Le pire ne pouvant être exclu, le stratège doit « penser l’impensable ». Aussi l’annonce du déploiement futur d’armes nucléaires tactiques russes au Bélarus ne saurait-elle être réduite à une rodomontade, d’autant plus qu’il s’agirait en fait d’armes de théâtre, d’une portée suffisante pour frapper une grande partie de l’Europe. Dans l’immédiat, la signification géopolitique d’un tel déploiement semble plus importante. Indépendant depuis 1991, le Bélarus glisse vers la satellisation.
Situé entre la Russie et l’ensemble euro-atlantique (OTAN-Union européenne), le Bélarus, encore appelé « Biélorussie », fut autrefois une république de l’ex-URSS. D’une superficie de 207 600 km², cet État slave d’Europe orientale compte 9 500 000 habitants. Bélarus signifie « Russie blanche », le blanc renvoyant à la liberté, du fait que les habitants de cette contrée, durant la période de domination mongole sur la Rous’ médiévale (XIIIe -XVe siècles), ne payaient pas tribut au Grand Khan. Issu de la dislocation de l’URSS, cet État est membre de l’Union eurasienne, voulue par Vladimir Poutine (elle entre en vigueur le 1er janvier 2015). Malgré la faiblesse du mouvement indépendantiste, le Bélarus fut l’une des trois républiques à l’origine de la CEI (Communauté des États indépendants) dont la création, le 8 décembre 1991, précipita la fin de l’URSS. Depuis 1994, le président Alexandre Loukachenko se maintient au pouvoir par des méthodes autoritaires et il en est à son sixième mandat. La « dernière dictature d’Europe » est sous le coup de nombreuses sanctions mises en place par l’Union européenne et les États-Unis.
Une incertaine « Union Russie-Biélorussie »
Du fait de son appartenance passée à l’État polono-lituanien, le Bélarus a une histoire distincte de la Russie. Son territoire s’inscrit dans le couloir de plaines qui s’étire de la mer du Nord aux immensités sibériennes. Sur ce carrefour géographique s’entrecroisent les liaisons routières et ferroviaires entre Berlin et Moscou, les axes de circulation vers l’enclave russe de Kaliningrad (ex-Königsberg) et ceux qui parcourent l’isthme Baltique-mer Noire. Comparable à un corridor énergétique, le Bélarus assure le transit d’une part des exportations pétrolières et gazières russes vers l’Europe, via l’oléoduc Droujba et le gazoduc Iamal 1 (voir le rôle de la compagnie d’État Beltransgaz). Russie et Bélarus sont donc interdépendants sur les plans logistique et énergétique, jusqu’à ce que le Nord Stream I contourne par le nord le territoire du second (les Nord Stream I et II sont désormais hors de fonction).
Au milieu des années 1990, la Russie et le Bélarus se rapprochent encore. En 1995, ils constituent une Union douanière, prolongée l’année suivante par une « Communauté Russie-Biélorussie », ensuite rehaussée par un traité d’Union (1997). Cela dit, les institutions prévues — un parlement unifié, une monnaie unique et un président commun — ne voient pas le jour, bien qu’il existe un Conseil suprême de l’Union russo-bélarusse. Sur le plan militaire, les deux pays sont parties prenantes de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), mais leurs systèmes de défense ne sont que partiellement intégrés. Le Bélarus abrite deux bases de radars russes et Loukachenko propose un temps le déploiement de missiles Iskander et de S-300, en réponse au projet américain de défense antimissile. En revanche, il refuse l’intégration des systèmes de défense aérienne ou encore le placement d’unités nationales sous le commandement de l’OTSC.
Les intérêts croisés et la similitude des régimes politiques n’empêchent pas les crises et les conflits, notamment en matière de pétrole et de gaz. Dans les années qui suivent la dislocation de l’URSS, le Bélarus achète du gaz russe à très faible prix mais cet accord est remis en cause en 2007, Minsk devant accepter un doublement du tarif et céder la moitié du réseau de distribution de Beltransgaz à Gazprom. Le conflit porte ensuite sur le raffinage du pétrole russe au Bélarus, Minsk réexportant les volumes avec une forte plus-value ; Moscou veut imposer une forte taxe sur le pétrole à destination du Bélarus. Avec la guerre russo-géorgienne d’août 2008, les désaccords prennent une nouvelle dimension. Redoutant la réintégration du Bélarus dans la sphère russe, Loukachenko ne reconnaît pas l’indépendance (fictive) de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (26 août 2008), promue par Moscou sans succès au sein de la CEI et de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï).
Lorsque Moscou pose des conditions pour l’aide destinée à faire face à la crise économique de l’automne 2008 — le Bélarus devait intégrer la zone rouble —, le conflit gagne d’autres domaines. Initialement, l’aide prévue devait être assurée en dollars, mais la Russie entend substituer sa propre monnaie à la devise américaine. En juin 2009, lors d’un sommet de l’OCS, à Iekaterinbourg, Moscou réaffirme l’objectif d’une zone rouble dans la région. Au vrai, cette nouvelle crise bilatérale est amorcée dès le 28 mai 2009. En visite à Minsk, Poutine pousse alors le Bélarus à adopter la devise russe en lui versant l’aide financière prévue, soit deux milliards de dollars, en roubles. Par la suite, Loukachenko affirmera que Poutine voulait simultanément lui imposer la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. La crise conduit à un affrontement commercial, le Kremlin décidant d’un embargo sur les produits laitiers.
Déterminé par de pures logiques de pouvoir, le conflit Russie-Bélarus porte enfin sur la sphère militaire. Moscou entend lier son aide financière, ouverte à d’autres membres de l’OTSC, à une coopération militaire renforcée. C’est dans ce contexte qu’un fonds anticrise est institué, le 4 février 2009, lors de la réunion à Moscou des pays membres de l’OTSC. Le lendemain même était annoncée la création d’un corps de réaction opérationnel de 10 000 hommes, sous commandement russe, dont une partie serait basée à Manas (Kirghizstan). Le Bélarus est censé accepter la mise en place d’une défense aérienne conjointe avec la Russie, socle d’un système commun à l’OTSC, avec un centre de contrôle unique en Russie. Dans la vision russe, ces projets formeront le noyau dur de l’espace post-soviétique, pour rivaliser avec les structures de l’OTAN.
La diplomatie oscillatoire de Loukachenko
Afin de contenir les pressions russes, Loukachenko se tourne un temps vers l’Union européenne qui conçoit et établit un « Partenariat oriental » (sommet de Prague, 7 mai 2009), vaste programme de coopération possiblement élargi au Bélarus. La diplomatie polonaise joue alors un rôle essentiel dans cette politique d’ouverture vers l’Est européen. Un tel revirement était pourtant improbable, en raison de la nature et des pratiques du régime de Loukachenko. Depuis l’élection présidentielle de 1994, le Bélarus est l’objet de critiques et de sanctions occidentales, du fait de l’absence de liberté et d’élections ouvertes. À plusieurs reprises, le Conseil de l’Europe et l’OSCE qualifient les élections biélorusses de « farces électorales », sans que cela influe sur l’organisation des scrutins suivants. Le petit nombre de concessions faites par Loukachenko vise simplement à regagner une certaine marge de manœuvre pour contrebalancer le poids et le pouvoir de Moscou.
Il n’en reste pas moins que les liens étroits avec la Russie se renforcent. Peu avant le scrutin présidentiel du 19 décembre 2010, Loukachenko signe un accord qui établit une union douanière avec Moscou et Astana (9 décembre 2010), la Russie renonçant en contrepartie à lui imposer des droits pétroliers à l’exportation. Provoquée par les largesses de Loukachenko avant l’élection, la crise monétaire et financière de 2011 ouvre un nouveau conflit avec Moscou. Le pouvoir russe l’exploite pour renforcer son emprise sur le Bélarus : les prêts consentis ont pour contrepartie l’ouverture des groupes publics aux capitaux russes, avec Beltransgaz pour principale cible (les quatre cinquièmes de l’économie russe sont étatisés). Toutefois, le Bélarus refuse de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie et ne soutient pas la « guerre hybride » menée au Donbass (2014). Son président accueille même les négociations menées au sein du « Format Normandie » (France, Allemagne, Russie, Ukraine), à l’origine des accords de Minsk (Minsk-1, 20 septembre 2014 ; Minsk-2, 12 février 2015). De cette manière, il revient sur le devant de la scène internationale.
En dépit des crises à répétition entre Minsk et Moscou, la nature du régime et les logiques de situation vont dans le sens du resserrement des liens, conformément à ce que Celeste A. Wallander nomme le « trans-impérialisme ». Tout comme l’Ukraine et le Kazakhstan, le Bélarus est un pays-clef dans le projet russe d’intégration politique, économique et militaire de l’aire post-soviétique. Le ralliement au projet poutinien d’Union eurasienne, dès 2014, semble couronner la politique de resatellisation de ce pays. Pourtant, les relations demeurent fragiles et Loukachenko poursuit sa diplomatie oscillatoire entre Moscou et les capitales occidentales. Washington et Bruxelles conjuguent leurs efforts pour que le Bélarus prenne du champ par rapport à la Russie. On se souvient que Mike Pompeo, secrétaire d’État sous Donald Trump, s’était rendu à Minsk, le 1er février 2020, pour soutenir la souveraineté du Bélarus et proposer le pétrole des États-Unis à la place de celui de la Russie, utilisé par le Kremlin comme moyen de coercition.
Les circonstances de l’élection présidentielle d’août 2020, avec l’inévitable réélection de Loukachenko (plus de 80 % des suffrages !), les protestations civiques contre la fraude électorale et la répression qui s’ensuit finissent par faire pencher la balance en faveur de la Russie. Quand les capitales occidentales refusent de reconnaître l’élection de Loukachenko, Poutine lui apporte tout son soutien. L’appareil sécuritaire russe seconde celui du régime bélarusse, ce qui assure à Moscou une plus grande emprise : la satellisation est enclenchée. Elle se traduit par une modification constitutionnelle qui met fin à la neutralité théorique du Bélarus et autorise le déploiement d’armes nucléaires (27 février 2022). Quant aux manœuvres militaires russes, menées sur place depuis plusieurs mois, elles s’inscrivent dans la préparation d’une « opération spéciale » contre l’Ukraine. De fait, le 24 février 2022, le sol bélarusse est utilisé comme plate-forme de tir et de projection d’unités militaires russes sur le territoire ukrainien.
Fin de partie ?
Certes, l’« opération spéciale » russe n’a pas atteint son but et l’Ukraine demeure une nation libre, quand bien même le cinquième de son territoire est-il occupé. Il reste que le Bélarus, malgré l’existence d’une opposition active, est pris au piège. Les troupes russes s’enracinent sur son territoire, renforçant ainsi la main de Moscou, et des missiles Iskander (50 à 500 kilomètres de portée, voire plus) seraient déployés d’ici le prochain sommet de l’Alliance atlantique, réuni à Vilnius, le 11 et 12 juillet 2023. En somme, l’« union » projetée dans les années 1990 prend la forme d’une satellisation : un retour à la « Biélorussie » des temps soviétiques. On notera l’esprit de suite des tchékistes qui dirigent la Russie-Eurasie. En l’état des choses, seule la défaite de la Russie dans la guerre d’Ukraine, avec ses contrecoups régionaux, pourrait bloquer ce processus.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.