Dans cet entretien accordé à Visegrad Insight, la célèbre journaliste Anne Applebaum, chroniqueuse pour The Atlantic et lauréate du prix Pulitzer, parle de la guerre en Ukraine et de l’avenir du pays, du soutien occidental à Kyïv, ainsi que des visées chinoises sur Taïwan.
Propos recueillis par Agnieszka Homanska.
Cela fait déjà plus d’un an que l’invasion russe a pris toute son ampleur. Quel serait donc le premier enseignement à tirer de cette période de changement complet de la dynamique européenne ?
Je suppose que je devrais commencer par dire que toute l’aide financière et militaire américaine accordée à l’Ukraine jusqu’à présent est bien supérieure à ce que tout le monde attendait au début de la guerre, y compris les Ukrainiens et, bien sûr, les Russes, et peut-être même l’administration Biden.
Cela s’est produit parce que les Ukrainiens ont gagné le soutien de l’Amérique en montrant qu’ils pouvaient utiliser les armes correctement, qu’ils étaient vraiment déterminés à se battre et, bien sûr, grâce à leurs succès — d’abord en expulsant les Russes de Kyïv et ensuite en libérant certains des territoires qu’ils occupaient.
Cependant, je suis inquiète pour le long terme. Beaucoup de choses dépendent de ce que les Ukrainiens seront capables de faire cet été. Aux États-Unis, le problème n’est pas tant l’engagement public ou populaire en faveur de l’Ukraine, qui, à mon avis, est encore assez élevé — les sondages montrent que les Américains soutiennent largement l’Ukraine. Le problème, c’est la prochaine élection présidentielle américaine. Le candidat républicain sera probablement Donald Trump (en tout cas, il est en tête actuellement), et il a déclaré qu’il n’était pas favorable à l’Ukraine, qu’il souhaitait que la guerre se termine rapidement, etc.
Je pense qu’il y a beaucoup de pression sur les Ukrainiens pour qu’ils gagnent ou qu’ils reprennent au moins une grande partie de leur territoire au cours des six prochains mois. Et si cela ne se produit pas, l’Ukraine pourrait être amenée à céder l’année prochaine.
Par conséquent, diriez-vous qu’il est important de faire une percée significative maintenant ? Et par là, je fais référence à la tentative ukrainienne de reprendre la Crimée.
Je pense que c’est important. Je viens de publier un article sur le fait que les Ukrainiens devraient essayer de reprendre la Crimée et que nous devrions soutenir ce projet. L’administration Biden n’a rien dit du tout sur la Crimée. Or, la reprise de la Crimée serait vraiment le coup ou la victoire qui pourrait convaincre les Russes que cette guerre était une erreur.
Pour mettre fin à la guerre — et par « mettre fin », je ne veux pas dire la suspendre pendant six mois ou même pendant cinq ou huit ans comme la dernière fois, mais y mettre fin pour toujours — il faut un changement politique en Russie. Je ne parle pas nécessairement d’un changement de régime. Je pense que l’élite russe devra décider que la guerre était une erreur et que l’Ukraine a le droit d’exister.
Il faudra un changement du type de celui qui s’est produit en France, par exemple, au début des années 1960, lorsqu’elle a décidé qu’elle ne voulait plus se battre en Algérie. Il est possible que la reprise de la Crimée par l’Ukraine signifie cette défaite.
Il faut préciser que la Crimée d’aujourd’hui est en soi un porte-avions accolé à l’Ukraine : les Russes ont complètement militarisé la Crimée. C’est là que se trouvent les prisons où sont détenus les prisonniers de guerre ukrainiens, et c’est là qu’ils ont préparé l’invasion du sud de l’Ukraine.
Il est très important pour la sécurité à long terme de l’Ukraine que la Crimée soit au moins neutralisée, mais il serait préférable qu’elle soit un territoire ukrainien.
Diriez-vous que la reprise de la Crimée augmente le risque d’une riposte nucléaire de la part de la Russie ?
Cela augmente certainement toutes sortes de risques. Mais la façon de repousser une réponse nucléaire de la Russie est ce que nous avons fait jusqu’à présent, à savoir dissuader la Russie, en expliquant à la fois en public et en privé qu’il y aurait — comme l’a dit Jake Sullivan, le conseiller américain à la sécurité nationale — une « réponse catastrophique ». D’autres pays, notamment la Chine, exercent également une certaine pression sur la Russie pour qu’elle n’utilise pas d’armes nucléaires. Ce n’est pas le fait que l’Ukraine reprenne ou non la Crimée qui déterminera si la Russie utilise ou non des armes nucléaires.
Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a déclaré à Washington que si l’Ukraine échouait, la Chine pourrait attaquer Taïwan. Comment percevez-vous cela ? Et dans quelle mesure devrions-nous prendre au sérieux le soutien de la Chine à la Russie ?
Ce sont deux questions différentes. Je ne pense pas qu’il y ait de lien automatique entre ce qui se passe en Ukraine et ce qui se passe à Taïwan. Il existe clairement une sorte de relation métaphorique en ce sens que les Chinois observent l’implication de l’Occident en Ukraine et qu’ils en tiendront compte lorsqu’ils penseront à Taïwan.
Je crois depuis longtemps que les Chinois ne veulent pas envahir militairement Taïwan. Ils espèrent toujours s’emparer de Taïwan sur le plan politique. J’étais à Taïwan en octobre et il m’est apparu clairement que la Chine menait déjà une sorte de guerre de l’information, une guerre politique contre Taïwan, avec de la propagande, de la désinformation et des tentatives d’influencer les personnalités politiques chinoises et taïwanaises, ainsi que les hommes d’affaires taïwanais. Ils organisent également des exercices militaires, comme une sorte de tactique de peur. Tout cela fait partie d’un ensemble cohérent visant à faire pression sur Taïwan.
Hormis cela, le rôle de la Chine dans la guerre est très important parce qu’elle est l’une des puissances qui, en fait, permet à la Russie de continuer à se battre, car elle achète le pétrole et le gaz russes, elle permet l’exportation entre autres de composants électroniques que les Russes ne pourraient pas obtenir par ailleurs. C’est elle qui permet à la Russie de continuer à se battre.
D’autre part, pour autant que nous le sachions, la Chine ne vend pas d’armes à la Russie. Elle le pourrait, mais elle a clairement décidé de ne pas le faire, ce qui constitue leur réponse équilibrée au conflit.
La Chine est susceptible de changer d’avis, ce qui aurait une influence importante sur la guerre. Soit elle commencerait à fournir des armes à la Russie, soit elle exercerait une pression accrue sur la Russie pour qu’elle mette fin à la guerre, ce qu’elle serait en mesure de faire si elle le souhaitait. Je ne sais même pas pourquoi les Chinois ne le font pas, car je pense qu’il serait très bon pour la Chine, d’un point de vue géopolitique, de jouer ce genre de rôle.
Revenons à l’Europe centrale et orientale. Des discussions sont en cours sur la façon de reconstruire l’Ukraine, mais la reconstruction du pays implique la reconstruction de la nation. Quel sera, selon vous, la conséquence de la guerre sur la jeune génération ukrainienne ? Quel sera l’impact de leur traumatisme de guerre sur la reconstruction du pays ?
La dernière fois que j’étais en Ukraine, j’ai rencontré la première dame, l’épouse du président Zelensky, qui s’inquiète beaucoup d’une éventuelle vague de comportements violents chez ceux qui sont actuellement des enfants et des adolescents.
Il est clair que l’Ukraine comptera des personnes traumatisées et d’autres qui se sont habituées à l’idée de la violence. Il y a un risque que la politique soit violente en Ukraine après la guerre également. Beaucoup de choses dépendent de la façon dont la guerre se terminera. Si elle se termine d’une manière insatisfaisante, je pense que les gens seront en colère, et ce pour longtemps.
D’un autre côté, il y a aussi beaucoup de très jeunes gens qui ont pris d’immenses responsabilités et ont accompli des choses qui ne sont pas habituelles pour des jeunes gens dans des pays plus «normaux », parce qu’ils n’ont pas ce genre d’occasions, que ce soit en jouant un rôle important dans l’armée ou en organisant cet incroyable mouvement civique pour aider l’armée et la société.
En voyageant l’été dernier, j’ai rencontré un groupe étonnant de très jeunes gens à Odessa, des adolescents pour certains, qui aidaient les habitants des territoires occupés à s’enfuir ; ils aidaient les habitants des territoires récemment libérés à se reconstruire, à se procurer de la nourriture et des médicaments. Le fait d’avoir vécu ce genre d’expérience en tant que jeune personne peut vous renforcer. Et ces personnes sont les futurs dirigeants de l’Ukraine.
Comment voyez-vous l’évolution des relations entre la Pologne et l’Ukraine ? Le soutien de la Pologne aidera-t-il l’Ukraine à adhérer à l’UE ?
Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, tous les gouvernements polonais ont été extrêmement pro-ukrainiens. La seule exception est le gouvernement PiS entre 2015 et 2022. Il n’était pas particulièrement proche de l’Ukraine, mais tous les gouvernements précédents l’étaient.
Le président Kwasniewski a été le premier dirigeant européen à reconnaître l’Ukraine indépendante. Le gouvernement de Donald Tusk (dont mon mari était alors le ministre des Affaires étrangères) a créé l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine, qui a ouvert les relations commerciales avec l’Ukraine et a finalement conduit à Maïdan.
L’idée que l’Ukraine devrait être européenne a été acceptée par tous les partis politiques. Je pense qu’elle restera importante pour le gouvernement polonais, quel qu’il soit.
En ce qui concerne la corruption, les réformes ukrainiennes ont commencé avant la guerre. Comment cela influencerait-il l’avenir de l’Ukraine ?
Il y a des pays très corrompus en Europe qui ont réussi à entrer dans l’UE et l’OTAN.
La Turquie est un pays très corrompu. L’Italie est un pays très corrompu. L’influence de la corruption et de l’argent des kleptocrates est très importante en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Je ne vois donc pas en quoi l’Ukraine est différente à cet égard.
Le problème de l’Ukraine n’est pas seulement la corruption, mais plutôt la faiblesse des institutions de l’État. Les Ukrainiens sont très, très doués pour créer des mouvements populaires — comme leur armée, qui ressemble presque à une armée de partisans ; elle est organisée à partir de la base. Mais ils n’ont pas su créer des institutions étatiques et, par conséquent, les présidents ukrainiens ont toujours été tentés de s’en emparer et de les façonner en fonction de leurs besoins politiques personnels. Il y a bien sûr la menace qu’après la guerre, le président Zelensky, ou n’importe qui d’autre, veuille recommencer.
La bonne nouvelle, c’est que cela échoue généralement. Les autocrates en puissance tentent de recentraliser l’Ukraine et de diriger l’argent d’une certaine manière, mais tôt ou tard, leur plan échoue. L’Ukraine n’est pas un pays qui, comme la Russie, sait créer une autocratie puissante. Cependant, la corruption doit toujours être prise en considération lors de la reconstruction, car les grands projets de développement et de reconstruction sont notoirement détournés lorsque beaucoup d’argent afflue dans un endroit très pauvre. Cependant, comme je l’ai dit, ma principale crainte n’est pas la corruption, mais la faiblesse de l’État.
Traduit de l’anglais par Desk Russie et Jacques Nitecki.
Cette discussion est une version abrégée du podcast, disponible ici.
Texte original en anglais — © Visegrad Insight, la principale plateforme de débat et d’analyse d’Europe centrale qui génère des orientations politiques futures pour l’Europe et les partenaires transatlantiques. Elle a été créée en 2012 par la Fondation Res Publica, un groupe de réflexion indépendant situé à Varsovie, avec sa publication phare en langue polonaise Res Publica Nowa et le New Europe 100, un réseau de leaders de demain.
Agnieszka Homańska est assistante exécutive de Visegrad Insight, plateforme de débat et d'analyse d'Europe centrale, créée en 2012. Chercheuse junior à l'Université de Varsovie, Agnieszka Homańska est cofondatrice du média Młodzi o polityce, membre du Forum polonais des jeunes diplomates et du Club Alpbach Poland.