C’est notre devoir de combattre le mensonge poutinien qui pénètre notre espace public jusqu’à contaminer les esprits de certains de nos proches. Comment faire face à cette contre-vérité radicale et cynique, polyvalente et sans complexes ? L’auteur se pose la question : pourquoi les attaques des trolls et poutinolâtres nous blessent davantage que les vieux mensonges et injures soviétiques ?
Beaucoup de ceux d’entre nous qui ont eu, de visu ou sur les réseaux sociaux, à discuter de la guerre en Ukraine avec des poutinistes français ont été traversés par un sentiment étrange, malaisé à définir. Face à nos contradicteurs qui admirent Vladimir Poutine, nous ressentons une inquiétude, un malaise, presque une douleur diffuse. Mille témoignages de mes amis me le confirment. Il semble intéressant de se pencher sur cette émotion si désagréable et sur ses causes.
Parmi nous, beaucoup ont eu, avant la chute du mur de Berlin, à croiser le fer verbalement avec les communistes. Ils ne se gênaient pas pour nous traiter de fascistes. Toutefois, leurs coups semblaient plus faciles à amortir psychologiquement que ceux des poutinistes contemporains. C’est que leurs mensonges n’étaient pas de même nature que ceux des poutinistes.
Le mensonge d’origine soviétique était systémique. Forgé par l’idéologie de Lénine et architecturé par le simplisme de Staline, il était un et indivisible. Si le communisme pouvait mentir sur tous les sujets imaginables — et il ne s’en privait jamais —, ses mensonges étaient tous dotés de la même structure logique et du même vocabulaire. Cette homogénéité nous le rendait prévisible : nous savions d’avance comment esquiver ses débordements et contrer ses offensives.
Avec le poutinisme, c’est une tout autre affaire. Car le mensonge d’État de l’ère Poutine — que reproduisent inlassablement les poutinistes français — est multiple, amphibie, souple. Il s’adapte à ses publics : il est Gilet Jaune avec les Gilets Jaunes, antivax avec les antivax, chrétien avec les catholiques, patriote avec les nationalistes.
Le communisme avait son Parti, sa discipline, sa feuille de route claire et affichée. À l’inverse, les pro-Poutine français forment un nuage anarchique. Entre les mélenchonistes et les lepénistes, les éditorialistes-stars de CNews et les seconds couteaux de TV libertés, les pauvres gens qui soutiennent Poutine par désespoir et les obligés du FSB, les catholiques apocalyptiques et les nihilistes anti-Occidentaux, il n’y a, en règle générale, rien de commun, sinon l’admiration pour la Russie de Vladimir Poutine, formulée de mille manières, souvent contradictoires. Le poutinisme, dans sa propagande telle qu’elle s’exprime chez nous, est une cacophonie. Une myriade de mensonges nous tombe dessus de tous côtés, et nous sommes sans cesse surpris, obligés de nous adapter à leurs innovations. Le communisme était lassant, le poutinisme est stressant. Pour y voir clair, il nous faut examiner les trajectoires de ce déluge de fausseté.
D’abord, il convient de distinguer le poutiniste et le poutinien. Le premier assume sa soumission au maître du Kremlin. Il parle de lui comme d’un « homme courageux », « vrai chrétien », « dernier rempart de nos valeurs », « seul contre tous », « grand patriote », « sauveur ». Le poutinien procède autrement. Il laisse de côté le personnage de Poutine et se contente de porter aux nues la Russie. Elle est alors affublée des mêmes lauriers que Poutine par les poutinistes : religieuse et sainte, défendant la civilisation, assiégée par l’Ouest décadent, héroïquement masculine, etc. Chez le poutiniste, c’est Poutine qui élève la Russie. Chez le poutinien, c’est la Russie qui sublime Poutine.
De plus, il convient de distinguer trois grandes familles d’agresseurs. D’une part, les agents patentés du FSB et de ses filiales — parmi lesquels les trolls professionnels. D’autre part, les extrémistes de gauche et de droite, qui ont rejoint le poutinisme par cousinage idéologique : il recrute leur haine de l’Occident libéral. Enfin, les indépendants, ces désarticulés qui sont poutinistes parce qu’ils aiment nuire, gifler, humilier — le totalitarisme s’est toujours plu à enrôler des hordes de psychopathes.
Chaque poutiniste et chaque poutinien puisent dans le kaléidoscope du poutinisme les armes qui leur conviennent, et en usent dans le langage qui leur est naturel. Si bien que la multiplicité décousue des arguments faux est encore démultipliée, et rendue plus confuse encore, par l’extrême diversité des locuteurs et des styles. Le poutinisme devient quasiment infini dans son potentiel mensonger.
À ce phénomène, il faut ajouter la pesanteur du mensonge poutinien. Il apparaît le plus souvent sous les traits d’une vertigineuse inversion du réel : une contre-vérité radicale. Les soviétiques en abusaient déjà (le pays du socialisme était un « paradis des travailleurs » alors qu’y régnaient la terreur et la famine), mais le poutinisme pousse ce principe encore plus loin, car il est libéré de toute contrainte. Bon an mal an, le communisme se contraignait à paraître fondé philosophiquement. Le poutinisme assume son caractère détraqué. D’où la virulence de ses interventions sur les réseaux sociaux. Il n’hésitera jamais à accuser ses contradicteurs de défendre la pédophilie et le satanisme, quand bien même ils tiendraient des propos civils, respectueux et mesurés. Il s’autorise toutes les variantes de la bêtise sans complexes et de la méchanceté ricanante, et l’exposition à cette foultitude de gargouilles exerce un effet sur votre cerveau, que vous vous en protégiez ou pas, que vous le sachiez ou non. Si vous êtes fragile, le poutinisme peut lentement et sûrement vous accoutumer au mal.
Vous dégoûter du bien, d’abord. L’une des clés du poutinisme est la théorie, très en vogue, selon laquelle la démocratie, la liberté politique, les médias, sont autant de leurres destinés à manipuler les masses. Selon les cas, les commanditaires seront les Juifs, les capitalistes, les Américains, Big Pharma, Big Brother, le Great Reset, le lobby LGBT, Attali, le « totalitarisme soft », l’État profond, les pétroliers : la liste des grands horlogers du mal est sans fin. Si vous vous défendez avec intelligence, une nouvelle inculpation remplacera la première, puis encore une autre, jusqu’à épuisement de vos forces. Ces démons vous encerclant tels les Apaches autour de la caravane n’ont qu’un objectif : vous épuiser. À force, vous finirez par douter de votre capacité à débattre civilement. Soit vous tomberez à votre tour dans l’insulte — ce qui est un début de défaite, car vous lâcherez alors la rampe de la raison —, soit vous vous tairez — autre forme de défaite. Ils vous accoutumeront au mal. Ils parviendront à vous faire penser que vivre environné de trolls est chose normale. C’est ainsi que le totalitarisme fait son nid dans une nation : le néant est disponible à doses homéopathiques.
Comment réagir ? Souvenons-nous des enseignements de Victor Klemperer, d’Eugène Ionesco, d’Alain Besançon, de Timothy Snyder. Ces quatre grands auteurs se retrouvent sur une idée essentielle : le totalitarisme se propage par contagion, telle une épidémie. On l’attrape parce qu’on côtoie quelqu’un qui l’a attrapé. On est invisiblement infecté et la maladie nous change.
Dans son essai De la Tyrannie, Snyder cite Ionesco décrivant sa jeunesse : « Les professeurs de faculté, les étudiants, les intellectuels, devenaient nazis. […] Au début, bien sûr, ils n’étaient pas nazis. Nous étions une quinzaine à nous réunir, à discuter, à trouver les arguments pour les opposer aux leurs. Ce n’était pas facile. […] De temps à autre, l’un de nos amis disait : « Je ne suis pas du tout d’accord avec eux, bien entendu, mais sur certains points je dois reconnaître que, par exemple, les Juifs… », etc. Et cela, c’était un symptôme. Trois semaines après, ou deux mois plus tard, cet homme était nazi. Il était pris dans l’engrenage, il admettait tout, il devenait rhinocéros. À la fin, nous n’étions plus que trois ou quatre à résister, non par les armes, mais moralement, à cette contagion. » Snyder ajoute, au sujet de notre époque : « Les rhinocéros écument nos savanes idéologiques ».
Cette contagion pas à pas, lente et sourde, qui semble de prime abord individuelle, anecdotique et finit par détruire des peuples entiers, constitue l’un des sujets majeurs de l’œuvre d’Alain Besançon. Il la décrit en termes médicaux. Chez Victor Klemperer également, on trouve cette crainte que le pire puisse entrer en nous par les yeux ou par les oreilles, via un simple néologisme, un slogan, et nous posséder progressivement au point de faire de nous des suicidaires ou des criminels. Là se trouve la clé de la défense contre le poutinisme : nous souvenir que nos vis-à-vis ont été contaminés. Ils n’ont pas inventé le mal qu’ils véhiculent. Ils l’ont reçu et — mis à part les plus cyniques et les rémunérés — ils n’ont pas consciemment choisi de se rallier à l’illusion, à la laideur morale, au sarcasme. Ils ont été avalés avant de mordre. Avoir de la peine pour eux peut alléger notre démarche : c’est pour nous la garantie de rester humains, à hauteur du Vrai. Et de combattre le vice, plutôt que les personnes. Nous pourrons alors nous montrer très énergiques dans nos joutes : épargnant les âmes, nous serons sans pitié pour ce qui les ronge.
Cette forme de compassion nous permettra de les surplomber : d’échapper à l’hypnose où ils sont tombés. Ainsi, nous aurons l’assurance de ne pas mettre le pied dans le piège de la ressemblance. Car le pire qui puisse nous arriver serait de leur parler comme ils nous parlent, de nous transformer avec eux en chiens de faïence, en reflets inversés de ce qu’ils sont, de nous perdre dans la symétrie où ils nous enferment. Dès l’instant où nous les traitons de « monstres », de « sous-hommes », de « parasites », de « vampires » comme ils font avec les Ukrainiens, ils ont gagné la première manche et nos défenses immunitaires s’effondrent. Jamais nous ne devons user du terme « ruSSes » qui fleurit dans nos rangs, sur les réseaux sociaux, depuis quelques mois.
Nous devons résister à la contagion. Nul n’est à l’abri, et celui qui se croit hors de danger l’est davantage que les prudents. Si nous ne voulons pas devenir des victimes, nous avons le devoir d’empêcher le virus poutiniste d’infiltrer nos cercles relationnels. Nous avons cette guerre à mener. Elle est modeste, sans effusion de sang, mais nullement dénuée de conséquences si d’aventure nous laissons ceux que nous aimons, ou côtoyons, développer les premiers symptômes sans réagir.
Conseil en stratégies de communication indépendant : communications grand public, RP, interne, et de crise. Il écrit régulièrement pour le journal en ligne Contrepoints.