Andreï Kolesnikov : « La plupart des Russes se rendent compte qu’une tragédie est en cours »

Propos recueillis par Wiktoria Bieliaszyn (Wyborcza.pl)

La Russie est devenue un État failli, bien pire que l’URSS, et de nombreux Russes donneraient beaucoup pour revenir à la période antérieure au 24 février 2022 : telle est la conviction du politiste russe Andreï Kolesnikov, expert de la Fondation Carnegie, qui croit encore à une démocratisation du pays, un jour.

Comment s’est modifiée votre perception de la Russie ?

La Russie est un pays qui a besoin de se redéfinir. Nombreux sont ceux en crise d’identité. Ce grand pays est subitement devenu un paria, un État déchu, un partenaire totalement imprévisible, qui de ce point de vue est bien pire que l’URSS.

Une anecdote dit qu’en Russie, rien ne se passe durant un siècle et tout bascule en un an. Nous sommes retombés dans l’archaïsme le plus total.

Comment définiriez-vous la Russie actuelle ?

La Russie de Poutine est un régime autoritaire avec des aspects dictatoriaux, notamment parce que les autorités forcent la population à professer des thèses bien particulières.

Plus grave encore, ce régime est un danger pour la planète, car il possède l’arme nucléaire et se comporte de façon imprévisible. Il procède comme les tyrans du siècle dernier qui justifiaient les agressions criminelles sur les pays voisins par la reconstruction de l’empire.

Poutine essaie de compenser le fait de ne pouvoir se comporter comme Staline. Toutefois, il est difficile de ne pas remarquer qu’avant de passer à l’invasion de l’Ukraine, il occupait déjà la Russie. Nous sommes ses otages. Beaucoup de Russes éprouvent le syndrome de Stockholm. Ils savent qu’ils sont ses détenus et qu’ils n’ont d’autre choix que de rester à ses côtés.

Durant toute cette période, vous êtes resté en Russie. Qu’avez-vous observé durant l’année écoulée ?

Au début, les autorités se sont efforcées de créer une atmosphère d’euphorie. Une partie de la population s’est du reste montré réceptive en appuyant les agissements du Kremlin. Ces gens pensaient que l’« opération spéciale » aboutirait rapidement et avec succès, comme ce fut le cas pour la Crimée. Mais cela n’a pas duré, même ceux soutenant Poutine ont rapidement été sous le choc et se sont repliés dans leur sphère privée. On a assisté à une sorte de démobilisation.

Par ailleurs, ceux qui n’approuvaient pas l’invasion se sont rendu compte de la catastrophe.

Ils se sont mis à ressentir que le pouvoir les avait privés de leur passé, tout comme de leur avenir, en faisant disparaître les aspects positifs.

Ensuite, ce fut l’automne et on ne pouvait plus faire comme s’il n’y avait pas de guerre.

Oui. Poutine a décrété la mobilisation. Cela signifiait qu’il attendait des Russes non seulement une coresponsabilité pour le sang versé, la mort et les destructions, mais aussi des cadavres. Il en a résulté une inquiétude et une anxiété croissante. Désormais, il n’y a plus de gens heureux en Russie. La plupart des Russes se rendent compte qu’une tragédie est en cours.

Pourtant, il n’y a pas de manifestations de masse.

Parce qu’elles sont rendues impossibles face à l’ampleur de la répression. L’opposition et l’émigration ne sont pas structurées, les activistes sont emprisonnés. Les gens se sont adaptés. Certains se sont enfuis, d’autres ont accepté la décision de Poutine. Les plus effrayants sont ceux qui ont été d’accord pour partir au front.

Le traumatisme du sang versé a conduit à ce que la part de population soutenant le régime a diminué au profit de celle souhaitant une paix négociée. En vérité, ce groupe non plus n’est pas idéal, car en son sein, une partie revendique la conservation de la Crimée et du Donbass.

Mais en même temps, un nombre croissant de Russes se sent une responsabilité dans cette guerre.  Dans un sondage récent du centre Levada, à la question « vous sentez-vous responsable de la mort des Ukrainiens et des agissements des forces armées russes ? », 10 % ont répondu : « oui, totalement » et 25 % « plutôt oui ». Or 35 % du peuple russe, à savoir plusieurs dizaines de millions, ce n’est pas rien.

Les experts soulignent que seuls 15 % des Russes se prononcent en faveur de la poursuite des opérations militaires jusqu’à l’occupation de Kyïv et de toute l’Ukraine. La mobilisation de l’automne a visiblement pesé ?

Une partie de ces 15 % s’est encore plus radicalisée. Elle a versé dans une hystérie comparable à la période du Troisième Reich de Hitler, tel que l’a décrit Erich Fromm. Les Russes qui soutiennent Poutine sont convaincus de sa supériorité morale, et ils adhèrent aux niveaux de violence et d’agression.

En revanche, les Russes qui ne soutiennent pas particulièrement les autorités en place, mais s’occupent de leurs affaires en essayant de joindre les deux bouts, ceux-là restent insensibles au degré de répression, aux événements et à l’absence d’État de droit.

Quand une population est en mode survie, elle ne peut pas évoluer. Il se trouve que l’on assimile cette population passive à celle qui soutient le pouvoir. Tout cela parce qu’elle ne s’exprime pas. Elle n’exprime pas de désaccord et ne descend pas dans les rues. On peut juste espérer que cette frange de la population changera un jour d’attitude.

Comment évaluez-vous l’état d’esprit de l’élite politique ?

Le cercle du pouvoir est devenu très fermé. Il en résulte peu de fuites. Ceux qui veulent survivre à l’intérieur du système et notamment conserver leur poste et leur revenu, cachent leurs opinions et servent le régime, donc concrètement Vladimir Poutine et la guerre.

Au sein de l’élite, il y a bien sûr des personnes qui ont eu le courage de sauter du train qui roule vers l’abîme. Environ dix managers de haut niveau de Sberbank, la plus importante banque publique, ont présenté leur démission. Ils ne voulaient rien avoir en commun avec le financement de la guerre. Mais ils l’ont fait discrètement et il y a eu peu de cas similaires. Cela m’a surpris. Je ne pensais pas qu’en période de guerre et confrontés à une telle catastrophe, si peu de personnes seraient en état de démissionner de leur poste.

Que deviendrait selon vous l’appareil d’État dans un « après Poutine » ?

Je ne crois pas qu’après le retrait ou la mort de Poutine, nous allions vers une escalade du fascisme. L’histoire, et notamment celle de l’URSS, nous enseigne qu’un régime débarrassé de son tyran a tendance à se libéraliser.

La Russie pourrait donc, à l’avenir, devenir une démocratie libérale. Le hic, c’est qu’il faudra beaucoup de temps avant que la Russie parvienne à se refaire une réputation. Elle devra procéder à un examen de conscience en matière de faute et de responsabilité collective. Pour que cet État puisse reprendre le cours de la modernité, il doit se débarrasser de Vladimir Poutine.

Est-ce réellement possible ? Il en fut beaucoup question l’année dernière, mais il n’y a eu aucune tentative de coup d’État et le débat à ce sujet a cessé.

Tant que Poutine n’est pas repoussé au second plan, tant qu’il ne tombe pas malade, ne meurt pas ou ne disparaît pas comme par magie, on ne peut rien attendre des élites. Les élites sont peureuses et ne sont pas en mesure de le renverser.

Il ne faut donc pas s’attendre à un soulèvement de masse ou à un coup d’État au Kremlin. Non seulement le système n’a pas faibli, mais il s’est renforcé et en l’état actuel, il peut fonctionner assez longtemps, du moins tant qu’il aura des ressources. Il convient d’observer que Poutine en dispose de façon inconsidérée. Il en gaspille sciemment, ce qui dénote sa fureur, son désespoir et son instabilité psychique. Poutine prive l’État de revenus acquis jusque-là par la vente du gaz et du pétrole. À part ça, il a conduit à une situation où de nombreux contribuables émigrent de Russie.

Les autorités se privent très facilement du capital humain, ce qui est suicidaire pour l’économie, mais tant que la situation n’est pas dramatique, elles continuent leurs agissements. Elles ne font aucune prévision d’avenir. En même temps, il faut être conscient que l’horizon s’est considérablement réduit en termes de planification et de prévisions. Nous ne sommes plus en mesure de prévoir à l’échéance d’un an, ni même pour demain.

Et si Poutine perd la guerre ?

Mais il ne la perdra pas. Quoiqu’il puisse se produire, Poutine parlera de toute façon de victoire. Il trouvera les bons mots et l’élite fera semblant de le croire.

Inutile de compter sur un processus semblable à la dénazification de l’Allemagne de Hitler. Tant que Poutine sera au pouvoir, il n’y aura pas d’esprit de défaite. Nous, Russes, devrons gérer seuls nos sentiments de culpabilité et de responsabilité. Personne ne nous exposera nos fautes.

Que peut-on dire de l’avenir de la Russie ?

Absolument rien. Pour la première fois, nous n’avons aucune perspective d’avenir. Ni les partisans, ni les opposants de Poutine ne sont en mesure de dire à quoi l’avenir ressemblera. Personne ne sait comment sortir de cette situation. Je pense que la plupart des Russes donneraient beaucoup pour revenir à la situation antérieure au 24 février 2022.

La vie sous le régime autoritaire d’avant cette guerre est même perçue comme une chance, par rapport à ce qui se passe depuis plus d’un an.

Ceux qui sont restés au pays se préparent à des années très difficiles. Ceux qui ne sont pas prêts à cela n’ont que deux solutions : quitter le pays ou se suicider. Cela paraît effrayant, mais c’est la vérité.

Vladimir Poutine a-t-il enregistré des succès?

Poutine a perdu beaucoup. Il voulait reconstruire l’empire et en définitive, il le perd. Il n’a pas atteint ses objectifs. Il a abouti au renforcement du sentiment national ukrainien, à la remilitarisation de l’Ukraine, au rapprochement de l’OTAN des frontières de la Russie.

Par sa faute, il a obtenu l’inverse de ce qu’il souhaitait. Il s’imagine encore qu’il peut manipuler les États de la CEI (Communauté des États Indépendants), mais on voit bien que leurs leaders sont terrifiés par ses agissements. Par ailleurs, la Chine et l’Inde tirent certes profit financièrement de ses errements, mais on ne peut guère parler d’enthousiasme de leur part à l’égard de la politique du Kremlin.

Vladimir Poutine a conduit la Russie à être affaiblie et amoindrie à l’échelle mondiale.

Croyez-vous que si Poutine avait prévu cette évolution, il aurait agi de la même façon ?

Poutine est incapable de reconnaître ses erreurs. Je crois qu’il est persuadé de son infaillibilité. Il est évident qu’il préparait cet assaut depuis longtemps, c’est la conséquence de sa conquête du pouvoir absolu.

Traduit du polonais par Jacques Nitecki

Version originale

Wiktoria Bieliaszyn est journaliste à Gazeta Wyborcza, spécialisée dans les thématiques liées à l’Europe de l’Est. Elle publie aussi dans Polityka, Tygodnik Powszechny, OKO.press, Die Welt, La Repubblica et Meduza.

Abonnez-vous pour recevoir notre prochaine édition

Toutes les deux semaines

Voir également

De la vanité du « concept » multipolaire

Largement usité par Moscou et Pékin, le terme de « multipolarité » l’est aussi à Bruxelles et même aux États-Unis. les développements de ce conflit hégémonique mondial tendent nécessairement vers une forme de bipolarité.

Comment les Russes perçoivent l’Ukraine et les Ukrainiens

La société russe est plongée dans un état de stupeur. Les Russes n'ont pas encore compris que la guerre est un désastre national.

Les plus lus

Le deuxième front : comment la Russie veut saper le soutien occidental à l’Ukraine

La Russie mène un travail de sape auprès des Ukrainiens eux-mêmes, mais aussi en infiltrant les cercles de décision occidentaux, à Washington et dans les capitales européennes. Empêcher le soutien occidental à une victoire finale de l’Ukraine et décourager les Ukrainiens de se battre jusqu’à la victoire, tels sont les objectifs russes qu’analyse et dénonce notre autrice.

Réflexions sur l’attentat de Krasnogorsk

L’ampleur et l’atrocité de l’attentat de Krasnogorsk ont secoué le monde, en faisant ressurgir des images sanglantes d’autres...