Une Britannique raconte les difficultés pour les Ukrainiens de s’intégrer dans un nouvel environnement en Europe. Ce sont les personnes âgées qui trinquent le plus, ne connaissant pas les langues étrangères. La guerre a détruit leur existence, leur maison, leur environnement, leur ville. Que vont-ils devenir si la guerre continue ?
Il me semble qu’après ce que j’ai vu et entendu, j’aurais bien besoin d’une bouteille de vin pour me remettre. La scène se passe à Cambridge. Je suis interprète lors d’un événement destiné à aider les réfugiés à trouver des emplois. Les jeunes Ukrainiens n’ont pas besoin de moi, ils sont parfaitement autonomes pour entrer en contact avec des employeurs potentiels et trouver du travail dans toutes sortes de secteurs : dans l’administration des universités, les entreprises de construction, les fondations caritatives, la bibliothèque universitaire de Cambridge, le jardin botanique, le système de santé britannique (c’est là que la file d’attente est la plus longue), etc.
Ce sont d’autres personnes qui ont besoin de moi. Ils sont nombreux. Ils errent, confus, parmi les stands. D’un regard trouble, ils parcourent des yeux les panneaux des employeurs auxquels ils ne comprennent rien. Mais une seule chose les inquiète, une seule question les préoccupe, une question à laquelle personne ne pourra répondre ici. Inutile de la poser.
Je discute en russe avec un homme qui boite un peu, âgé de 70 à 75 ans, très beau. On pourrait se dire que c’est un diplomate retraité. Appelons-le Andriï.
« Est-ce que vous pourriez traduire ce que je veux leur dire ? Chez moi, à Boutcha (je frémis en entendant cela), j’avais une petite chênaie sur mon terrain. J’ai fait pousser moi-même chaque jeune arbre à partir d’un gland. Je me disais : peu importe que je ne vive pas assez longtemps pour voir ces arbres dans la force de l’âge. L’essentiel pour un jardinier, c’est ce qui reste après vous. Sinon, il n’y a aucune raison de faire ce métier. Et maintenant… » Il fait un signe de la main : « Il ne restera plus rien. Liouda, montre-leur la photo ! » Il parle ensuite en ukrainien : « Je suis paysagiste, biologiste, j’avais ma propre entreprise, avec mon fils… C’est pour cela que je suis venu ici, je me suis dit que peut-être je pourrais me faire embaucher comme jardinier quelque part… »
Son épouse, une très belle femme, est également dans sa huitième décennie :
« Vous voyez, c’est notre anniversaire de mariage le 12 février, alors nous avons décidé d’aller à Londres… Nous en avions rêvé toute notre vie. Nous sommes venus en touristes, pour trois semaines. Nous avons laissé les clés aux voisins, comme d’habitude. Ils sont en Pologne maintenant, ils nous ont envoyé une photo… Regardez ! C’est tout ce qui reste de notre maison… Mais je ne me plains pas. Cela pourrait être pire. Nous sommes hébergés par le vicaire local. Un homme merveilleux ! Ce serait ingrat de se plaindre, mais nous ne sommes tout de même pas chez nous. Nous sommes chez quelqu’un d’autre, vous comprenez. Ici, tout est différent de chez nous. Et nous ne connaissons pas la langue. Lorsqu’on entend les gens parler autour de nous, pour nous ce ne sont pas des mots, mais des bruits… Dans six mois, il faudra qu’on pense à ce que nous ferons après, où nous irons… »
Ce sont des gens réservés. Ils parlent de leur maison, de leur jardin, de leurs plantations de jeunes arbres, de leur étang plein de carpes et de leur petit pont qui est « comme dans un tableau de Monet », comme si TOUT CELA EXISTAIT ENCORE…
Je me sens mal, je viens de voir cette terrible photo.
Au stand du jardin botanique comme à celui des paysagistes de l’université, on les écoute poliment pour finir par leur dire : « Non, on n’a rien pour vous, désolé, désolé ».
Andriï et Lioudmila se relèvent avec difficulté. La chaise qu’Andriï vient de libérer est immédiatement occupée par une belle jeune femme brune originaire de Kharkiv, qui s’exprime très bien en anglais.
Les représentants de Ground Maintenance Ltd sourient avec soulagement, puis lui tendent un formulaire à remplir.
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Une femme maigre et nerveuse âgée d’environ soixante-cinq ans, en tenue de sport, se promène de stand en stand, le visage sombre. Nous l’appellerons Klara.
« Puis-je vous aider ?
— M’aider ? dit-elle en faisant un geste triste de la main. Si seulement vous pouviez m’apprendre l’anglais en un jour ! Mais peut-être y a-t-il tout de même quelques emplois pour des gens comme moi, dans des hôtels par exemple, dans des restaurants… Je ne sais vraiment pas du tout parler anglais… Pas un mot. »
Elle était économiste pour le gouvernement ukrainien. Quand elle a pris sa retraite, elle s’est installée dans la région de Kherson. Elle a eu la chance de pouvoir s’échapper par la Pologne. Son fils unique combat dans l’armée ukrainienne.
Maintenant, elle est installée dans un village non loin de Cambridge. Pour venir ici, elle a pris son vélo et a parcouru 20 kilomètres.
« J’ai fait du ski toute ma vie, alors, au moins, je suis encore en assez bonne santé pour faire un travail physique. Dites-lui que je ferai n’importe quel travail. L’argent que le gouvernement distribue n’est pas suffisant. Tout coûte très cher ici. Et les gens qui m’hébergent commencent à trouver mon séjour un peu long. Je les comprends. Il faut que je cherche un autre endroit où aller. »
Dans ses yeux, on voit défiler toujours cette même question silencieuse, une question sans réponse. Mais elle ajoute rapidement :
« Je ne me plains pas, ce serait immoral de se plaindre. J’ai même honte par rapport à ceux qui sont restés là-bas, sous les bombes… J’ai honte de tout. Je vis dans un endroit si beau, je prends des cours… Mon fils m’a appelée ce matin : un vrai bonheur ! »
Elle a de la chance. Une chaîne locale d’hôtels bon marché lui propose de remplir un formulaire de candidature pour un emploi de femme de ménage. L’hôtel est encore plus éloigné de son domicile. La journée de travail commence à six heures du matin.
« Aucun problème, dites-leur que j’ai un vélo… »
Elle sourit et mime pour son interlocutrice britannique le fait de prendre le vélo. Puis elle ajoute, seulement pour moi :
« Je l’ai acheté dès le premier versement que j’ai reçu, pour ne dépendre de personne. »
La représentante de l’hôtel, une Anglaise un peu ronde et d’âge moyen, aux cheveux incolores et au visage pâle, nous regarde et dit en anglais à voix basse, comme si elle s’adressait non pas à moi, mais à l’univers :
« Mon Dieu, quelle tragédie ! »
J’aide Klara à remplir le formulaire. Elle s’en va et je passe à un autre stand.
Ensuite, je n’y tiens plus et je retourne voir la représentante compatissante de l’hôtel.
Une jeune femme est déjà assise sur la chaise en face d’elle, accompagnée d’une fillette d’environ six ans coiffée d’un bonnet rose. Des crayons sont posés sur la table en guise de cadeaux pour les enfants.
« Maman, je peux en avoir un ? », demande en ukrainien la petite fille.
L’Anglaise comprend sans traduction :
« Bien sûr, bien sûr ! C’est pour toi, ma chérie. Et prends aussi ce porte-clés, c’est aussi un cadeau. »
Ravie, la petite fille saisit les crayons et le porte-clefs.
Alors, je dis à la représentante de l’hôtel en anglais :
« Pardonnez-moi, mais ce n’est pas seulement une tragédie, c’est un crime et nous savons toutes les deux qui l’a commis. »
La représentante de l’hôtel approuve en hochant tristement la tête.
Et je vais vers d’autres personnes qui errent dans la salle avec une seule question dans les yeux, une question à laquelle personne ne peut répondre. Je m’approche de gens dont la vie a été détruite, qu’on a privés de l’essentiel, des fondations de leur existence…
Il y en a beaucoup ici.
NB : Je craignais qu’on refuse de me parler en russe, qu’on exige un interprète ukrainien. J’étais intérieurement prête à cela. Mais cela ne m’est jamais arrivé. J’ai décidé qu’il était temps pour moi d’apprendre l’ukrainien. Il est grand temps.
NB 2 : J’ai posé quelques questions à un psychologue spécialiste des situations de crise, et qui est engagé dans le suivi des réfugiés. Je lui ai demandé quel était le principal facteur de stress pour eux. Il m’a répondu que, d’après son expérience, après être passés du danger à la sécurité, les réfugiés ressentaient de manière aigüe l’incertitude totale concernant leur avenir, et que c’est cela qui les ébranlait le plus : le sentiment d’être en suspens, dans des « limbes ». Le stress le plus grave est causé par l’impossibilité totale de faire des projets, surtout dans un âge mûr, et la « culpabilité du survivant ». Les gens ne peuvent pas vivre sans avoir une certaine idée de leur avenir, sans prévoir ne serait-ce que les six prochains mois. Mais de cela, ils sont privés. Beaucoup éprouvent un douloureux sentiment de culpabilité du fait qu’ils se trouvent en sécurité et dans de bonnes conditions matérielles, par rapport à ceux qui sont restés.
Et tous ceux à qui j’ai parlé et que j’ai essayé d’aider n’ont qu’un seul rêve.
La maison. Ils rêvent de leur maison. Ils rêvent de rentrer.
Traduit du russe par Clarisse Brossard
Carina Cockrell-Ferre est une écrivaine et blogueuse. Née en Russie, elle a passé son adolescence en Géorgie. Diplômée de lettres, elle a enseigné en Arménie. En 1991, elle s’installe en Angleterre où elle travaille d'abord comme traductrice et enseignante, puis publie des livres en Russie.