Maître Emmanuel Daoud : « Il faut que la peur change de camp »

Le mandat d’arrêt émis le 17 mars par la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine a été le résultat d’une importante mobilisation européenne. C’est un collectif français qui a saisi la CPI à propos de la plus grande opération d’enlèvements et d’adoptions forcées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le dossier avait été présenté par Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris, qui s’est réjoui de cette décision « historique et fondamentale » de la CPI.

Propos recueillis par Ksenia Tourkova.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser à l’histoire des enfants ukrainiens enlevés ?

En novembre 2022, nous avons été saisis par l’ONG française Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, composée essentiellement d’universitaires et travaillant en partenariat avec des ONG ukrainiennes. Ils avaient déjà publié une tribune, co-signée par un de leurs membres fondateurs, le romancier et essayiste Jonathan Littell, dans plusieurs médias en France, notamment dans Le Monde. Pour être tout à fait honnête avec vous, je n’avais pas vu cette tribune, et je n’avais pas pris conscience de la gravité de la situation qui était celle des enfants ukrainiens et, évidemment, de leurs parents. J’avais eu l’occasion de dénoncer à plusieurs reprises, depuis le début de la guerre en février 2022, les agissements de l’armée russe et de Vladimir Poutine que j’avais déjà qualifié, en mars et en avril dans les médias français, de criminel de guerre. Mais je n’ai pris conscience de la situation des enfants ukrainiens et de ces déportations que lorsque j’ai été saisi spécifiquement au mois de novembre.

La question qui m’a été posée a été la suivante: « Est-ce que vous pensez, au vu des éléments factuels que nous avons en notre possession, que nous pourrions saisir la Cour pénale internationale ? » Nous avons étudié le dossier, comme doivent le faire les avocats, en particulier avec mon confrère Gabriel Sebbah, et très rapidement nous avons eu la conviction qu’au vu des éléments de preuve qui avaient été rassemblés, non seulement l’on pouvait qualifier ces faits de crimes de guerre, mais aussi de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide.

Donc, nous avons saisi la Cour pénale internationale le 23 décembre 2022 pour des faits de crimes contre l’humanité et crimes de génocide, en visant nommément et directement M. Poutine, la commissaire russe aux droits des enfants Maria Lvova-Belova, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, le chef d’état-major des armées Valeri Guerassimov, ainsi que les personnes qui ont été désignées par Vladimir Poutine pour diriger la soi-disant « opération spéciale », comme les autorités russes qualifient ce qui n’est en réalité qu’un crime d’agression. Et nous avions également visé l’idéologue nationaliste russe Timofeï Sergueïtsev qui avait développé une théorie qui impliquait notamment que l’on déporte des enfants ukrainiens pour soi-disant « dénazifier » d’Ukraine.

Vous attendiez-vous à ce que cela débouche si rapidement sur un mandat d’arrêt contre Poutine et Lvova-Belova ?

Je dois dire que c’est une demi-surprise. Je suis avocat, et donc je crois à la force du droit : lorsque l’on engage des actions, elles doivent aboutir, avoir un résultat. Autrement dit, je n’ai pas saisi la Cour pénale internationale en me disant que cela ne fonctionnerait pas — au contraire. Mais je dois aussi vous dire que lorsque j’ai affirmé, avant même d’ailleurs de saisir la CPI, que Vladimir Poutine, un jour, ferait l’objet de mandats d’arrêt internationaux, qu’un jour il serait jugé par la Cour pénale internationale, beaucoup de commentateurs en France m’ont pris pour un fou ou un doux rêveur.

J’avais la conviction que, compte tenu de la gravité des faits subis par les enfants ukrainiens et leurs familles, il fallait que la CPI réagisse très vite. Donc oui, c’est une surprise par rapport au temps que met généralement cette Cour avant de délivrer des mandats d’arrêt internationaux. Oui, c’est une surprise, parce que c’est la première fois qu’un chef d’État en exercice d’un des membres du Conseil de sécurité de l’ONU est visé par ce type d’acte judiciaire. Non, ce n’est pas une surprise, parce que, compte tenu de la gravité des faits — on parle de déportation et de transfert illégal d’enfants, les personnes les plus vulnérables —, il fallait réagir.

Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, le 16 février 2023 // kremlin.ru
Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, le 16 février 2023 // kremlin.ru

À la suite de la médiatisation de la saisine de la Cour pénale internationale, nous avons été interrogés à de nombreuses reprises par des journalistes de beaucoup de pays, mais aussi par des parlementaires français et des membres du Parlement européen. Il y a un peu moins d’un mois de cela, j’ai été invité devant la Commission des droits de l’Homme du Parlement européen. Ils se réunissaient en plénière pour examiner la situation ukrainienne et voir ce qui pouvait être mis en œuvre pour tenter de trouver des solutions et faire en sorte que le Parlement européen puisse prendre des résolutions. J’avais invité les parlementaires européens à envoyer un message à la Cour pénale internationale pour dire : il faut que la peur change de camp. Si l’on veut lutter contre l’impunité, il faut que la CPI réagisse très vite, et notamment que des mandats d’arrêt internationaux soient lancés. Pourquoi ? Parce que c’était peut-être la seule possibilité pour que les responsables russes de cette opération de déportation, planifiée, organisée et industrialisée, se disent : « Attention ! Nous sommes maintenant l’objet de ce type de mesure judiciaire, peut-être que cela va nous conduire à stopper cette politique, voire même à faire en sorte que des enfants puissent retrouver leurs parents et que des enfants ukrainiens, même s’ils avaient été adoptés par des familles russes, puissent repartir en Ukraine ». C’était donc ce que je disais aux parlementaires européens et j’observe que dans la communication de la Cour pénale internationale, lorsqu’il s’est agi de justifier ses mandats d’arrêt internationaux, le porte-parole qui s’est exprimé a dit très précisément que si nous l’avons fait, c’est 1) parce qu’il s’agissait d’enfants et 2) parce que nous devions tenter de stopper cette politique.

Ai-je raison de supposer que toutes les preuves ont été recueillies à partir des sources ouvertes ?

Vous avez parfaitement raison de le penser. Nous n’avons pas eu à mener d’investigations clandestines. Nous n’avons pas eu besoin d’utiliser, par exemple, les services de hackers qui auraient été chercher des informations dans les systèmes russes. Tous les éléments factuels que nous avons apportés proviennent de sources ouvertes russes. Les éléments de preuve sont produits par les autorités russes : le site officiel du Kremlin, où l’on voit Vladimir Poutine discuter avec Maria Lvova-Belova qui lui demande de modifier la législation pour permettre l’adoption immédiate d’enfants ukrainiens par des familles russes. Les télévisions russes ont montré l’arrivée de ces enfants par autobus, par train ou par avion : ils sont accueillis par des gouverneurs dans différentes provinces russes qui vont les remettre à des familles russes. La modification du droit russe va permettre d’adopter en moins de 24 heures, et de modifier l’état civil de ces enfants en changeant de nom, de prénom, de lieu de naissance et de dates de naissance pour qu’ils soient de parfaits petits Russes.

Donc, rendez-vous compte — des enfants de 2, 3, 4 ou 5 ans avec un nouvel état civil — comment pourront-ils ensuite, dans un an, dans deux ans, dans trois ans, dans cinq ans, retrouver leurs parents, alors que leur véritable identité aura été purement et simplement effacée ? Et tout cela était voulu par Poutine, de la même façon que l’armée russe et la télévision de l’armée russe ont diffusé des images où l’on voyait des parachutistes russes prendre d’assaut des orphelinats en Ukraine pour prendre les enfants, les mettre dans des camions de l’armée, et les mêmes enfants, on les retrouvait en Russie quelques jours ou quelques semaines après. Donc, oui, toutes ces preuves existent et elles ont été fournies par les Russes eux-mêmes.

Vous avez déjà qualifié cette situation de génocide. Quels sont les éléments qui vous permettent de l’affirmer ?

Le Statut de Rome, qui régit la Cour pénale internationale, prévoit trois types de crime : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide. L’on pourrait penser que pour qu’il y ait crime de génocide, il faudrait que l’auteur du crime veuille anéantir tout un pays, toute une nation, toute une ethnie. Le fait de déporter des enfants est en soi un élément constitutif du crime de génocide et le fait de s’attaquer à une partie de la population dans le but de dissoudre cette population — en l’occurrence la nation ukrainienne — est suffisant pour caractériser le crime de génocide. Autrement dit, prendre des enfants de force, les déporter en Russie, les faire adopter par des familles russes, pour couper ensuite tout lien avec leurs parents, avec la nation ukrainienne, avec leur histoire, avec leur lien psychologique et charnel avec le pays ukrainien, cela s’appelle dissoudre une partie de la nation ukrainienne, et cela peut donc être qualifié de génocide.

Quelles seraient selon vous les conséquences de ce mandat d’arrêt ? La Russie va-t-elle réduire cette échelle industrielle d’adoption ?

L’un de vos confrères, un journaliste ukrainien, me disait que Mme Lvova-Belova avait déjà annoncé qu’elle allait rendre 15 enfants et qu’elle était pleine de bonne volonté parce que les parents ukrainiens s’étaient manifestés. Elle a lancé de façon officielle une adresse aux parents ukrainiens : si vous vous manifestez et si vous apportez la preuve que vous êtes bien les parents de ces enfants, on vous les rendra. Donc, on voit que d’ores et déjà, il y a un changement, parce que ce n’était pas du tout ce qui était dit avant l’émission de ces mandats d’arrêt. Je pense qu’il va y avoir une mesure, une évaluation des avantages et inconvénients. Est-il plus utile pour la Russie de continuer cette politique de déportation ou au contraire, les Russes — et en particulier Vladimir Poutine et son entourage immédiat — vont-ils se dire : compte tenu de l’émission de ces mandats d’arrêt, le coût moral, éthique, politique, juridique est trop important. Il faut qu’on arrête. Moi, je pense qu’ils vont aboutir à cette conclusion.

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En octobre 2022, Maria Lvova-Belova emmène 53 orphelins de la région de Donetsk (Ukraine) dans la région de Moscou où ils sont accueillis par le gouverneur Andreï Vorobiov // kremlin.ru

Et croyez-vous que les responsables seront arrêtés et jugés ?

Oui. Je ne sais pas combien de temps cela prendra. Je ne sais pas si ce sera dans un an, deux ans ou cinq ans. Je vous rappelle que les mandats d’arrêt sont lancés une bonne fois pour toutes. On ne peut pas revenir dessus et ces crimes sont imprescriptibles. Donc, j’ai la conviction que toutes celles et ceux qui se sont rendus auteurs de ces crimes seront jugés. Je prends un exemple qui a marqué l’histoire de la justice pénale internationale. Qui aurait pu imaginer que deux ans après la fin de la guerre de l’ex-Yougoslavie, les nouvelles autorités serbes remettraient elle-mêmes Slobodan Milosevic à la Haye ?

Je pense qu’il y a deux grandes hypothèses. La première : M. Poutine ne va pas gagner cette guerre, et il faudra qu’il rende compte de cette défaite dans son entourage immédiat. Et peut-être que M. Poutine — je suis quelqu’un de pacifiste — va être emprisonné ou va même être exécuté en Russie. Comme vous le savez, les loups se dévorent entre eux, ce qui risque de se passer. Deuxième hypothèse : si la Russie perd la guerre, il y aura un changement de régime. Et dans le cadre de la volonté de la Russie de revenir dans le concert des nations, dans la communauté internationale, il lui faudra donner des gages. Et ce sera du donnant-donnant, un peu comme ce qui s’est passé pour la Serbie. Donc on peut aussi imaginer que le nouveau pouvoir russe remettra à la Cour pénale internationale ceux qui sont responsables de cette guerre, de ces crimes — évidemment pas simplement de cette déportation d’enfants, mais aussi des bombardements des populations civiles, des bombardements des infrastructures civiles, des exécutions arbitraires, des disparitions arbitraires, des tortures et des viols des femmes ukrainiennes utilisées comme arme de guerre.

Et qu’adviendra-t-il des enfants après l’arrestation des coupables ? Cela va être difficile, parce que les enfants sont déjà dans des familles…

Ces adoptions, si elles ont été effectuées sur la base de crimes, n’ont aucune valeur juridique. Donc, on peut imaginer que si la Russie joue le jeu démocratique, joue le jeu du respect de la loi et du droit, il y aura la possibilité de faciliter le retour de ces enfants en permettant aux familles ukrainiennes de se rendre directement sur place, aux officiers d’état-civil russes de pouvoir faire la corrélation entre telle adoption, tel enfant et telle famille. Évidemment que ce sera difficile, il y aura des situations très compliquées, mais je pense que ça ne sera pas impossible.

Pensez-vous qu’il y aura de nouveaux mandats d’arrêt contre Poutine ? Pas seulement concernant les enfants ?

Oui, bien sûr. À partir du moment où il est considéré comme celui qui a donné les instructions, comme l’autorité suprême, qui a donné pour instruction ou qui a laissé faire des bombardements sur les populations civiles, il y aura d’autres mandats d’arrêt. Par exemple, s’agissant des crimes qui ont été commis à Boutcha, le commandant de ce bataillon de parachutistes d’infanterie est rentré en Russie et il a été décoré. Alors que les télés du monde entier avaient diffusé ces images — que personne ne peut avoir oubliées — de ces corps, de ces personnes exécutées en pleine rue ou des charniers qui ont été identifiés. Donc, lorsque l’on est un criminel de guerre, comme cet officier, on n’est pas poursuivi en Russie, on est décoré. Et ceux qui l’auront décoré, à commencer par M. Poutine, auront des comptes à rendre.

La version russe est parue sur le site de La Voix de l’Amérique (The Voice of America ). Publication autorisée par VoA et par l’auteur.

Ksenia Tourkova est une journaliste russe, docteur en lettres, ancienne présentatrice de télévision. De 2013 à 2017, elle a vécu à Kyïv. Ayant appris l'ukrainien, elle a travaillé à la télévision publique là-bas. Depuis juillet 2017, elle travaille à Voice of America.

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