Dans cet article écrit pour l’édition allemande du Livre noir de Vladimir Poutine, la journaliste Katja Gloger dresse un bilan catastrophique de la politique russe de Berlin. Pourquoi les Allemands ont-ils si longtemps persisté dans leurs grave erreur stratégique, jusqu’au choc de 2022 ? Sur le même thème, voir également l’article de Philippe de Lara, « Le Problème allemand. Un passé qui ne pense pas ».
Qu’il s’agisse de réflexion ou de verbe haut, Sigmar Gabriel a toujours su surprendre par sa rhétorique. Mais cette apparition devait se transformer en un véritable aveu de culpabilité. En juin 2022, cet ancien président du SPD, ministre de l’Économie, ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de la République fédérale d’Allemagne de 2013 à 2018, s’est tenu à un pupitre à Berlin et a réglé ses comptes avec lui-même et la politique russe de l’Allemagne.
« Nous pensions avoir trouvé la formule magique pour traiter avec la Russie », a-t-il déclaré. « Beaucoup d’entre nous sont devenus arrogants et complaisants à ce sujet ». Des mea culpa prononcés publiquement devraient sans doute résonner avec cela, puisque Gabriel a participé de manière déterminante à la formulation et à la mise en œuvre de cette même politique qu’il a maintenant déclarée être un crash majeur : « Le concept de réaliser le changement par le rapprochement et l’intégration économique avec la Russie représente le plus grand échec de la politique étrangère allemande depuis 1948 ».
Il s’agit désormais d’en assumer la responsabilité. « Aussi douloureux que cela puisse être ».
En cette année de guerre 2022, l’élite politique allemande s’est retrouvée devant les ruines de sa politique russe, ou plus précisément de sa politique poutinienne. Une stratégie de « partenariat de modernisation » visiblement trop longtemps axée sur la compréhension et l’équilibre, considérée pendant des années comme un modèle de réussite garantissant la paix — et qui était bonne pour les affaires, surtout pour celles de l’Allemagne et de l’élite gouvernante poutinienne. Si bien, en tout cas, qu’il fallait accepter le reproche de copinage.
Bien que la guerre sévisse depuis huit ans déjà dans l’est de l’Ukraine, on ne voulait pas l’admettre, jusqu’au dernier moment, ni à Berlin, ni à Paris, ni à Bruxelles : « Les Américains nous disaient « ils attaquent, ils attaquent » », se souvenait encore des mois plus tard le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, Josep Borrell, ébranlé. « Et nous ne voulions pas le croire ».
Quelques jours avant l’attaque, le président français et le chancelier allemand s’étaient rendus à Moscou. Ils s’étaient assis à cette longue table symbolique et avaient dû écouter Poutine débiter une fois de plus ses accusations et ses reproches sur la politique hostile de l’Occident « collectif ». Le chancelier allemand Olaf Scholz lui avait même assuré que l’Ukraine ne deviendrait pas membre de l’OTAN avant longtemps.
L’Allemagne, le pays le plus important d’Europe, était pourtant apparue comme Russlandversteher [« compreneur de la Russie »] — la Russie étant un pays auquel elle est liée depuis des siècles par des relations étroites, oscillant entre admiration et mépris, entre proximité et aliénation, entre amitié romantique et hostilité profonde. Des voies commerciales lucratives et des liens dynastiques jusque dans les plus petits duchés allemands suggéraient une solidarité. Des philosophes allemands ont travaillé à Saint-Pétersbourg ; des explorateurs allemands ont traversé la Sibérie ; la culture russe brillait dans les pays allemands — la musique, la littérature, l’art, tous les projets d’avenir scintillants. Moscou était plus proche que Paris.
Le label de qualité allemand, Ostpolitik — quoi que l’on veuille entendre par là — était également considéré comme le fondement moral de la politique étrangère de l’Allemagne de l’Ouest garantissant la paix, ce paradigme que l’on décrivait, tous partis confondus, comme « le changement par le rapprochement » [Wandel durch Annäherung].
Mais surtout, au cours des trente dernières années, on avait enfin assumé la responsabilité historique de la guerre d’extermination menée par l’Allemagne à partir de 1941 contre les peuples de l’Union soviétique. Cette culpabilité, trop longtemps passée sous silence, signifiait une responsabilité allemande particulière, y compris pour l’organisation de l’avenir européen de la Russie. Or, depuis 1991, il s’agissait avant tout — et c’est là une partie du problème — de la Russie. Les États post-soviétiques comme l’Ukraine sont restés négligés, en marge de la perception et de l’attention. En somme, un « pays frontalier » et une terra incognita.
Les relations germano-russes ont longtemps été placées sous la promesse qu’il n’y aurait « plus jamais de guerre », maxime et mantra de toute une génération de politiciens. Il est d’autant plus irritant de constater qu’après l’annexion de la Crimée par Poutine en 2014, on trouvait encore en Allemagne — et surtout dans l’est de la République — des explications, voire des excuses pour la politique de revanche impériale de Poutine, avec une persévérance étonnante. Tout comme pour son révisionnisme dangereux visant à rétablir la domination et le contrôle russes en Eurasie — et donc aussi en Europe de l’Est. On a alors évoqué les erreurs réelles — et supposées — de l’Occident, l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, les promesses non tenues, les peurs profondes de la menace et l’humiliation de l’âme russe. On a critiqué — à juste titre — la politique des États-Unis, on a exprimé de la compréhension pour les intérêts russes — non, pour les intérêts de sécurité de Poutine. Et ceux de son système.
Des témoins-clés, toute une phalange d’anciennes et actuelles figures politiques, d’ex-diplomates et d’entrepreneurs bien connectés, par exemple, ceux du Ostausschuss der Deutschen Wirtschaft [Comité de l’économie allemande pour l’Europe de l’Est] ou du Deutsch-Russisches Forum [Forum germano-russe] favorable à l’économie, ainsi qu’au moins un général de l’armée allemande à la retraite et des journalistes et des intellectuels ayant fait leurs preuves en matière de talk-show, bref, tous ces Russlandversteher et Putinversteher faisaient la une des médias avec leurs thèses fracassantes. La flotte russe de la mer Noire, stationnée à Sébastopol en Crimée a servi d’argument pour justifier une annexion contraire au droit international. Et pour légitimer cette dernière, il a également fallu recourir à la grossière erreur d’appréciation de l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, décédé en 2015, qui déclarait encore en mai 2014 que c’était « une grande erreur de l’Occident de croire qu’il y avait un peuple ukrainien, une identité nationale ».
Cela est allé si loin que la critique de Poutine et de son système répressif a été discréditée en tant que bellicisme, mépris de la Russie et diabolisation du président Poutine. Ces critiques ont pourtant souvent été exprimées par les meilleurs connaisseurs allemands de la Russie et par les courageux représentants de la société civile russe. Par ceux qui ont été stigmatisés en Russie comme « agents de l’étranger » et « extrémistes ».
À ces Putinversteher se sont ajoutées des représentants populistes du parti Die Linke et, formant un front transversal, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), hostile à l’Europe et de plus en plus d’extrême droite, qui voyait dans la Russie de Poutine le refuge des vraies valeurs conservatrices.
Et au-dessus de tout et de tous, l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, déjà lobbyiste au service bien rémunéré du groupe public russe Gazprom — et donc de Poutine — depuis 2005. Il était considéré comme le garant des meilleures intentions poutiniennes et de la meilleure politique allemande de paix et d’économie vis-à-vis de la Russie. En 2017 encore, il avait parlé, lors d’un entretien, d’une « sorte d’affinité entre les Russes et les Allemands ».
Pendant trop longtemps, Berlin n’a pas pris suffisamment au sérieux l’idéologisation croissante de Poutine et de l’élite au pouvoir, le Russki mir, le soi-disant monde russe comme antagoniste de l’Occident. C’était au fond, un régime tsariste : autocratie et empire, orthodoxie et nation1. Au nom du « rassemblement des terres russes », de l’intégration de tous les Russes qui vivaient au-delà des frontières russes après 1991, un homme avec un appétit croissant pour le risque était prêt à déclencher une conflagration mondiale pour corriger des injustices prétendument historiques. En affirmant que la mission et le droit sacré de la Russie — de Poutine — étaient d’intégrer l’Ukraine dans une « Grande Russie » ressuscitée. L’Ukraine indépendante serait une « anti-Russie », un complot de l’Occident. Les Russes ethniques y seraient menacés par « une assimilation violente », comparable à « l’utilisation d’armes de destruction massive » contre la Russie. Le long article « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » publié par Poutine — ou en son nom — en juillet 2021 a alarmé les historiens et les experts des think tanks, mais n’a pas eu beaucoup d’écho dans un Berlin politique occupé par la lutte contre les pandémies et la campagne électorale. On a juste pris connaissance avec irritation de la fixation de Poutine sur l’Ukraine.
La chute a été d’autant plus rude en 2022. Le choc de la réalité à Berlin a été énorme, tant sur le plan émotionnel que politique. Depuis le 27 février 2022, une nouvelle réalité devait également s’imposer à la politique de l’Est, avec le discours du chancelier Scholz sur le « changement d’époque ». Scholz a décrit la guerre de Poutine comme faisant partie d’une « plus grande croisade contre la démocratie libérale » ; et le président du SPD, Lars Klingbeil, a déclaré : « L’affirmation selon laquelle il ne peut y avoir de sécurité et de stabilité en Europe contre la Russie, mais seulement avec elle, cette formule ne tient plus. Aujourd’hui, il s’agit d’organiser la sécurité face à la Russie. » L’Allemagne devrait prendre ses responsabilités en tant que puissance dirigeante : « Pour moi, la politique de paix signifie aussi considérer la force militaire comme un moyen légitime de la politique ».
Le président allemand Frank-Walter Steinmeier s’est également excusé publiquement pour son « erreur d’appréciation » personnelle de Poutine, un événement unique en son genre. Il l’a qualifié publiquement de « belliciste à l’obsession impériale », ce qui est également un fait unique.
Cependant, une question subsistait : avait-on omis de lier Poutine plus étroitement à l’Europe, de le « contenir » au moins ? Ou aurait-on dû le dissuader bien plus tôt, avec toute la force politique et le matériel militaire nécessaires, le long d’un nouveau front oriental ? Aurait-on pu ainsi éviter provisoirement le pire, l’attaque à grande échelle contre l’Ukraine ? Ou bien la chancelière allemande Angela Merkel est-elle parvenue au fil des années à éviter le pire dans ses relations avec Poutine, en faisant preuve de pragmatisme et de réalisme ? « La diplomatie, si elle ne réussit pas, n’a pas été mauvaise pour autant, a déclaré Merkel en juin 2022. Je ne vois donc pas pourquoi je devrais dire maintenant : c’était faux, et je ne vais donc pas non plus m’excuser ».
Et pourtant, à Berlin, l’Allemagne se voit comme l’appeaser de Poutine.
Le fait que la relation germano-russe soit particulière, voire unique, a également un rapport avec les abîmes du « complexe russe » allemand, décrit dès 2005 par l’historien de Francfort et biographe du communisme Gerd Koenen : ces vagues impressions collectives selon lesquelles l’Allemagne et la Russie seraient destinées ensemble à quelque chose de très grand.
Thomas Mann a identifié une « parenté élective » germano-russe à la fin de la Première Guerre mondiale : « L’Allemagne et la Russie doivent avancer main dans la main vers l’avenir ».2 Deux grandes nations culturelles qui se sentaient rejetées par l’Occident après la perte de la guerre mondiale pour l’une, et le coup d’État de Lénine déclaré révolution d’Octobre pour l’autre. Deux « parias de l’histoire mondiale », selon Koenen, sur lesquels le monde pourrait se reposer : l’idéalisme contre le commerce, la pureté mystique contre les abîmes sociaux de l’industrialisation, la culture contre le déclin des valeurs propre à la modernité.
Dès avril 1922, le traité de Rapallo ouvrit une voie particulière (Sonderweg3) germano-russe, la chance d’un rapprochement espéré par les nationalistes et les militaires allemands contre la Pologne ressuscitée après la Première Guerre mondiale. Il fallait l’écraser, disait-on. La voie vers une nouvelle position de puissance mondiale de la Grande Allemagne passait par le réarmement secret de l’Allemagne avec l’aide des Soviétiques ; des officiers allemands et soviétiques s’entraînaient aux batailles de chars sur la Volga et testaient des agents chimiques de combat dans la steppe près de Saratov. Tout comme le pacte Hitler-Staline de 1939 a scellé une alliance de guerre mondiale, et le partage provisoire de l’Europe de l’Est. Le pacte de deux meurtriers de masse a ouvert la voie à la guerre d’extermination d’Hitler contre la Pologne et, à partir de 1941, contre les peuples de l’Union soviétique. Le Bélarus et l’Ukraine devinrent les « bloodlands », comme les décrit l’historien américain Timothy Snyder. Ces faits ont été longtemps refoulés ou politiquement passés sous silence en République fédérale, à la faveur de la politique d’intégration à l’Ouest menée par Adenauer, mais aussi de l’anticommunisme dur envers Moscou et Berlin-Est, qui faisaient partie de la construction identitaire de la RFA.
Ce n’est qu’au début des années soixante que l’on s’est libéré de cet état de blocage politique. Les premiers moments de détente entre les États-Unis et l’Union soviétique après le règlement de la très dangereuse crise de Cuba en 1962 ont largement contribué à ce qui est devenu, sous le nom d’« Ostpolitik » de Willy Brandt, le modèle de réussite de la politique étrangère (ouest-)allemande et surtout sociale-démocrate : pour la réunification de l’Allemagne, on s’est confronté à « l’obligation de prendre le risque de la coexistence ». Le paradigme du « changement par le rapprochement » tenait compte du besoin de sécurité de la Pologne, de la RDA et de l’Union soviétique, notamment par la reconnaissance des frontières. La « nouvelle Ostpolitik » de Brandt se fondait également sur la nouvelle double stratégie de l’OTAN formulée en 1967 : endiguer et dissuader l’Union soviétique par la préparation à la défense et, en même temps, favoriser la détente par le dialogue et le contrôle des armements. Pour autant, Brandt n’a jamais prôné une politique d’équidistance.
Cette Ostpolitik a trouvé son aboutissement dans l’Acte final d’Helsinki en 1975. Elle a donné à de nombreuses personnes en Europe de l’Est et en Union soviétique le désir de réforme et de liberté. L’une des erreurs tragiques et stratégiques de la social-démocratie allemande dans les années 1980 a été de miser sur les « partenariats de sécurité » comme une nouvelle variante de l’Ostpolitik, qui privilégiait la stabilité du système sur les revendications émancipatrices des mouvements de droits civiques. À la question de savoir si l’Union soviétique avait le droit d’intervenir militairement en Pologne si le pays voulait quitter le pacte de Varsovie, Egon Bahr répondit en 1981 : « Mais bien sûr ».
Cette Ostpolitik, qui, selon l’estimation de l’ancien militant des droits civiques de la RDA et futur président fédéral Joachim Gauck, avait « dégénéré en apaisement avec les régimes d’Europe de l’Est, mais aussi d’Union soviétique », a en principe été poursuivie aussi par les chrétiens-démocrates allemands dans leurs relations avec la Russie. Angela Merkel, du moins, ne se faisait pas d’illusions sur Poutine et sa « kleptocratie de gangsters » (Stephen Kotkin). En tant que fille de pasteur socialisée en RDA et parlant très bien le russe, elle connaissait les mentalités de type Stasi et KGB. Elle a en tout cas constaté au plus tard en 2014 que Poutine vivait dans un « autre monde ». Mais cela n’arrangea en rien les choses.
La pensée sécuritaire allemande fondée sur la prospérité s’est finalement aussi appliquée à Poutine : maintien de la paix par l’indulgence, voire stabilisation du système de pouvoir. L’espoir que l’approfondissement de l’interdépendance économique puisse contraindre Poutine à une politique plus modérée était, dans le meilleur des cas, un vœu pieux.
Vladimir Poutine a su toucher, y compris sur le plan émotionnel, le cœur de la compréhension germano-russe, lorsqu’il fut le premier président russe à s’adresser au Bundestag allemand le 25 septembre 2001, deux semaines après le 11 septembre. Avec ce discours, en grande partie en allemand, il a réussi un atterrissage émotionnel de précision. Il a déclaré la fin de la guerre froide.
Rétrospectivement, les applaudissements répétés et les rires libérés des députés — Poutine avait vanté les faibles taux d’imposition des entreprises et avait également mentionné le « rôle important » des femmes — peuvent paraître honteux, mais on était toujours reconnaissant pour la réunification allemande, et on espérait un redémarrage des relations.
Poutine a fait alors sa plus grande promesse : après le chaos des années 1990, il rétablirait la stabilité politique intérieure et ouvrirait la porte à des relations économiques à long terme.
Pour aller vers la convergence économique avec l’Europe, l’Allemagne était la porte d’entrée pour Poutine et son clan. Contrairement aux États-Unis, l’Allemagne semblait être un terrain familier pour Poutine : la langue et la culture, l’efficacité allemande, etc. De ses années de RDA à Dresde, il avait conservé un réseau d’anciens collègues des services secrets. Parmi eux, l’ancien agent de la Stasi Matthias Warnig, familier du clan Poutine depuis les années 1990 en tant que représentant de la Dresdner Bank à Saint-Pétersbourg. Warnig est devenu l’un de ses principaux agents de liaison avec Berlin. Et, en tant que président de la direction de Nord Stream AG, il a assuré un soutien politique aux deux projets de pipeline qui se chiffraient en milliards.
L’Allemand au Kremlin, tel était le titre d’une biographie de Poutine qui reflétait les illusions allemandes. C’était un malentendu grotesque.
Le chancelier Gerhard Schröder est devenu le garant d’une nouvelle ère. Les deux hommes avaient rapidement développé une relation personnelle, s’étaient parlés pendant des heures — en allemand — et avaient fêté Noël ensemble à Moscou. Le couple Schröder avait adopté deux orphelins de Saint-Pétersbourg. Poutine a fait l’honneur à Schröder de venir à Hanovre pour son soixantième anniversaire, avec tout un chœur de cosaques. Tous deux possédant une forte volonté de puissance, ils entretenaient une amitié entre hommes. La loyauté n’excluait pas les affaires. D’autant plus si l’on pouvait les justifier — comme l’activité de Schröder pour Nord Stream et Rosneft — par le fait d’agir dans l’intérêt économique et géostratégique de l’Allemagne et de l’Europe : nous avons besoin du marché russe et des matières premières russes.
Et même s’il n’a jamais prononcé la fameuse phrase qualifiant Poutine de « démocrate sans faille »,, le chancelier, anobli sur le plan moral et de la politique étrangère par son refus de la guerre en Irak des États-Unis en 2003, également soutenu par Poutine, a défendu la politique et le système de Poutine. La politique allemande à l’égard de la Russie était une affaire de chef, marquée par une confiance fondamentale, une politique personnelle, d’homme à homme, tout à fait dans le goût de Poutine pour le pouvoir.
Cette politique était également marquée par le désir de réconciliation. Schröder, dont le père était tombé sur le front de l’Est en 1941, se considérait, comme toute une génération d’hommes politiques sociaux-démocrates, comme le représentant d’une nouvelle Allemagne. Une Allemagne qui assumait enfin sa responsabilité dans la guerre d’extermination allemande.
Mais cette même Allemagne servait aussi à légitimer les craintes d’encerclement supposées — ou réelles — de Poutine. L’OTAN avance toujours plus à l’Est. Lorsqu’on considère la Russie, il ne faut pas « s’orienter vers les intérêts des États-Unis », affirmait Schröder. « L’intérêt des États-Unis est de maintenir un concurrent mondial à un niveau modeste. L’intérêt de l’Europe est de vivre en paix avec son important voisin, la Russie. »
Cette amitié masculine — elle aussi une sorte de rapprochement par interdépendance — est devenue le symbole d’un consensus allemand sur Poutine en train de se former. Et ce consensus n’était pas « le changement par le rapprochement », ni « le changement par le commerce », mais plutôt « le commerce sans le changement ».
L’arrivée de Poutine au pouvoir a marqué le début des années dorées germano-russes. Les CEO des grands groupes, y compris ceux du « Ostausschuss der deutschen Wirtschaft », ont toujours eu un accès direct à Poutine. Klaus Mangold, président de longue date du comité et ancien membre du directoire de Daimler-Benz et, jusqu’en mars 2022, consul honoraire de Russie pour le Bade-Wurtemberg, a propagé l’idée que les patrons allemands pouvaient apprendre aux Russes à vivre en démocratie.
Ô combien Poutine a su les captiver, ministres comme entrepreneurs : dîners dans l’une de ses somptueuses résidences, volontiers très tard le soir, représentations de ballerines et de solistes d’opéra ; vodka, bien sûr, et chansons, et peut-être aussi embrassades à la fin, la flatterie de l’éternel Russe dans les âmes allemandes habituellement si froides, la profondeur aussi, sans doute.
Poutine a su refléter avec brio les illusions et les intérêts de ses visiteurs, pour la plupart des hommes. Ce personnage à l’apparence si modeste n’était-il pas finalement un Allemand au Kremlin ?
La coopération énergétique lucrative, vieille de plusieurs décennies — elle avait commencé avec le légendaire marché du gaz naturel contre des tuyaux dans les années 1970, imposé face à l’embargo américain —, a servi de confirmation et de preuve. Les entreprises allemandes ont pris des parts dans des gisements de gaz en Sibérie occidentale, avec la garantie de l’État. Les groupes russes ont maximisé les profits et le contrôle de l’aval. En 2015, Gazprom a pris le contrôle de l’infrastructure critique allemande grâce à ses installations de stockage de gaz. La dépendance unilatérale s’est ainsi accrue.
Des contrats de livraison à long terme permettaient au gaz naturel de circuler à des prix bas garantis et à long terme. Ce « partenariat énergétique » était un pilier solide du modèle commercial allemand à l’époque de la mondialisation : du gaz russe bon marché pour la production de biens d’exportation allemands. Les dividendes de la paix ont été payants.
Avec l’ouverture des deux gazoducs Nord Stream 1, Gazprom — et donc Poutine — a obtenu en 2011 un accès direct au marché européen. Au nord, Nord Stream par la mer Baltique, au sud, Turkstream par la mer Noire via Istanbul en direction du sud-est de l’Europe. Comme dans un mouvement de tenailles, Poutine a pris en main les principaux marchés énergétiques européens. Nord Stream permettrait en plus de contourner et d’étrangler les pays de transit comme la Pologne ou l’Ukraine.
L’énergie était bien sûr une arme qu’il a utilisée à plusieurs reprises.
En octobre 2015, alors que la Russie était sous le coup de sanctions de l’UE après l’annexion de la Crimée et la guerre provoquée dans l’est de l’Ukraine, et que l’aviation russe bombardait des villes syriennes, le ministre de l’Économie Sigmar Gabriel s’est prononcé à Moscou pour une levée progressive des sanctions. Le prochain grand projet germano-russe était déjà en cours de planification : Nord Stream 2.
Les Polonais et les Ukrainiens ont eu beau protester, le Parlement européen et la Commission européenne se prononcer contre Nord Stream 2, ainsi bien entendu que les défenseurs du climat, les critiques ont été systématiquement minimisées, la directive européenne sur le gaz a été de facto annulée par des astuces juridiques pour Nord Stream 2. Les menaces de sanctions du président américain Donald Trump ont poussé les partis à se serrer les coudes en matière de politique gazière, organisant des « foires russes », où l’on n’oubliait pas d’activer les vieux réflexes anti-américains.
Sans le soutien de personnalités politiques allemandes de premier plan, de ministres sociaux-démocrates de l’Économie et des Affaires étrangères, tout cela n’aurait guère été possible. Gerhard Schröder a également joué un rôle important en tant que lobbyiste. Mais l’apaisement de Poutine était une affaire qui dépassait les frontières des partis. Les ministres-présidents de la CDU entretenaient de bonnes relations avec Poutine. Les délégations économiques de Bavière (gouvernée par la CSU) se rendaient également volontiers à Moscou.
Et au final, c’est une chancelière CDU, Angela Merkel, qui s’est montrée à la fois sans illusion et pragmatique vis-à-vis du dirigeant autoritaire du Kremlin. Elle devait connaître les risques pour la politique de sécurité d’une dépendance unilatérale en matière d’approvisionnement énergétique, y compris pour l’Europe. Mais elle aussi s’est obstinée — et sans doute à son corps défendant — à qualifier Nord Stream de « projet purement commercial ». Elle a ainsi placé le modèle commercial allemand, basé sur la livraison prétendument sûre de matières premières bon marché, au-dessus d’une réévaluation critique, voire d’une réorientation nécessaire de la politique russe de l’Allemagne.
Intégrer Poutine dans un processus de conciliation pragmatique des intérêts et éviter ainsi le pire est resté l’objectif de la Realpolitik de Merkel, même après la première année de rupture en 2008. Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, alors que les États-Unis sous George W. Bush et son « Freedom Agenda » dévastateur faisaient pression pour une adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy l’ont stoppé avec ce compromis fatal sur l’adhésion de ces pays « dans l’avenir », qui n’a fait que confirmer le récit de Poutine. Peu après, il a envahi la Géorgie.
Mais à Berlin, on était aussi sensible à la situation politique intérieure difficile en Géorgie et surtout en Ukraine, même au-delà des campagnes de désinformation russes : problèmes de gouvernance, corruption rampante, influence massive des oligarques sur les médias et la politique.
En juin 2022, Merkel a défendu sa position : elle voulait éviter le pire pour l’Ukraine. Poutine a été très clair sur le fait qu’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN équivaudrait pour lui à une déclaration de guerre. « Qu’il considère tout l’Occident comme son ennemi, qu’il trouve qu’il a été humilié en permanence, tout cela, je ne le partage pas du tout. Mais je savais qu’il le pensait et qu’il le voyait exactement comme ça ».
La méfiance croissante des États baltes, de l’Ukraine et de la Pologne a été acceptée à Berlin, ainsi que la division croissante entre Européens. Pendant trente ans, un « ton paternaliste » a prévalu, critiquait à l’automne 2022 l’ancien ministre polonais de la Défense puis des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, à l’encontre des gouvernants allemands : « Vous ne considérez pas la Russie comme une menace […]. Votre politique vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie a prouvé que vous ne teniez pas compte de nos préoccupations. Votre politique a échoué. Nous n’avons aucune raison de faire confiance à votre jugement. »
Il en est allé de même avec les négociations de Minsk pour un cessez-le-feu dans l’est de l’Ukraine, Merkel a négocié personnellement avec Poutine. Le « processus de Minsk » s’est terminé dans le néant politique. Au final, ni le gouvernement de Kiev, ni celui de Moscou n’étaient sérieusement intéressés par sa mise en œuvre. Et pourtant, ou justement pour cette raison, le gouvernement allemand — le ministre de l’Économie Sigmar Gabriel, le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, la Chancellerie fédérale — a soutenu le projet de gazoduc Nord Stream 2. En 2022 encore, les parties prenantes ont déclaré qu’il s’agissait de la dernière « ancre », ou, au choix, de la « dernière amarre », ou encore du « dernier pont ».
Jusqu’au bout, on a misé sur la rationalité de Poutine. Mais son analyse coûts/bénéfices était différente depuis longtemps. Il ne recule pas devant les coûts. Et les sacrifices non plus.
Peu avant l’invasion, il se serait encore vanté d’avoir « acheté l’Occident ». Adaptant sa tactique, il a misé en 2022 sur un hiver froid, une crise des prix de l’énergie et l’inflation, la récession et la perte de prospérité, la capacité des populistes à diviser les sociétés.
L’Allemagne a longtemps suivi Poutine sur son Sonderweg vers un nouvel ordre mondial d’une alliance d’autocrates, bien trop longtemps. C’était pourtant s’avancer sur le chemin des ténèbres. Ses ténèbres.
Traduit de l’allemand par Desk Russie.
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Katja Gloger est une slaviste, journaliste et publiciste allemande. Elle a été correspondante du Stern à Moscou et aux États-Unis. Auteur de Putins Welt (Le monde de Poutine), paru en 2015, et de Fremde Freunde (Amis étrangers), 2017.
Notes
- Allusion à la devise de l’empire russe : « Autocratie, orthodoxie, nationalité (ou ethnicité) ».
- Dans Considérations d’un apolitique, écrit pendant la Grande guerre, Mann rapproche l’Allemagne et la Russie, nations de la culture, face à la France et à l’Angleterre, nations de la civilisation.
- Jeu de mot de l’auteur sur Sonderweg, concept forgé par des historiens allemands pour désigner (et critiquer) la voie particulière de la modernité en Allemagne, antilibérale et conservant des traits féodaux.