Iryna Govoroukha est une écrivaine ukrainienne russophone de Kyïv. Depuis le début du conflit, elle est à l’écoute des récits de gens en temps de guerre qu’elle publie sur Facebook. Ensemble, ces récits forment une mosaïque saisissante, dont Desk Russie a déjà traduit une sélection. Cette chronique, l’une de ses dernières en date, évoque le contraste entre la vie jadis paisible à Bakhmout et la destruction totale de cette ville-martyr par l’envahisseur russe.

Bakhmout était une ville confortable et agréable à vivre. Teintée de couleurs naturelles : murs curcuma, végétation épinard. Et paisible aussi, ensoleillée, fleurant le tournesol. À l’entrée, une devise indiquant que la ville accueille tout ce qui est bon. Un peu plus loin, la rivière murmure et sinue entre ses berges luxuriantes. Des terres grasses. Des bandes cultivées découpées approximativement. Du vin qui pétille. Des buissons taillés. Des roses parmi lesquelles « paissent » trois ours hirsutes. Un éléphanteau, une girafe et un dinosaure. Un cosaque offrant du pain et du sel.

La ville était considérée à juste titre comme l’une des plus sympathiques de la région de Donetsk. Un endroit où il faisait bon vivre. Il y avait de la céramique, du verre, des tuiles et des métaux. Des moulins, des boulangeries, de l’albâtre, des clous, du verre. Des Ukrainiens, des Russes, des Bélarusses, des Arméniens, des Juifs et des Tziganes. Une foire. On buvait du café dans un estaminet fleuri au milieu de lisianthus et de roses délicates. On faisait des enfants et on les élevait. On s’intéressait à l’histoire locale.

Aujourd’hui, Bakhmout est un purgatoire. Bâtiments délabrés, rues éventrées, routes défoncées. Maisons aux fenêtres béantes telles des bouches suintant de sang. Toits effondrés. Arbres pareils à des restes de crayons à papier. Comme s’ils avaient été soumis à la question, avec un raffinement de torture. Un fatras de béton, d’arbres et d’effets personnels. Pas de soleil léger, de chants d’étourneaux, de rangs de pommes de terre. Pas de balançoires insouciantes, de bancs publics, de parterres de fleurs. Uniquement des explosions, comme des gifles, des coups de fouet. Meurtrissures sur meurtrissures. Partout, des salons, des cuisines d’été abandonnés. Des rêves, des desseins, des projets ajournés. Tout juste si l’on aperçoit encore, ici ou là, le bleu d’un portail et, ô miracle, la fleur toujours intacte d’une pulmonaire.

Des habitants de Bakhmout racontent :

« Notre fils s’est immédiatement enrôlé dans les rangs des FAU [Forces armées ukrainiennes, NDLR] et nous a emmenés, mon mari et moi, dans l’oblast de Tcherkassy. On pensait partir pour deux ou trois mois, nos affaires tenaient dans deux sacs. Juste avant cela, on avait fait de grosses réparations dans l’appartement, on s’était équipé à neuf, on se préparait pour la retraite. D’abord, le toit de la maison s’est effondré, ensuite, ça a été l’escalier (les voisins ont dû être évacués avec des sangles), et pour finir, l’incendie. Notre logement a été réduit en cendres. »

« La maison avait été offerte à mes parents pour leur mariage. C’est là que je suis née et que j’ai grandi. Ma mère et ma grand-mère paralysée s’y sont cachées jusqu’en février. Elles ont survécu grâce aux soldats ukrainiens. Ils étaient stationnés non loin de là et leur apportaient de la nourriture, des médicaments et de l’eau. Ma mère répète chaque jour que ce ne sont pas les biens matériels qu’elle regrette. Elle déplore la perte de nos meilleurs garçons. Nos maisons, on finira par les reconstruire, mais on ne fera pas revenir nos fils ukrainiens. »

« Dans un village près de Bakhmout, cinq personnes ont été tuées d’un coup début septembre. Les gens s’étaient rassemblés dans la cour pour se dire au revoir, et ce fut un adieu définitif. Parmi les tués se trouvait une femme que je connaissais bien, une mère de trois enfants. On a attendu une semaine avant d’annoncer sa mort à l’aînée des enfants, mais on n’a toujours rien dit au petit de quatre ans. »

« Peu de gens savent que Bakhmout possède son “mur des lamentations”. Pendant la Seconde Guerre mondiale, près de trois mille personnes ont été emmurées dans les galeries des mines d’albâtre. Certaines ont été enterrées vivantes, d’autres gazées. Elles sont mortes debout, dos contre dos. Le mur pleure encore. Les Rachysty [contraction de Russes et fascistes, NDLR] ont aménagé un champ de tir sur les lieux de cette tragédie. »

« J’ai trois enfants. On n’avait jamais pensé à partir avant qu’une roquette ne nous passe au-dessus de la tête et ne s’abatte sur une maison, rue Vassili Perchine. Je venais de mettre le linge dans la machine à laver, je suis sortie dans la cour et je me suis effondrée dans le parterre de fleurs. Aujourd’hui, nous vivons dans la région de Poltava. Nous ne lâcherons pas. On s’est réuni à plusieurs familles et on a ouvert un café, le Chafran. On prépare du khatchapouri, des soupes et de la solianka [plats géorgiens, russes et ukrainiens, NDLR]. J’avoue qu’avant Pâques, c’est particulièrement insupportable. Les tombes de nos familles se trouvent là-bas. Qui va s’en occuper ? »

« Ce jour-là, on a entendu une forte explosion à Bakhmout et ma fille de sept ans a eu très peur. Pendant plusieurs heures, elle n’a pas dit un mot. Ensuite, à cause du stress, elle est devenue asthmatique et on a dû quitter la ville. Quelques mois plus tard, j’ai découvert que j’étais enceinte. Il se trouve que mon premier enfant est né en 2014 et le second en 2023. Deux filles, deux enfants de la guerre. »

« On pensait partir pour une semaine ou deux, mais finalement, c’est pour toujours. On est revenu en août récupérer ce à quoi on tenait le plus : notre vieux chien confié à un voisin, quatorze pieds d’orchidées, des photos des enfants. Le chien s’est mis à dépérir dans son nouvel environnement et il est mort peu après. J’ai une collègue dont la mère n’a pas pu s’adapter. Elle avait travaillé toute sa vie dans une gare, elle a supporté assez bien le voyage (en train) mais à l’arrivée, elle est morte brutalement d’un arrêt cardiaque. C’est pour ça aussi que les personnes âgées restent à Bakhmout jusqu’au dernier moment. Elles sont comme ces vieux arbres qui, transplantés, ne prennent pas racine. »

« J’ai aidé à transporter une vieille femme. Sa fille et sa petite-fille avaient été tuées par un obus sous ses yeux. Elle se trouve maintenant à l’hôpital. Elle ne voit plus de raison de vivre. Elle prie pour que la prochaine balle l’atteigne. »

« Avant la guerre, j’avais tout : un logement (la maison avait plus de cent ans), une petite entreprise nommée La forêt de Sacha (je cultivais des pleurotes). J’élevais ma fille handicapée. Cela fait à peine un mois seulement qu’elle a cessé de se réfugier sous le lit quand elle entend le vrombissement d’un avion de ligne. Avant de partir (en avril de l’année dernière), j’ai rempli un seau d’eau chaude, j’ai réchauffé la terre et j’ai semé des œillets d’Inde. Les voisins ont dit qu’ils avaient fleuri. Je n’ai qu’une idée, rentrer. Le sens de ma vie est en Ukraine. »

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

Version originale

govoroukha

Iryna Govoroukha est une écrivaine, journaliste et blogueuse qui vit à Kyïv et écrit en russe. Auteure de six livres de fictions, elle entre dans la dizaine de blogueurs les plus populaires en Ukraine. Depuis le début de l’invasion russe, elle collecte des témoignages et en publie des extraits sur sa page Facebook.

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