ukraine, définie comme le retrait des forces russes et le recouvrement de son intégrité territoriale, n’est pas une vue de l’esprit8. Faute de pouvoir faire mieux, l’armée russe et ses supplétifs (mercenaires du groupe Wagner) concentrent les feux sur le Donbass9. Dans la profondeur du théâtre stratégique, missiles de portée intermédiaire et drones explosifs achetés à l’Iran (le Shahed-136) s’abattent sur les villes et les infrastructures civiles ukrainiennes10. Bref, ce que Poutine ne peut conquérir, il le détruit, en espérant pouvoir mener une grande offensive dès que les conditions et les moyens requis auront été rassemblés, pour peu que l’on lui en laisse le temps.

Si l’on recourt volontiers à l’image du combat de David contre Goliath, ce qui suggère l’idée d’un conflit asymétrique, c’est bien d’une grande guerre dont il s’agit en fait. Une « vraie guerre » entre deux États pleinement souverains, dans laquelle le respect des « fondamentaux » — connaissance de l’art de la guerre, maintien en condition opérationnelle, maîtrise de la logistique, importance des facteurs moraux —, commande le succès. À bien des égards, le déroulement de cette guerre s’inscrit dans le prolongement des évolutions tactiques, opératives et stratégiques des quatre dernières décennies, i.e. l’extension et l’intégration toujours plus poussées du champ de bataille.

Entre autres aspects de cette guerre, il faut mentionner les capacités de frappes de précision en profondeur, la saturation du champ de bataille par les capteurs et les munitions autonomes, la sophistication de la guerre électronique et des actions « cyber », la numérisation et la « transparence » de l’espace tactique, l’imbrication enfin des différents milieux et domaines d’affrontement. Cette guerre conventionnelle s’inscrit sur fond de « sanctuarisation agressive » et d’escalade nucléaire verbale, de « cyberwar », de propagande et de guerre psychologique. Les deux pays se livrent une bataille de mots pour imposer leur récit de la guerre et leur vision du monde (le « narratif »), notamment dans le « Sud global » (le tiers-monde d’autrefois).

Il importe enfin d’envisager les perspectives de cette longue guerre, appelée à durer. De fait, l’armée russe n’est pas à genoux. Son échec au regard des buts politiques de l’« opération spéciale » du 24 février 2022 — i.e. détruire l’Ukraine en tant qu’État et nation, préalable à la reconstitution du bloc géopolitique soviétique — s’explique d’abord par une auto-intoxication du pouvoir russe (une évaluation mensongère de la situation), un concept opérationnel bancal et une absence de liberté de manœuvre des chefs militaires (commandement « par le plan », et non « par l’intention »). Mais le Kremlin n’admet pas cet échec et la Russie-Eurasie conserve son potentiel de puissance.

Malgré la mobilisation de 300 000 hommes et la concentration de moyens aériens, il n’est pas évident que l’armée russe ait les moyens, un an après l’« opération spéciale », de mener une grande offensive victorieuse11. Néanmoins, Poutine et ses siloviki sont prêts à mobiliser les ressources humaines, énergétiques, minérales et industrielles de la Russie-Eurasie pour l’emporter. Et les liens avec l’Iran, la Chine populaire et la Corée du Nord se resserrent, avec en perspective la formation d’un axe de puissances révisionnistes et perturbatrices12. Aussi l’Ukraine doit-elle être dotée des moyens nécessaires à la conduite d’une grande manœuvre aéroterrestre, ce qui implique la livraison d’avions de combat. On ne voit pas en quoi l’urgence de produire et de livrer des munitions à l’Ukraine justifierait le report de cette décision, moins encore au regard du temps que sa mise en œuvre exigerait.

« Un courtier honnête, ça n’existe pas »

Tout cela pour dire que la guerre d’Ukraine pourrait être notre « bel avenir » et qu’il ne sera pas possible pour l’Europe d’en éviter les conséquences. Il importe de rappeler que la Russie-Eurasie mène en Ukraine une guerre à but absolu, à savoir la destruction de l’Ukraine en tant qu’État et nation. Un hypothétique accord diplomatique ne serait qu’une pause tactique censée permettre à Moscou de recomposer ses forces pour mieux partir de nouveau à l’assaut, avec pour objectif d’enfoncer les portes de l’Europe. En fait de paix, un tel accord serait un consentement à la défaite.

Aussi serait-il fallacieux pour une puissance européenne, ou tout autre acteur, de prétendre parler « d’ailleurs » et jouer les « honnêtes courtiers » (« ehrlicher Makler »), selon l’expression de Bismarck. Son banquier avait alors fait cette remarque : « Un courtier honnête, ça n’existe pas  » (« es gibt keinen ehrlichen Makler »). On s’étonne donc que l’illusion persiste. Plus encore de voir certains s’ébahir à propos d’un plan de paix chinois qui n’en est pas un, quand Pékin est objectivement l’allié de Moscou. Vain espoir d’une « synthèse finale » ? La lucidité et l’esprit tragique doivent prévaloir sur le besoin d’une dialectique consolante.

mongrenier

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Dans une entrevue accordée à la chaîne russe Telegram, Vladislav Sourkov, le Machiavel de Poutine un temps chargé de la politique de déstabilisation et d’agression de l’Ukraine, confie que les accords de Minsk 2 (février 2015) avaient été conçus par le Kremlin comme le moyen de démanteler la souveraineté de l’Ukraine et de la faire passer à la découpe. Le contenu du courrier électronique de Sourkov et de son équipe, révélé à la suite d’un piratage, confirme ce qu’un observateur lucide savait déjà.
  2. Une sorte de riposte graduée qui ne fait que réagir à l’escalade russe.
  3. L’esprit de l’homme peine à voir le monde autrement qu’à son image : « Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est mais tel que nous sommes » (Anaïs Nin). La psychologie des profondeurs désigne ce phénomène sous le nom de « projection ».
  4. La Russie était pourtant la patrie d’Alexandre Svetchine, théoricien de l’art opératif et supposé maître à penser du commandement soviétique dont les généraux russes seraient les héritiers.
  5. En février 2023, les blindés russes ont réitéré les mêmes erreurs tactiques, avec les mêmes effets, lors d’opérations menées à Vouhledar, dans l’oblast de Donetsk.
  6. Voir « Le poing russe se ferme sur Bakhmout », Le Figaro, 4-5 mars 2023,
  7. Le 28 février 2023, un drone s’est écrasé à Goubastovo, près d’un site de Gazprom, à une centaine de kilomètres au sud-est de Moscou. D’autres drones auraient été abattus dans la région de Krasnodar et la république d’Adyguée (Caucase du Nord) ainsi que les régions de Briansk et de Belgorod, frontalières de l’Ukraine. Auparavant, en décembre 2022, un drone ukrainien s’était approché d’une base aérienne de la région de Saratov, sur la rive droite de la Volga, à 500 kilomètres de la frontière ukrainienne.
  8. La victoire ne saurait être définie en termes eschatologiques, c’est-à-dire comme une victoire « inclusive » et définitive qui assurerait une paix éternelle. Compris en son essence, le « Politique » ne peut prétendre abolir ce que Julien Freund nomme ses « présupposés », i.e. ses conditions constitutives, dont la dialectique ami/ennemi, et sa donnée de base : les conflits entre les hommes, plus exactement les unités politiques qu’ils constituent.
  9. Les kadyrovtsy, séides de Ramzan Kadyrov, satrape de Tchétchénie, ont subitement disparu. Ils semblent repliés sur leur base territoriale.
  10. Enfin, les « iranologues » évoquent l’existence d’une alliance russo-iranienne ! Elle existe depuis au moins le mois de septembre 2015, au moment de l’intervention militaire combinée en Syrie, au bénéfice du régime de Damas. Désormais, Téhéran livre des armes et Moscou, en contrepartie, pourrait livrer des avions de guerre (24 Su-35 livrés à partir de mars prochain), avec d’importantes conséquences au niveau régional, ainsi que des systèmes antiaériens. Il faudrait aussi traiter des conséquences de cette alliance sur la question du nucléaire iranien. À l’avenir, il sera plus difficile encore pour l’État hébreu de maintenir sa politique d’équilibre entre ses alliances occidentales et la Russie.
  11. Le 26 février 2023, l’opposition armée bélarusse annonçait avoir endommagé un avion de guet aérien aéroporté et de commandement russe (A-50 Mainstay), sur la base aérienne de Matchoulichtchy (Minsk, Bélarus). Deux films réalisés à partir d’un drone ont révélé la vulnérabilité de cet appareil et de l’aéroport de Matchoulichtchy (le drone se pose un jour sur le radar, un autre jour sur le fuselage de l’A-50 Mainstay). Les informations sont contradictoires mais les parties vitales de l’A-50 Mainstay seraient bien détruites.
  12. Voir à ce propos les Théories stratégiques de l’amiral Castex, publiées entre 1929 et 1935. Le fondateur de l’IHEDN y expose notamment la thèse d’un conflit récurrent entre États conservateurs, soucieux de maintenir le statu quo, et États perturbateurs animés par la volonté de rompre les équilibres, y compris au moyen de la force armée. L’objectif des États perturbateurs est de fonder un autre ordre international qui reflèterait la modification du rapport global des forces en leur faveur

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