Evguenia Kara-Mourza : « La victoire de l’Ukraine est très importante pour que les Russes soient libérés un jour du régime de Poutine »

Vladimir Kara-Mourza est derrière les barreaux depuis avril 2022. Le parquet a requis une peine de vingt-cinq ans dans un camp à régime sévère contre cet opposant russe qui a survécu à deux tentatives d’assassinat par empoisonnement et souffre de polyneuropathie et de pathologie neuromusculaire. Le procès se déroule à huis clos. Le verdict devrait être prononcé le 17 avril. L’épouse du dissident, Evguenia Kara-Mourza, que Marie Mendras a rencontrée, poursuit de l’étranger le combat de son mari.

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Evguenia Kara-Mourza. Photo : Marie Mendras

Vous avez participé à Paris à une réunion de représentants de l’opposition russe en exil, notamment Mikhaïl Khodorkovski, Garry Kasparov, Lev Goudkov, Dmitri Goudkov, Sergei Guriev. Vous avez aussi rencontré des députés, sénateurs, universitaires, journalistes. Dans le cadre de votre mission pour la Free Russia Foundation, basée à Washington et à Bruxelles, vous souhaitez venir régulièrement en France afin d’informer sur la situation critique des prisonniers politiques et défendre la cause de votre mari, Vladimir Kara-Mourza. Depuis son arrestation, ni vous ni aucun de vos enfants n’avez été autorisés à lui parler par téléphone. Seul son avocat vous assure un échange de lettres et vous donne des nouvelles. Quelle est la situation de votre mari au plan judiciaire, et comment se porte-t-il ?

Mon mari est poursuivi dans trois affaires criminelles. Une pour diffusion de soi-disant informations mensongères sur l’armée russe, pour quelques interviews et un discours public prononcé devant le Congrès de l’État d’Arizona, aux États-Unis, dénonçant les crimes de guerre commis par l’armée russe sur le territoire ukrainien et appelant à la création d’un tribunal international pour juger les responsables du crime d’agression contre l’Ukraine.

La deuxième accusation, portée l’été dernier, concerne des liens avec une organisation « indésirable » et le fait d’avoir organisé un événement en soutien aux prisonniers politiques en Russie, avec le centre Memorial et le centre Sakharov. L’organisation « indésirable » est la Free Russia Foundation que je représente moi aussi. Il faut dire que c’est une ONG pro-démocratie, qui se bat pour les droits de l’Homme en Russie et dans d’autres pays. Mais tout ce qui concerne les droits humains en Russie est indésirable aujourd’hui. Memorial et le centre Sakharov, après l’inculpation de Vladimir, ont été désignés comme « agents étrangers », et fermés en Russie.

La troisième accusation contre mon mari est intervenue en octobre 2022, quand j’étais à Strasbourg pour recevoir le Prix Václav Havel des droits de l’Homme, décerné à Vladimir. En même temps, les autorités russes l’ont accusé de haute trahison. Cette accusation est basée sur trois discours publics que Vladimir a diffusés sur de diverses plateformes internationales. Il s’était exprimé devant le Conseil de l’Alliance Atlantique, le Congrès des États-Unis et le Comité Helsinki de Norvège. Il a dénoncé la censure des médias en Russie et souligné l’importance pour la population de Russie d’avoir accès aux informations indépendantes et objectives sur la situation en Ukraine, de savoir ce que le pouvoir et l’armée russes commettent comme crimes en Ukraine. Il a exposé les répressions politiques en Russie et le nombre croissant des prisonniers politiques. Et il a aussi rappelé le caractère illégal de ce « vote d’approbation populaire » pour les révisions iniques de la Constitution russe de 1993. Vladimir Poutine a détruit la Constitution de notre pays et est devenu dictateur à vie par la succession de « mandats présidentiels ».

Selon l’acte d’accusation contre mon mari, ces trois discours à l’étranger représentent un danger pour la sécurité nationale de la Fédération de la Russie et portent préjudice à l’image de la Russie sur la scène internationale. C’est-à-dire que l’État russe, le gouvernement russe, et quiconque s’oppose au récit officiel, est désigné comme un traître et un criminel. Donc un citoyen de Russie qui s’oppose au régime Poutine et se bat pour les droits et les libertés est vu comme un criminel et un traître.

Des accusations similaires sont utilisées pour enfermer des centaines de personnes aujourd’hui en Russie. Mais dans le cas de Vladimir, les autorités ont utilisé tout ce qu’elles ont pu fabriquer pour l’envoyer en prison pour un quart de siècle. Vladimir risque une peine de 25 ans d’enfermement.

Vladimir Poutine veut imposer l’image d’une unité du peuple russe le soutenant dans son combat contre les Ukrainiens. Pour parvenir à cet objectif, il doit tout d’abord écraser toute opposition dans le pays. Et le régime utilise des mesures absolument atroces contre les protestataires, incluant l’usage de torture, de la psychiatrie punitive, des violences sexuelles et d’autres moyens cruels.

Le gouvernement russe teste maintenant deux instruments. Le premier, c’est de priver les parents de leurs droits parentaux, quand les autorités les jugent incapables de faire de leurs enfants de bons patriotes. L’autre méthode consiste à retirer leur citoyenneté à des personnes désignées comme indignes parce qu’elles s’opposent au discours de l’État.

La Fédération de Russie compte environ 540 prisonniers politiques. Comment évaluer cette situation ?

L’un des prisonniers politiques, le dernier « otage » de l’affaire Ioukos, Alexeï Pitchouguine, est en prison depuis bientôt vingt ans, en violation de plusieurs décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme. Avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, l’année dernière, il y avait plus de 300 prisonniers politiques en Russie. Aujourd’hui, selon Memorial, dont les chiffres sont prudents, le nombre de prisonniers politiques est de 546. Mais le chef du programme de Memorial consacré aux prisonniers politiques, Sergueï Davidis, a dit dans une interview que le nombre réel serait deux à trois fois plus grand.

Selon OVD-Info, un média indépendant qui observe les répressions politiques en Russie, depuis février 2022 au moins 19 500 personnes ont été interpellées pour leur position anti-guerre.

Le nombre de cas administratifs initiés contre ces personnes est autour de 6 000. Il faut dire qu’en Russie, une affaire administrative est très souvent un pas vers des poursuites criminelles. Par exemple, dans le cas de mon mari, tout a commencé avec une peine administrative de 15 jours. Au moins 440 affaires criminelles ont été ouvertes contre des personnes lors des manifestations anti-guerre ou pour toute opposition anti-guerre, par exemple pour des publications sur des réseaux sociaux, pour avoir diffusé des informations sur les crimes de guerre commis en Ukraine et d’autres actes considérés comme criminels, car diffusant de l’information objective sur cette guerre. La désinformation de la société a atteint un niveau absolument stupéfiant et une grande partie de la population s’appuie toujours sur la télévision comme source d’informations.

Vous m’avez expliqué que le nombre d’abonnés, de personnes qui suivent la télévision russe indépendante en exil Dojd et d’autres médias sur Internet était considérable, jusqu’à 15-20 millions de personnes pour une émission ou un podcast. La dictature parvient-elle à enfermer la grande majorité des Russes dans le mensonge et la peur ?

Quand on me demande de décrire l’état d’esprit des gens en Russie, je commence toujours par expliquer la situation dans laquelle cette population vit depuis des années. La dernière élection qui a été jugée libre, mais pas honnête, a eu lieu en Russie en 2003. Donc, quand on parle de « la population russe », on parle des gens qui n’ont plus droit à des élections libres et honnêtes depuis vingt ans. On parle de cette partie de la société qui subit la désinformation. En Russie, il n’y a pas de liberté de parole, pas de liberté d’assemblée, pas de liberté d’association, il n’y a pas d’élections, pas de justice indépendante… Donc, nous parlons d’une population privée peu à peu de tous les droits qui lui étaient garantis par la Constitution de la Fédération de Russie. Après 23 ans de régime Poutine, cette population est malade. C’est un constat. Mais en même temps, je crois qu’on ne peut jamais avoir confiance dans les sondages menés dans un État totalitaire. Les gens ont peur de répondre aux questions. Quand le Centre Levada, qui a été déclaré « agent étranger » en 2016, publie des résultats de sondages, très souvent il « oublie » d’indiquer le pourcentage de personnes qui ont accepté de répondre.

Il existe certainement des millions de personnes opposées à Poutine et à cette guerre, mais qui ont peur d’en parler publiquement, car elles craignent d’être victimes de la psychiatrie punitive, ou d’être violées ou battues par des agents de police pendant l’interpellation ou dans un centre de détention ; les gens ont peur d’être privés de leurs droits parentaux et d’autres mesures.

La Russie en 2022 est devenu le deuxième pays au monde pour l’usage des services VPN [qui permettent de contourner la censure digitale, NDLR]. Cela veut dire qu’il y a une grande demande d’informations objectives et indépendantes dans le pays. Et il faut aussi faire en sorte que la population russe ait la possibilité d’avoir encore plus d’accès à des services VPN fiables et gratuits.

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Vladimir Kara-Mourza à l’hôpital après son premier empoisonnement en 2015, avec sa femme, son avocat Vadim Prokhorov et le dissident Alexandre Podrabinek // Courtesy photo

Les cas de mon mari et d’autres prisonniers politiques comme Ilia Iachine ou Alexeï Navalny sont bien connus. Mais des centaines d’autres le sont moins, et pourtant leurs histoires sont tout aussi tragiques et déchirantes. Comme, par exemple, l’histoire d’Alexandra Skotchilenko qui a été condamnée à une peine de prison pour avoir remplacé les étiquettes de prix dans un magasin par des informations sur la guerre en Ukraine, le nombre de victimes civiles, les bombardements etc. Il y a aussi Maria Ponomarenko, une journaliste arrêtée pour avoir publié un texte sur Telegram au sujet du bombardement du théâtre à Marioupol. Elle a été condamnée à une peine de prison. Après avoir passé quelques mois dans un centre de détention, elle a été envoyée dans un soi-disant hôpital psychiatrique pour une évaluation. Elle a subi des injections de substances inconnues. Après son retour au centre de détention, elle a eu la possibilité de parler à son avocat. Elle lui a dit qu’elle n’avait aucun souvenir des trois jours dans cet « hôpital ».

La libération de l’Ukraine, c’est l’étape obligée pour espérer la libération des habitants de Russie et en premier lieu la libération des prisonniers politiques qui sont enfermés dans des conditions totalement intolérables. C’est une étape incontournable pour accélérer la fin du régime de Loukachenko au Bélarus. Ce message ici, en Europe, est très important à transmettre car tous ne voient pas clairement le lien entre les deux. Êtes-vous d’accord avec ce constat ?

Je crois que les dictatures et les régimes autoritaires liés au régime russe dépendent beaucoup de Vladimir Poutine. S’il n’y a plus de régime Poutine en Russie, Loukachenko ne sera pas capable de survivre politiquement. La même chose se produira dans d’autres pays autoritaires. Poutine et son régime sont comme un cancer qui métastase dans toutes les directions. Si on l’enlève, les autres pays seront délivrés aussi. La victoire de l’Ukraine est très importante. Non seulement les Ukrainiens ont le droit de choisir leur propre voie de développement et accéder à l’Union européenne, mais ils ont aussi le droit d’obtenir justice après tout ce que l’armée russe leur a fait subir. Je suis en colère quand j’entends dire que l’Ukraine devrait peut-être renoncer à une partie de son territoire, non pas pour apaiser Poutine, mais pour que la guerre finisse. Comment peut-on suggérer cela à un peuple qui a perdu des centaines d’enfants, des milliers de civils, et qui a vu ses villes détruites par une armée menant une guerre d’agression ?

La guerre en Ukraine est le résultat de plus de deux décennies d’impunité pour Vladimir Poutine alors qu’il entraînait la Russie dans plusieurs conflits militaires et réprimait la protestation pacifique dans son pays. Ni lui ni ses hommes ne se sont heurtés à des conséquences vraiment sérieuses après avoir envahi la Géorgie, annexé la Crimée et commis des crimes de guerre en Tchétchénie, après avoir écrasé les manifestants en Russie, après avoir utilisé l’assassinat politique comme un instrument d’élimination des opposants au régime. Le journal Novaïa Gazeta a perdu sept de ses journalistes, ils ont été tués. Boris Nemtsov, collègue et ami de mon mari, a été assassiné au pied du Kremlin en février 2015. Jamais on n’a inquiété les commanditaires de ce crime.

Vladimir était activement engagé dans la campagne pour l’adoption de la loi Magnitski dans le monde entier, la loi qui prévoit des sanctions ciblées contre les responsables de la mort de l’avocat. Sergueï Magnitski exerçait à Moscou et enquêtait sur un système de corruption. Il est allé à la police pour dénoncer des malversations, mais a été arrêté, torturé et est mort en prison en 2009.

Vladimir a toujours expliqué que, quand les violations des droits de la personne sont considérées comme une affaire interne d’un pays, le moment arrive inévitablement où ces répressions internes se transforment en une agression externe. Ce sont deux phénomènes absolument indissociables, ce sont les deux faces de la même médaille. Je partage son analyse.

Le régime Poutine est désormais un régime totalitaire. Cette transformation s’est accompagnée de l’idéologisation de la population. Avant, c’était l’atomisation de la société. On exigeait de la population qu’elle ne se mêle pas des affaires de l’État. Au cours de l’année dernière, c’est l’idéologisation qui a été introduite à grande échelle. Par exemple, la semaine scolaire dans les écoles en Russie commence par une leçon de patriotisme. Il est demandé aux enfants de faire des signes de soutien au pouvoir. Cela nous rappelle l’époque d’Hitler.

Déclaration de l’accusé Vladimir Kara-Mourza fait le 10 avril avant l’énoncé de la peine par le tribunal

Membres de la Cour !

J’étais sûr, après deux décennies passées dans la politique russe, après tout ce que j’ai vu et vécu, que plus rien ne pourrait me surprendre. Je dois admettre que j’avais tort. J’ai été surpris par la mesure dans laquelle mon procès, par son secret et son mépris des normes juridiques, a surpassé même les « procès » des dissidents soviétiques dans les années 1960 et 1970. Et c’est sans parler de la sévérité de la peine requise par l’accusation ou de l’évocation des « ennemis de l’État ». À cet égard, nous sommes allés au-delà des années 1970 et nous sommes remontés jusqu’aux années 1930. Pour l’historien que je suis, c’est l’occasion de réfléchir.

À un moment de mon témoignage, le président du tribunal m’a rappelé que l’une des circonstances atténuantes était « le remords pour ce que [l’accusé] a fait ». Et bien que ma situation actuelle n’ait rien d’amusant, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire : le criminel, bien sûr, doit se repentir de ses actes. Je suis en prison pour mes opinions politiques. Pour avoir dénoncé la guerre en Ukraine. Pour de nombreuses années de lutte contre la dictature de Vladimir Poutine. Pour avoir facilité l’adoption de sanctions internationales personnelles dans le cadre de la loi Magnitski contre les auteurs de violations des droits de l’Homme.

Non seulement je ne me repens pas de tout cela, mais j’en suis fier. Je suis fier que Boris Nemtsov m’ait fait entrer en politique. Et j’espère qu’il n’a pas honte de moi. Je souscris à chaque mot que j’ai prononcé et à chaque mot dont j’ai été accusé par ce tribunal. Je ne me reproche qu’une chose : au cours de mes années d’activité politique, je n’ai pas réussi à convaincre suffisamment de mes compatriotes et suffisamment d’hommes politiques des pays démocratiques du danger que le régime actuel du Kremlin représente pour la Russie et pour le monde. Aujourd’hui, c’est une évidence pour tout le monde, mais à un prix terrible : le prix de la guerre.

Dans leurs dernières déclarations au tribunal, les accusés demandent généralement l’acquittement. Pour une personne qui n’a commis aucun crime, l’acquittement serait le seul verdict juste. Mais je ne demande rien à ce tribunal. Je connais le verdict. Je l’ai connu il y a un an, lorsque j’ai vu dans le rétroviseur des personnes en uniforme noir et masques noirs courir après ma voiture. Tel est le prix à payer pour s’exprimer en Russie aujourd’hui.

Mais je sais aussi qu’un jour viendra où les ténèbres qui recouvrent notre pays se dissiperont. Quand le noir sera appelé noir et le blanc sera appelé blanc ; quand, au niveau officiel, on reconnaîtra que deux fois deux font toujours quatre ; quand une guerre sera appelée une guerre, et un usurpateur un usurpateur ; et quand ceux qui ont allumé et déclenché cette guerre, plutôt que ceux qui ont essayé de l’arrêter, seront reconnus comme des criminels.

Ce jour viendra aussi inévitablement que le printemps succède à l’hiver le plus froid. Notre société ouvrira alors les yeux et sera horrifiée par les crimes terribles qui ont été commis en son nom. C’est à partir de cette prise de conscience, de cette réflexion, que s’ouvrira le long, difficile mais vital chemin vers le redressement et la restauration de la Russie, vers son retour dans la communauté des pays civilisés.

Aujourd’hui encore, même dans l’obscurité qui nous entoure, même assis dans cette cage, j’aime mon pays et je crois en notre peuple. Je crois que nous pouvons emprunter ce chemin.

photo Marie Mendras 1

Marie Mendras est professeure à Sciences Po et chercheure au CNRS. Elle est spécialiste de la Russie et de l'Ukraine. Elle a enseigné à la London School of Economics et à Hong Kong Baptist University, et a été chercheure invitée à Georgetown University and au Kennan Institute à Washington. Elle est membre de la revue Esprit et de son Comité Russie Europe.

Elle a notamment publié Russian Politics. The Paradox of a Weak State (Hurst, 2012), Russian Elites Worry. The Unpredictability of Putinism (Transatlantic Academy, 2016), Navalny. La vie devant soi (Esprit, 2021), Le chantage à la guerre (Esprit, 2021), La guerre permanente. L'ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy, 2024).

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