Vladislav Sourkov : « l’esthète » de l’ombre

Grande experte de la Russie post-soviétique, l’historienne Cécile Vaissié propose à Desk Russie le premier volet de son feuilleton « Ils ont fait le poutinisme ». Quand des Ukrainiens disent que Poutine n’est pas seul à leur faire la guerre, car ce n’est pas lui, ou pas lui seulement, qui tue à Boutcha et bombarde Marioupol, ils n’ont pas entièrement tort. D’autres que Vladimir Poutine ont, avec lui, conçu et construit le poutinisme, et le font fonctionner. L’un d’eux est Vladislav Sourkov, et son rôle a été déterminant, tant dans la transformation du système politique russe que dans les débuts de la guerre contre l’Ukraine.

Concepteur de la politique post-moderne russe

Avant d’émigrer en Allemagne il y a plusieurs années, le sociologue russe Igor Eidman travaillait comme « polit-technologue » (spécialiste de communication politique), et il a rappelé en janvier 2020 que la politique russe avait connu deux phases sous Poutine : celle du jeu et celle du sang. La deuxième a commencé en 2014 lors de l’annexion illégale de la Crimée, même si le sang avait coulé dès 1999. Au cours de la première, l’économie russe semblait se développer à vive allure et des « polit-technologues » inventaient « toutes sortes de techniques de manipulations et de spectacles » pour obtenir la victoire de leurs candidats, se débarrasser des autres et détourner les électeurs de leurs problèmes : « Tout cela avait l’air d’un show relativement sans danger », dit-il. Mais, souligne Eidman, ces « polit-technologues » et leurs commanditaires de l’administration présidentielle ont participé, à partir de 1995, à la destruction de la démocratie qui existait en Russie entre 1990 et 19931.

Alors est venu le temps du sang.

Or, pour Igor Eidman, « Sourkov « l’esthète » » serait à l’origine de ces deux phases, celle du jeu et celle du sang. Cette affirmation doit être nuancée : Sourkov n’a pas initié la première phase, mais il l’a incontestablement supervisée et modelée à partir de 1999, quand il est devenu le numéro deux de l’administration présidentielle, et il a bien joué un rôle déterminant dans le passage du jeu au sang. Désigné dès 2005 par le Spiegel allemand comme le « principal stratège de Poutine » et le « deuxième homme le plus puissant de Russie », il a été, d’après le journaliste Joshua Yaffa, « l’architecte de la politique post-moderne », celle qui consiste à cultiver des apparences en rupture avec la réalité, à additionner et juxtaposer des éléments incompatibles, et à multiplier les coups tordus. Le tout, avec le plus grand cynisme et depuis les coulisses, car Sourkov est un homme de l’ombre.

Un observateur un peu distrait pourrait croire que Sourkov et ses équipes ont simplement remis en place des outils permettant de surveiller la société dans une logique autoritaire, voire semi-totalitaire : le contrôle des médias, des partis, de la justice, des mobilisations sociales ; l’embrigadement dans des organisations de jeunesse, etc. Mais il s’agissait aussi de vider les discours de leur sens, ou, plutôt, de multiplier des actions et des discours contradictoires, de façon à ce que leur sens disparaisse. Atomisée et désorientée, la société devenait alors incapable d’agir, d’autant qu’elle ne disposait pas de longues traditions de mobilisations sociales non organisées « d’en haut ». Un exemple de cette confusion sciemment semée ? Sourkov se pique d’écrire des romans « post-modernes », mais, dès 2002, il organisait des « happenings » pour détruire en public des romans « post-modernes », cette double démarche semblant être le sommet du post-modernisme poutinien.

L’enfant d’un couple russo-tchétchène

Né le 21 septembre 1964, Vladislav Sourkov s’appellerait, en fait, Aslambek Doudaïev : il a préféré au nom de son père, tchétchène, celui de sa mère, russe. De très nombreuses versions circulent sur son enfance, mystères et controverses se multipliant. Après le lycée, le jeune homme aurait fait son service militaire dans les troupes spéciales (spetsnaz) du GRU, et, deux ou trois décennies plus tard, beaucoup prétendront qu’il reste lié à ces services de renseignement militaire. Ce qui module un peu l’image d’« esthète » qu’il cultive, et/ou celle du GRU. Il a commencé en 1982 des études à l’Institut moscovite de l’acier et des alliages — comme le futur oligarque Mikhaïl Fridman et comme, dans la promotion précédente, le futur propagandiste Vladimir Soloviov : tous trois fréquentaient alors le même club d’anglais. Mais Vladislav Sourkov a rapidement bifurqué vers une faculté de mise en scène théâtrale, qu’il n’a pas terminée non plus.

Sans doute est-ce pendant ces études inachevées qu’il a commencé à travailler pour le futur oligarque Mikhaïl Khodorkovski : comme garde du corps, semble-t-il. Puis, en 1987, à vingt-trois ans, il a été nommé à la tête du département de la publicité dans la structure que dirigeait Khodorkovski et qui était encore rattachée au Komsomol (les Jeunesses communistes) d’un quartier de Moscou. Là, plusieurs remarques s’imposent. C’est le Komsomol qui, amorçant avec d’autres organisations officielles — KGB en tête — la reconversion économique et politique de l’URSS, a donné au début à Khodorkovski — comme à quelques autres — les moyens pour construire son immense fortune. De quinze mois plus jeune que celui-ci, Sourkov appartenait à la même génération et, à un niveau bien moindre de responsabilités, au même type d’équipe : celles auxquelles la transformation, puis la disparition de l’URSS, offriraient des possibilités de carrière, inaccessibles pour la plupart des Soviétiques. Sourkov occupera plusieurs postes de direction chez Khodorkovski, mais, devenu numéro deux de l’administration présidentielle, il supervisera la propagande étatique déchaînée contre l’oligarque, lorsque celui-ci sera arrêté, et — Vladimir Soloviov le notera en 2006 — ne s’exprimera jamais publiquement sur cette affaire.

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Sourkov s’exprime lors du 5ᵉ congrès du mouvement Nachi, le 15 avril 2010 // Domaine public

Sourkov a ainsi été, entre 1991 et 1996, l’un des cadres supérieurs et un spécialiste des relations publiques (RP) de la banque Ménatep créée par Khodorkovski, puis il a dirigé, entre 1996 et 1997, le département des relations publiques chez RosProm, une structure liée à Ioukos (le groupe de Khodorkovski). Après un passage rapide par la banque Alfa-bank — dont il connaissait le propriétaire, Mikhaïl Fridman —, il a été engagé en 1998 par l’oligarque Boris Bérézovski à la chaîne de télévision ORT comme adjoint du directeur général, chargé des RP. C’est surtout dans cette fonction que Sourkov — qui n’a donc pas participé directement à la campagne présidentielle de 1996 — a développé des contacts fréquents avec « le Kremlin ». En 1999, il est recruté par l’administration présidentielle dont il devient le numéro deux en août. Ce même mois, Vladimir Poutine est nommé premier ministre : la décision de faire de ce tchékiste inconnu le futur président russe a déjà été prise par les proches de Boris Eltsine.

Le tournant de 1999

Dans un bar d’une capitale non russe, mais jadis soviétique, l’un des experts ayant travaillé avec cette administration présidentielle me raconte ce milieu des « polit-technologues » et évoque constamment « le Kremlin ». Je lui demande de préciser : « C’est qui, « le Kremlin » ?». « L’administration présidentielle », répond-il. Créée en 1991, celle-ci est donc loin d’être une simple administration : des décisions essentielles y sont prises, des politiques y sont définies par les permanents, aidés par des « polit-technologues », puis elles sont validées par la présidence russe.

Sourkov s’y concentre d’abord sur la politique intérieure et il crée de toutes pièces un premier parti, Unité (Edinstvo), dont Sergueï Choïgou, l’actuel ministre de la Défense, est le chef, et qui est censé soutenir en tout le pouvoir. Ce parti fait un très bon score aux élections législatives de décembre 1999, et il est demandé à Eltsine de quitter sa fonction, pour que son premier ministre puisse le remplacer comme président par intérim et l’emporter plus facilement aux élections. L’administration présidentielle travaille à donner une image à Poutine.

Sourkov n’est alors connu que des spécialistes et, écrira la journaliste Éléna Trégoubova, il prétendait faire « partie de ce genre rare de bactéries qui meurent à la lumière ». Il se montrait toutefois brillant lorsqu’il se sentait apprécié, et avait énormément lu, ce qui n’était le cas de personne d’autre au Kremlin. Son livre préféré était Les Démons de Dostoïevski, et Trégoubova ironisera en 2003 : le petit groupe de révolutionnaires au cœur de ce roman semble « une parodie du cercle étroit actuel des « révolutionnaires » du Kremlin ». Sourkov interviendra même, en 2020, par le biais d’une vidéo, dans l’adaptation théâtrale des Démons par Constantin Bogomolov, et cette fascination pour ce roman — doublée par une incompréhension profonde, semble-t-il, de ce contre quoi celui-ci met en garde — est sans doute plus révélatrice que toute analyse de la psychologie de cet homme et de ses systèmes de références.

Sourkov a aussi voulu devenir écrivain, avant d’admettre ne pas être un génie dans ce domaine, et il est devenu « un esthète dans la vie », qui, écrira Trégoubova en 2003, se fait faire des costumes sur mesure et admet aimer « beaucoup » l’argent. Il s’étonne d’ailleurs que la jeune journaliste refuse d’écrire des articles sur commande politique : « Tu n’aimes pas te vendre ? ». À l’époque, ajoutera Trégoubova, il « refusait catégoriquement toute forme de tyrannie et de violence, d’un point de vue, bien sûr, esthétique », et jugeait « primitif » de forcer quelqu’un à faire quelque chose. Mais il détestait déjà les journalistes qu’il voyait comme des « provocateurs professionnels devant être isolés le plus loin possible de l’endroit où se prennent les décisions ». Si bien que Trégoubova décrira ce trentenaire apparemment timide comme un « killer ». En utilisant le mot anglais.

Vladimir Poutine est élu président le 26 mars 2000. Presque aussitôt, il se débarrasse de l’hymne national adopté par Eltsine, pour en revenir à la musique de l’hymne soviétique, accompagnée de paroles rédigées par Sergueï Mikhalkov, qui a déjà signé celles des hymnes de 1944 et de 1977 : un retour à des références soviétiques est ainsi affirmé. Mais Sergueï Mikhalkov a 87 ans et, selon des rumeurs, Sourkov serait le véritable auteur des nouvelles paroles de l’hymne russe. Il écrit aussi des chansons pour le groupe Agatha Christie.

L’ancien publicitaire met également sur pied un premier mouvement de jeunes qui, apparu en juillet 2000, atteint rapidement les 100 000 membres : une demande sociale existe. Ce mouvement — qui préfigure ceux d’aujourd’hui, très militarisés — s’appelle « Ceux qui marchent ensemble » (« Идущие вместе »), ce qui traduit — dans la lignée du parti Unité, mais aussi du discours soviétique — une volonté d’unité, qui ne va pas de soi dans un pays en fait extrêmement divisé. Il devient très connu en 2002, lorsque ses jeunes membres offrent des ouvrages « patriotiques » en échange des livres, décrétés néfastes, de Karl Marx ou du post-moderne Victor Pélévine. Quelques semaines plus tard, « ceux qui marchent ensemble » déchirent des romans de Vladimir Sorokine, écrivain contemporain de grand talent, et jettent ces débris dans une immense cuvette de toilettes, dressée devant le Bolchoï. La patte de Sourkov se devine : le sens du spectacle et des contradictions. Même si, à l’époque, cette action propulse — ou maintient — Sorokine à la première place des ventes.

Par ailleurs, l’administration présidentielle fait acheter des médias par des proches (notamment Gazprom), renforce son contrôle de l’information et intensifie ses manipulations. Le journaliste Peter Pomerantsev rappellera que, à partir d’une date non spécifiée, Sourkov rencontrait les dirigeants des chaînes de télévision une fois par semaine, dans son bureau, et leur communiquait ses instructions : qui attaquer, qui défendre, qui avait le droit de passer à la télévision et qui n’y était pas autorisé. Sourkov supervise aussi la création de nouveaux partis, censés donner une illusion de pluralisme et occuper le champ politique dont l’opposition est de plus en plus écartée. Ainsi, Russie unie remplace Unité à partir de décembre 2003, et le bloc nationaliste Rodina (« La Patrie ») est mis sur pied, avec l’aide active de Marat Guelman, déjà galeriste, mais encore polit-technologue. D’après l’universitaire Karen Dawisha, Sourkov avait déjà commencé à verser aux députés de la Douma 5 000 dollars par mois en plus de leur salaire : pour leur loyauté.

Le 25 octobre 2003, Mikhaïl Khodorkovski est arrêté. Ce jour-là, raconte le journaliste Mikhaïl Zygar, Andreï Illarionov, conseiller économique de Vladimir Poutine, croise Sourkov dans un couloir et lui lance : « Slava ! Que faire, maintenant ? Que vas-tu faire ? ». L’ancien cadre de Khodorkovski lui aurait répondu en souriant : « Tu sais, Andrioucha, il n’y a pas de limites à la souplesse humaine ». Depuis, Illarionov, Zygar et Khodorkovski ont émigré de Russie. Conscient du tournant pris, Alexandre Volochine, numéro un de l’administration présidentielle, démissionne le 30 octobre 2003. Il est remplacé par Dmitri Medvedev, proche de Poutine depuis l’époque de Léningrad, mais d’après Zygar, c’est Sourkov qui, « peu après, deviendra le principal idéologue du Kremlin ». Une redistribution des rôles s’opère ; les anciens proches de Eltsine vont être, pour la plupart, remplacés par des amis de Poutine.

Entre Beslan et la Révolution orange, le début du deuxième mandat de Vladimir Poutine

Fort de ses succès, Vladislav Sourkov est nommé, en mars 2004, adjoint de Vladimir Poutine, tout en restant le numéro deux de l’administration présidentielle. En août de cette année-là, il entre au conseil d’administration d’une entreprise pétrolière, Transnefteprodoukt, et prend rapidement la présidence de ce CA. Désormais, les frontières se brouillent entre le pouvoir exécutif, les fonctionnaires de celui-ci et les très grandes entreprises. Ce qui va permettre bien des enrichissements.

Le 1er septembre 2004, des terroristes caucasiens organisent une prise d’otages dans une école de Beslan. Les forces de l’ordre interviennent deux jours plus tard, et 333 personnes sont tuées, dont une majorité d’enfants. L’émotion est immense, et Vladimir Poutine en profite pour évoquer des « ennemis extérieurs », accroître son contrôle sur les gouverneurs et les présidents locaux, et rendre l’accès à la Douma plus difficile pour les petits partis. En outre, une interview de Vladislav Sourkov est publiée le 29 septembre par la Komsomolskaïa Pravda, journal populaire, peu estimé par les intellectuels, mais très lu. Sourkov y explique que certains décideurs occidentaux cherchent à « détruire » la Russie et à « remplir son immense espace par d’innombrables formations, quasi-étatiques et incapables d’agir ». Désigne-t-il ainsi les organisations non-gouvernementales (ONG) contre lesquelles les attaques seront relancées quelques mois plus tard, ou les gouvernements qui gèrent l’«immense espace », non de la Russie, mais de l’ex-URSS ? En tout cas, il amalgame les unes et les autres aux ennemis de la Russie et aux terroristes, tandis que la peur de l’étranger est utilisée comme une force censée unir la société.

Sourkov prétend aussi que l’ennemi extérieur s’appuie sur des soutiens intérieurs et, en premier lieu dans le Caucase, sur des « tueurs d’enfants et des kidnappeurs ». Mais il désigne aussi d’autres ennemis : une « cinquième colonne de radicaux de droite et de gauche » — les membres du Parti national-bolchevik créé par l’écrivain Édouard Limonov, et certains du parti libéral et démocratique Iabloko. L’opposition politique est ainsi assimilée aux soutiens du terrorisme, ces propos reposant sur des concepts et des procédés implantés dans les consciences au moins depuis la période soviétique. Sur des menaces aussi. Ainsi, Sourkov invitera ou convoquera dans son bureau des députés de Russie unie, dont certains, notera le journaliste Valéri Paniouchkine, votaient encore parfois contre des lois proposées par le Kremlin. Il leur interdira d’exprimer la moindre opinion personnelle : « Les décisions se prennent sans vous. Et que ceux qui ne comprennent pas regardent l’affaire Ioukos. » Ces députés plieront.

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Portraits de Sourkov et Poutine à l’exposition de Loussiné Djanian à Moscou, 2013 // Courtesy photo

D’autant que la première Révolution orange explose en Ukraine en décembre 2004, et Sourkov aurait alors convaincu Poutine de la nécessité de lutter contre « le danger orange », en Russie et dans les pays voisins. Il analyse, avec ses collaborateurs, les participants des événements ukrainiens, de façon à pouvoir « travailler » avec leurs équivalents russes : les milieux de la culture, les médias déjà très contrôlés, les jeunes et les ONG. Il organise ainsi, en avril 2005, une réunion secrète avec les plus célèbres musiciens de rock de Russie — « pour les recruter », écrira Mikhaïl Zygar, en utilisant le verbe désignant des recrutements par les services secrets. Une opération visant à séduire, contrôler et instrumentaliser les gens de culture a commencé. Sourkov rencontre aussi des hommes d’affaires russes le 17 mai 2005 et ne leur cache pas son hostilité pour la révolution ukrainienne qui, d’après lui, a été supervisée par des Occidentaux. Associant les révolutions de couleur à « l’activité des institutions humanitaires », il développe un amalgame entre celles-ci et les espions étrangers. Cela ne traîne pas : dès le printemps 2005, l’association Memorial fait l’objet d’un contrôle fiscal ; elle sera fermée par la justice en décembre 2021, juste avant l’attaque de l’Ukraine par la Russie. Les dernières associations humanitaires russes disparaîtront en 2022, tandis que Sourkov se terrera, pour ne pas être dévoré à son tour par les monstres qu’il aura contribué à créer.

En cette année 2005, il lance un autre mouvement de jeunesse pro-Kremlin, les Nachi (« Les Nôtres »), dans le prolongement de « Ceux qui marchent ensemble » et avec le même chef, Vassili Iakémenko. Le nom de ce mouvement évoque l’unité souhaitée et sous-entend que, face aux « Nôtres », il y a « les Autres », c’est-à-dire l’ennemi. Il s’agit de pouvoir, le cas échéant, opposer ces Nachi à d’autres jeunes qui manifesteraient pour exiger des changements. Iakémenko est clair : « Tant que j’existe en Russie, les « oranges » ne viendront pas au pouvoir. Et je ne m’apprête en aucun cas à quitter le pays. » En 2012, il s’avèrera toutefois que Iakémenko s’est acheté une maison en Bavière pour 16 millions d’euros. Ces Nachi harcèlent l’opposition, incitent les Russes à voter pour le clan Poutine, et mènent des actions dans lesquelles le Kremlin ne souhaite pas apparaître : par exemple, lancer des œufs sur la façade de l’ambassade géorgienne à Moscou en pleine crise des relations russo-géorgiennes, harceler l’ambassadeur britannique après l’empoisonnement d’Alexandre Litvinenko ou faire le siège de l’ambassade estonienne lorsqu’un conflit mémoriel éclate entre la Russie et l’Estonie. Finançant très généreusement les Nachi, l’État russe leur fait miroiter de superbes carrières, et les plus hautes personnalités de l’État, dont Vladimir Poutine, Dmitri Medvedev et Vladislav Sourkov, interviendront plusieurs fois lors du camp organisé par ce mouvement chaque année près du lac Séliguer.

Contrôler toujours plus le champ politique

Par ailleurs, la justice est de nouveau aux ordres, et Sourkov fait semblant de s’en plaindre en 2005 : « Mais que faire d’eux si, par nature, ils sont dépendants. Si les gens y sont achetables ou craignent les coups de fil des chefs. Que conseillez-vous de faire d’eux ? Et qui résistera à la tentation de les soumettre à son pouvoir ? ». Pas lui, en tout cas. Quant aux médias, ils sont sous contrôle, si bien qu’en 2006, Igor Iakovenko, secrétaire général de l’Union des journalistes, déclare que les cinq télévisions fédérales n’informent pas les spectateurs des événements réels, mais offrent un mélange de « propagande et show-business ». La patte de Sourkov.

L’ancien publicitaire invente en 2006 la notion de « démocratie souveraine » pour définir le régime poutinien : la démocratie ne saurait être plus importante que la souveraineté, et il justifie ainsi les disparitions de certaines libertés. Que Dmitri Medvedev déclare ne pas aimer ce terme participe du « théâtre » que la politique russe est devenue, selon la sociologue Olga Krychtanovskaïa : chaque acteur récite les formules qu’un autre a écrites et qui lui ont été attribuées, tandis qu’est « créée l’impression qu’une sorte de débat existe entre Sourkov et Medvedev ».

Dans cette même logique, Sourkov fonde de nouveaux partis avant les législatives de décembre 2007 : Russie juste, et Force civique. Il s’agit toujours d’ériger une opposition factice, pour récupérer les voix disponibles et occuper le terrain. Ces partis démontrent que le « système Poutine » ne s’appuie pas sur des idées, ni des idéologies : ce qui compte, c’est l’allégeance au chef. Et même Vladimir Soloviov — qui n’est pas encore un propagandiste déchaîné, mais n’a rien d’un opposant — constate dans un livre publié en 2007 : « Tous comprennent que, dans notre pays, n’importe quel nouveau parti politique est créé dans l’un des bureaux du Kremlin ». Peu après, toujours sous l’impulsion de Sourkov, Force civique, SPS et le Parti démocratique annoncent se dissoudre pour créer Juste cause (Pravoe delo) qui sera lui aussi supervisé par l’administration présidentielle et permet à celle-ci de se débarrasser d’un parti jusque-là indépendant : SPS.

Sourkov organise aussi des campagnes de discréditation contre des personnalités de l’opposition et intervient dans les nominations de gouverneurs. Il serait peut-être allé plus loin encore. En 2014, des néo-nazis de l’organisation BORN, déjà condamnés en 2009 pour avoir tué des antifascistes, affirmeront à un tribunal que l’administration présidentielle se trouve derrière la création de BORN. Et ils citeront le nom de Sourkov avec lequel le créateur de BORN aurait eu un lien assez direct. Faut-il y croire ? C’est en tout cas une histoire analogue que raconte Zakhar Prilépine dans son roman San’kia. De façon très similaire, soulignera Peter Pomerantsev, Sourkov crée d’un côté des ONG censées défendre les droits de l’Homme, et de l’autre, soutient des mouvements nationalistes qui accusent ces ONG d’être des outils de l’Occident. D’un côté, il sponsorise des festivals montrant des artistes provocateurs, et de l’autre, il encourage les fondamentalistes orthodoxes qui attaquent des expositions audacieuses. Comme l’expliquera le journaliste, le Kremlin veut « posséder toutes les formes de discours politique, ne pas laisser le moindre mouvement indépendant se développer hors de ses murs ». Il répand ainsi l’idée que tout se vaut et est manipulé.

Le mandat de Medvedev (2008-2012)

Quand Dmitri Medvedev devient président de la Russie en 2008, il nomme de nouveau Sourkov numéro deux de l’administration présidentielle, puis le charge des innovations, et lui donne carte blanche pour la politique intérieure. Sourkov accentue alors sa politique de séduction en direction des artistes et des personnalités de la culture. Il s’agit de leur faire exprimer un soutien public aux dirigeants russes et de donner ainsi à la Russie une image positive et créative. Cette forme de soft power correspond aux goûts de l’ancien publicitaire : celui-ci s’intéresse au théâtre expérimental, se rend régulièrement en avion à Salzbourg pour y voir un opéra, et affiche dans son bureau, à côté des photographies de Poutine et de Medvedev, de Che Guevara, Obama et Bismarck, celles de John Lennon, Jose Luis Borges et du poète Joseph Brodsky.

Ainsi, lorsque le congrès de Russie unie se tient en avril 2008, plusieurs personnalités de la culture sont présentes, y compris le metteur en scène Kirill Serebrennikov que l’Occident percevra par la suite comme un « dissident », et le galeriste et polit-technologue Marat Guelman qui a depuis émigré au Monténégro. La tentation est palpable : se rapprocher du pouvoir en pensant pouvoir se servir de lui, y compris à des fins créatrices. Comme si le XXe siècle soviétique, et pas que soviétique, n’avait pas déjà amplement démontré ce qu’impliquaient de tels rapprochements. Ce mandat de Medvedev à la présidence sera donc celui où, grâce à l’argent de l’État, de certaines municipalités et de quelques oligarques, la Russie donnera l’impression d’encourager la création d’avant-garde, en particulier au théâtre et dans les arts graphiques. Mais sous le contrôle de l’administration présidentielle.

Le roman que Sourkov publie pendant l’été 2009 donne d’ailleurs un aperçu de la complexité des élites dirigeantes. Intitulé Okolonolia (gangsta fiction)Proche de zéro (gangsta fiction) —, il paraît dans un numéro spécial de la revue Pionnier russe dont le rédacteur en chef est Andreï Kolesnikov : le journaliste qui, avec deux autres, a été chargé en 2000 de rédiger le livre par lequel le candidat Poutine, inconnu de tous, se présentait aux Russes comme il le souhaitait. Okolonolia est attribué à « Nathan Doubovitski » — la femme de Sourkov s’appelle Natalia Doubovitskaïa… —, et le journal Vedomosti déclare que ce roman a vraisemblablement été écrit par Vladislav Sourkov, une hypothèse confirmée peu après par l’homme de lettres Victor Eroféïev. Le secret n’en est plus un, mais ce masque identitaire fait aussi partie de la carrière du texte. D’autant que Sourkov ne confirme ni ne nie rien.

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Vladislav Sourkov et Dimitri Medvedev en décembre 2011 // kremlin.ru

Obscur et prétentieux, ce roman tourne autour des questions d’identités authentiques ou usurpées, des rapports entre réalités et apparences, et il raconte des escroqueries et des meurtres sur fond de flots d’argent. Les élites russes y sont montrées comme corrompues, mais une image encore plus détestable est donnée des libéraux — ceux attachés aux libertés et aux droits. Le cynisme règne en maître, et le titre semble un clin d’œil à Less than zero (Moins que zéro), le premier roman de Bret Easton Ellis, dont semblent aussi venir à la fois la description des riches et célèbres (mais « à la russe ») et une histoire de « snuff-movie ». L’« éminence grise » du Kremlin rédige donc de la « gangsta fiction » — écrit en caractères latins dans le titre —, la publie dans une revue au titre très soviétique et s’inspire de la littérature américaine pour un roman où — dans la lignée de thématiques soviétiques — les gens ne sont pas ce qu’ils ont l’air d’être.

Ce roman est mis en scène par Kirill Serebrennikov, l’idole théâtrale du Moscou libéral. Un rapprochement très public s’affiche ainsi entre deux mondes, le Kremlin et l’art, et la première, le 15 janvier 2011, est entourée de ce glamour tape-à-l’œil qui caractérise alors les cercles de pouvoir russes. Dix ans plus tard, Serebrennikov émigrera, et sa plus proche assistante prétend désormais qu’il ne savait pas que Proche de zéro avait été écrit par Sourkov. C’est impossible : dès 2010 au moins, tout le monde en parlait à Moscou.

L’engrenage vers « l’époque du sang »

Le remplacement de Medvedev par Poutine à la présidence russe est annoncé en septembre 2011, lors d’un congrès de Russie unie. Trois mois plus tard, Sourkov quitte l’administration présidentielle, et l’une des raisons de son départ serait que ses Nachi n’ont pas empêché les manifestations contre le retour de Poutine. Jonglant avec les paradoxes, Sourkov a même proclamé que ces manifestants étaient « la meilleure partie » de la société russe. L’ancien publicitaire n’est toutefois pas exclu des cercles dirigeants : il est nommé vice-premier ministre de Russie le 27 décembre 2011 et, après la réélection de Poutine, prend aussi la tête de l’appareil gouvernemental. Comme si le système ne pouvait (encore) se passer de ses savoir-faire, et même si Vladimir Poutine se tourne désormais vers une idéologie conservatrice, qui prône les valeurs familiales, et non plus l’art d’avant-garde.

Est-ce dans le cadre de luttes de palais ? Des rumeurs de détournements de fonds circulent autour de Skolkovo qui se voulait une Silicone Valley à la russe. Or Sourkov a supervisé ce projet. Une enquête est ouverte et, en mai 2013, il doit quitter son poste de vice-premier ministre. L’époque du « jeu » est presque terminée.

L’ancien publicitaire est nommé, le 20 septembre 2013, conseiller de Vladimir Poutine pour les questions du développement socio-économique de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, deux territoires géorgiens dont l’indépendance auto-proclamée n’est pas reconnue par la majorité de la communauté internationale. Ce poste est « plutôt modeste », confirmera Igor Eidman, mais, ajoutera celui-ci, Sourkov étend très vite ses fonctions à l’Ukraine. L’attaque de la Crimée aura lieu en février 2014 et, en novembre 2015, Alexandre Zakhartchenko, chef de la « République populaire de Donetsk », remerciera l’ancien publicitaire pour l’aide apportée « dès les premières minutes » du conflit armé. Alors que l’annexion illégale de la Crimée est en cours et que les troubles, initiés par la Russie, ont déjà commencé au Donbass, la revue Pionnier russe annonce sur son site que « l’écrivain Nathan Doubovitski » a écrit un récit intitulé Sans le ciel : « Un récit sur la cinquième guerre mondiale, la première guerre non-linéaire, où tous luttent contre tous ». Cette guerre est censée avoir eu lieu trente ans plus tôt et a laissé des traumatismes énormes aux survivants qui préparent désormais une émeute contre les gens plus complexes qu’eux-mêmes. Sans doute ce jeu amuse-t-il Sourkov : ses textes littéraires refléteraient, mais aussi annonceraient les changements à venir ; il créerait, à sa façon, la nouvelle réalité russe et celle de ses anciens compatriotes soviétiques, comme il a créé des partis, des slogans et des mouvements de jeunesse.

Il a néanmoins de la concurrence sur le terrain ukrainien où ses hommes côtoient ceux de l’oligarque Konstantin Maloféïev. Des ambitions et des cupidités s’affrontent, des conflits de personnes et d’influences se révèlent, tandis que Poutine joue les arbitres. Et c’est Sourkov qui, sourire aux lèvres, représente la Russie dans le groupe des Quatre sur les accords de Minsk, puis dirige la délégation russe négociant avec l’administration américaine pour soi-disant tenter de régler le conflit armé en Ukraine. Il doit toutefois quitter son poste de conseiller du président le 18 février 2020 — et aucune explication claire n’a été donnée à ce départ. Sa carrière politique semble terminée, et des sanctions sont censées l’empêcher de voyager en Occident, y compris pour y assister à des opéras. Vladislav Sourkov n’est donc plus aux commandes, même en coulisses, lorsque la Russie attaque l’Ukraine au matin du 24 février 2022.

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Sourkov lors d’un événement littéraire organisé par Pionnier russe, en juin 2021 // La page Facebook de Pionnier russe

Conclusion

Une rumeur a couru sur l’Internet russophone le 11 avril 2022 : Vladislav Sourkov aurait été interpellé, assigné à domicile, voire, selon certains, emprisonné. Il ne sera plus vu où que ce soit pendant des mois. Interrogés à ce sujet en septembre, des journalistes russes ont éclaté de rire : il n’aurait pas été mis aux arrêts, mais ne sortirait plus de chez lui, car il serait menacé par des Tchétchènes de Kadyrov. Personne ne s’est demandé pourquoi des Tchétchènes lui en voudraient, et, si ce genre de questions ne se pose plus, c’est aussi le résultat du travail mené pendant deux décennies par Monsieur Sourkov pour brouiller les rapports entre causes et conséquences. L’ancien conseiller réapparaîtra en février 2023 : il déclare dans une interview que, lorsqu’il négociait les accords de Minsk, il ne partait pas du principe que ceux-ci seraient respectés. Au temps pour les partisans du Kremlin qui, en Occident, assurent la bonne foi du Kremlin dans cette affaire !

Le journaliste Peter Pomerantsev a signalé dès 2014 que, lorsqu’il travaillait pour la télévision russe, il rencontrait sans cesse des gens qui semblaient « complètement européens », mais produisaient la propagande convenant au pouvoir. Ils expliquaient n’avoir jamais cru au communisme, avoir connu la démocratie, un État mafieux et une oligarchie, et avoir réalisé que tout cela n’était qu’illusions : « Tout est RP », et cette phrase revenait constamment chez ces collègues qui se percevaient comme à la fois cyniques et éclairés, et ne comprenaient pas que l’on puisse se battre pour des idées. Les objectifs de Sourkov étaient atteints, et ils ont sapé de l’intérieur une société russe déjà fragile, ce qui explique en partie la crédulité, le désarroi et la passivité qui s’y constatent. Certains de ces cyniques sont aujourd’hui émigrés. Ou morts. Mais la guerre contre l’Ukraine fait rage.

La suite au prochain numéro…

À lire également: « L’État long de Poutine », Le Grand Continent

vaissie

Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).

Notes

  1. EIDMAN Igor, Das System Putin. Wohin steuert das neue russische Reich?, München, Ludwig, 2016, p.65.

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