Mikhaïl Kriguer, un admirable courage

Membre du mouvement Solidarité, le moscovite Mikhaïl Kriguer, 63 ans, a régulièrement participé à des manifestations pacifiques. Il a été arrêté en novembre dernier pour « apologie du terrorisme ». En janvier, Kriguer s’est vu ajouter un autre chef d’accusation, celui de « l’incitation à la haine ou à l’hostilité avec menace de violence via des réseaux sociaux ». Un tribunal de Moscou vient de condamner l’activiste à sept ans de prison. Desk Russie publie des informations sur le procès, préparées par Maria Efimova, et la dernière déclaration de Kriguer.

M. Kriguer a été condamné à cause de ses messages sur Facebook où il disait rêver que Vladimir Poutine soit exécuté et affirmait qu’il détestait le FSB. Dans l’un de ces messages, il a qualifié de héros Mikhaïl Jlobitski, un anarchiste de 17 ans qui avait perpétré un attentat suicide contre le siège du FSB à Arkhangelsk en 2018.

Kriguer lui-même n’a eu recours qu’à des moyens de protestation non violents — il est dans le militantisme depuis plus de 30 ans. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, il est descendu dans les rues pour protester et a participé aux opérations de transfert de déplacés ukrainiens vers l’Europe — jusqu’à son arrestation en novembre 2022.

Mikhaïl est originaire de Dnipro, où il a de la famille. Sergeï Tsoukassov, un ancien député du district municipal d’Ostankino à Moscou qui a rencontré Kriguer dans un centre de détention spécial au début de la guerre, a raconté à DR que pendant ses appels téléphoniques à sa famille, il demandait des nouvelles de ses proches en Ukraine. « Ayant appris que les membres de sa famille en Ukraine se réfugiaient dans des sous-sols, il a tremblé de colère », a déclaré M. Tsoukassov.

Opérateur de pelleteuse de profession, Kriguer a participé dans les années 1980 à la construction du chemin de fer Baïkal-Amour. C’est là qu’il a rencontré sa femme Vera, et lorsqu’ils sont arrivés à Moscou, ils se sont tous deux entièrement consacrés au mouvement démocratique naissant. Mikhaïl est devenu un élu municipal, et Vera faisait partie de l’équipe électorale de Boris Eltsine. Pendant le putsch de 1991, Vera et Mikhaïl étaient parmi les défenseurs du parlement (la Maison blanche). Tous deux ont activement protesté contre les deux guerres de Tchétchénie. Vera est décédée en 2002.

La petite entreprise de Mikhaïl était spécialisée dans des travaux de terrassement. Lorsqu’il a réussi à se désendetter, les bénéfices ont été principalement consacrés à des œuvres caritatives et à l’activisme politique : aide aux orphelins, aux sans-abri et aux réfugiés, organisation de piquets et de rassemblements anti-guerre et anti-Poutine. Pendant des années, Kriguer a collecté des fonds pour les prisonniers politiques. Lorsqu’il était arrêté par des policiers lors de manifestations, il essayait de leur faire entendre raison. Il s’occupait affectueusement de ses camarades — avec sa voiture, il venait les chercher dans des centres de détention, parfois jusque tard dans la nuit, pour les ramener chez eux, et il apportait de la nourriture et de l’eau aux postes de police pour les détenus.

Les camarades de Kriguer, dont beaucoup sont aujourd’hui en exil, parlent de lui avec beaucoup de chaleur et de gratitude comme d’un homme d’une générosité, d’une ténacité et d’un dévouement extraordinaires.

Mikhaïl ne pensait pas à l’émigration, bien qu’il ait conseillé à sa fille et à sa famille de quitter la Russie. « Pour lui, partir, c’était peut-être faire preuve d’une certaine forme de lâcheté. Navalny ne s’est pas défilé, Iachine non plus, Gorinov [député municipal de Moscou, condamné lui aussi à sept ans de prison, NDLR] n’est pas parti, et un tas d’autres personnes moins connues », nous a confié Ekaterina Andreïeva, la fille de Mikhaïl. « Papa n’a jamais été un lâche, il est toujours allé de l’avant et s’est toujours exprimé comme il l’entendait ».

Au tribunal, Kriguer a chanté à tue-tête des chansons ukrainiennes, dont la célèbre Tchervona Kalyna, devenue un symbole de la résistance.

La dernière déclaration de Mikhaïl Kriguer

Distingués membres du tribunal,

On m’accuse d’avoir publié deux messages sur Facebook qui, au moment de mon arrestation, avaient été écrits deux ans auparavant. J’en conclus que ces posts ne sont qu’un prétexte. Je suis poursuivi d’abord pour ma position contre la guerre et maintenant pour ma prise de position ouvertement pro-ukrainienne, que non seulement je ne cache pas, mais que je m’efforce d’afficher aussi largement que possible et à chaque occasion. Je considère cette guerre comme un rare exemple de conflit dans lequel la vérité se trouve à cent pour cent d’un côté. Et ce côté, c’est l’Ukraine.

Essayant tant bien que mal de laver la honte fratricide dont notre pays s’est couvert, j’ai aidé des réfugiés ukrainiens et exprimé de toutes les manières possibles sur les réseaux sociaux mon sincère espoir de Peremoha1. J’étais et je demeure convaincu que si les Russes finissent eux aussi par rencontrer la liberté, ce sera seulement grâce à la victoire ukrainienne. Tout comme le Japon et l’Allemagne ont retrouvé la liberté précisément après leur défaite militaire.

Comme l’a dit Alexandre Gorodnitsky2 : « La liberté n’a pas toujours besoin d’une victoire, elle a parfois davantage besoin d’une défaite… »

Mais revenons à ce dont on m’accuse. On m’accuse donc de m’être publiquement laissé aller à rêver de la pendaison de Poutine. Oui, je rêve en effet de vivre assez longtemps pour assister à pareille fête.

Je suis sûr que notre dictateur mérite une telle exécution, au même titre que ces autres criminels de guerre pendus après avoir été condamnés par le tribunal de Nuremberg. Même genre de tyran fourbe, qui s’est arrogé un pouvoir illimité et qui a du sang sur les mains jusqu’aux coudes. Le mandat d’arrêt délivré contre lui par la Cour pénale internationale de La Haye confirme pleinement cette appréciation. Mais n’oublierais-je pas, dans mes rêveries, la miséricorde, « la pitié pour ceux qui sont tombés » ? Eh bien non, là encore. Après tout, c’est par la « pitié » de ce boucher — j’insiste : c’est précisément par sa “pitié” —, que le sang continue chaque jour de couler.

Et puisqu’il ne quittera pas le pouvoir de lui-même, comme chacun le comprend, son arrestation et son exécution sont le seul moyen de mettre un terme à l’effusion de sang fratricide qu’il a lui-même, j’insiste de nouveau, déclenchée contre le peuple qui est le plus proche des Russes — le peuple de mon Ukraine natale bien-aimée.

Aujourd’hui, dans Dnipro où je suis né, à cause des ambitions maniaques de notre Führer, ma famille, mes camarades de classe, mes amis d’enfance se terrent dans des sous-sols par crainte des bombardements et des tirs d’artillerie. Et pourquoi tout cela ? Parce que ce « roi Soleil » n’a pas assez joué aux petits soldats dans son enfance ? Parce que, d’après ce que j’observe, c’est un admirateur du vrai Führer, dont apparemment il suit l’exemple ?

J’insiste donc sur le caractère juste, raisonnable et, disons, approprié de mon rêve, de mon désir le plus ardent.

Je pourrais dire aussi, pour paraphraser un fameux laquais du nom de Volodine : « Avec Poutine, le sang coule à flot. Sans Poutine, pas d’effusion de sang »3.

Ai-je suffisamment et explicitement justifié mon rêve ? Je l’espère.

Passons alors au second chef d’accusation. Je suis également accusé d’incitation à la haine contre le FSB. Oui, j’exècre vraiment cet organe, qui est l’exact équivalent de la Gestapo du Reich hitlérien. Il la surpasse même en perfidie et en férocité. Pourquoi me direz-vous ? Parce que les bourreaux allemands, même s’ils employaient des méthodes inhumaines, luttaient contre de véritables ennemis du Reich et du Führer, ils ne les inventaient pas. Nos gestapistes poutiniens inventent tout simplement des « ennemis ». Avec la complicité de provocateurs missionnés, ils créent des « organisations terroristes », avant de les « démasquer » eux-mêmes. En d’autres termes, pour gagner des galons sur leurs épaulettes, accrocher des médailles sur leur poitrine, faire avancer leur carrière, ils détruisent la vie d’adolescents et de leurs parents sans la moindre compassion, comme le boa constrictor se moque bien du lapin qu’il engloutit.

Ils ont recouru à cette pratique odieuse dans l’affaire « Novoïé Velitchié » (Nouvelle Grandeur), dans l’affaire du « Réseau » ou celle des adolescents de Kansk4. L’un de ces adolescents, Nikita Ouvarov, âgé de 14 ans à l’époque des faits, est resté en détention provisoire pendant près d’un an avant d’être condamné, à l’âge de 16 ans, à cinq ans de colonie pénitentiaire. Pour « attentat terroriste sur Minecraft »5. Dites-moi quel genre de personne il faut être pour emprisonner ainsi un jeune de 14 ans, pratiquement un enfant ? Ces gestapistes d’aujourd’hui ne sont-ils pas des monstres ? Peut-on les qualifier d’êtres humains ?

En fait, le post qui a donné lieu à mon accusation a été écrit sous le choc que m’avait causé le verdict prononcé dans l’« affaire de Kaliningrad ». Permettez-moi de vous rappeler, pour ceux qui l’auraient oublié, le cas de ce couple de jeunes mariés qui ont écopé de 12 et 13 ans (!) de prison, pour « haute trahison », à cause d’un agent du FSB qui se trouvait être invité à leur mariage et qui a révélé son statut en état d’ébriété. Le lendemain ou presque de la fête, ils se sont retrouvés arrêtés puis condamnés à des peines aussi draconiennes. Que voulez-vous que j’éprouve, après ça, à l’égard des agents de notre Gestapo? Je dois ajouter que dans l’affaire du « Réseau », par exemple, les aveux des jeunes ont été extorqués à l’aide d’électrochocs. Une circonstance que les juges ont préféré ignorer. À en juger par la géographie des affaires, par la soumission des tribunaux dans ces affaires, j’en conclus que cette pratique brutale et monstrueuse est précisément une pratique, et non un excès isolé. Que voulez-vous que j’éprouve à l’égard de ceux qui travaillent pour cet organe barbare ? Un respect sans borne et une adoration aveugle ?

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Mikhaïl Kriguer au rassemblement contre la conscription militaire, le 31 mars 2007 à Moscou. Photo : Dmitry Borko

Quels sentiments devrait m’inspirer une telle administration après l’empoisonnement de Navalny, de Kara-Mourza et de tant d’autres, commis par une équipe spéciale de tueurs à gage qui poursuivent leurs victimes à travers tout le pays ? Par ces types « au cœur chaud et aux mains propres »6 ? Expliquez-moi comment l’on peut, sachant tout ce que je viens d’évoquer, faire partie de cette administration de bourreaux, de sadiques, d’assassins et de mouchards ? Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de partager ma répugnance avec d’autres ? L’article 29 de la Constitution ne me garantit-il pas le droit de diffuser ouvertement des informations ?

Je crois donc avoir suffisamment défendu ma cause sur les deux chefs dont on m’accuse.

C’est pourquoi je considère Mikhaïl Jlobitski comme un héros. Sans justifier pour autant le terrorisme. Le régime de Poutine lui a-t-il laissé un autre moyen de protester que l’attentat-suicide ? Les juges ont-ils prêté attention, à l’audience, aux marques de torture par électrochocs présentes sur le corps de l’accusé Viktor Filinkov7 ? Sont-ils nombreux, les députés de la Douma d’État, à s’être enquis de cela auprès du comité d’enquête ou du parquet ? La Première Chaîne de télévision et la Société nationale russe de télévision et de radiodiffusion ont-elles dit un mot à propos de la condamnation à cinq ans d’emprisonnement de l’adolescent Ouvarov ? Que restait-il donc à l’héroïque Jlobitski pour dire la vérité ? Quels moyens de protestation, quand les « cendres de Claes brûlent dans la poitrine »8 ? Ne reste-t-il que la « folie des braves », comme disait Gorki ?

Encore quelques mots. Au cours des audiences, mes nombreuses détentions administratives ont souvent été évoquées, apparemment comme une circonstance aggravante. Il s’agissait sans doute pour l’accusation de me dénigrer.

Je précise donc que je n’ai jamais manifesté pour le plaisir de manifester ou par ennui. Je l’ai toujours fait dans le seul but de défendre l’État de droit et dans le strict respect de la Constitution, dont l’article 31 garantit à chacun le droit de rassemblement pacifique.

J’ajoute que pour moi, descendre dans la rue était non seulement un droit mais aussi un devoir, le devoir de tout citoyen désireux de défendre ses droits civiques. Et je me suis souvent forcé à le faire, surmontant ma paresse, ma fatigue et d’autres circonstances.

Distingués juges, procureurs, enquêteurs, si j’ai manifesté, c’est pour défendre aussi vos droits. Pour que vous puissiez choisir un pouvoir comptable de ses actes. Pour que les députés que vous élisez, avant de prendre telle ou telle décision, considèrent d’abord votre avis, se demandent si vous êtes d’accord ou non. Pour qu’au moins d’une manière ou d’une autre ils dépendent de vous. Pour que vos fils, vos frères, vos pères, vos maris ne soient pas embarqués dans cette guerre criminelle et ne vous reviennent pas dans un sac en plastique. Tout cela, je crois, vous intéresse autant que moi. Seulement vous avez peur. C’est à cause de ces bonnes intentions qu’on m’a plusieurs fois arrêté, condamné à des amendes et emprisonné.

Encore quelques mots. Je m’adresse à tous ceux qui peuvent m’entendre ou qui liront ces lignes.

Si vous entendez ou lisez un jour que « Kriguer a changé d’avis… » ou que « Kriguer s’est rétracté, s’est excusé » etc., vous saurez qu’une grave menace pesait sur ma famille ou sur moi.

Et pour finir, cette fois pour de bon, cette brève adresse à mes compatriotes ukrainiens, aux défenseurs de notre Ukraine natale :

Chers Ukrainiens !

Mes chers amis !

Le pire pour moi, c’est de ne pas pouvoir être à vos côtés. Dans les rangs des forces armées ukrainiennes, par exemple.

Je ne peux donc que vous souhaiter la Victoire !

Bonne chance à vous, frères et sœurs !

Gloire à l’Ukraine !9

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

Version originale

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Les articles de la rédaction

Notes

  1. Victoire, en ukrainien. [Toutes les notes sont de la traductrice]
  2. Célèbre barde et poète soviétique et russe.
  3. Viatcheslav Volodine, président de la Douma, vice-premier ministre quand V. Poutine était premier ministre, a déclaré en 2014 : « Une attaque contre Poutine, c’est une attaque contre la Russie. Sans Poutine, il n’y a pas de Russie ».
  4. Affaires montées de toutes pièces contre des jeunes, victimes de provocations des services spéciaux et souvent condamnés à de lourdes peines.
  5. Jeu vidéo.
  6. « Tête froide, cœur chaud, mains propres », tel est le tchékiste exemplaire voulu par Felix Dzerjinski.
  7. Il a écopé de sept ans de réclusion dans le cadre de l’affaire du « Réseau ».
  8. Claes, le père de Till l’Espiègle, a été brûlé comme hérétique.
  9. Le passage en italique est en ukrainien.

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