« La guerre, c’est mal, mais… »

Justification, explication et acceptation : comment les Russes se sont pardonné la guerre. Vajnyïé Istorii, un média indépendant russe spécialisé dans le journalisme d’investigation, publie un extrait de la dernière étude réalisée par le Laboratoire de sociologie publique, qui montre comment, parmi ceux qui avaient été initialement choqués par l’agression russe contre l’Ukraine, beaucoup ont finalement trouvé des justifications ou ont plongé dans le conformisme.

Le Laboratoire de sociologie publique a interrogé 88 Russes choisis parmi ceux qui ne se sont pas opposés frontalement à la guerre, il s’agit de Russes qui la soutiennent complètement ou en partie. Des entretiens approfondis ont été menés afin de comprendre ce qui se passe dans leur tête (mais, bien sûr, ils ne permettent pas de connaître la proportion de personnes pour ou contre la guerre). Vajnyïé istorii publie une partie de cette étude, qui décrit comment les Russes, après le choc initial causé par l’annonce du déclenchement de la guerre, se déchargent désormais de toute responsabilité pour les actes commis par la Russie en Ukraine. Vous pouvez retrouver ici l’étude complète. Pour faciliter la lecture, nous ne signalons pas les coupures.

Reconstruire sa vision du monde ébranlée par la guerre et prendre soin de sa propre moralité

Les personnes interrogées commencent progressivement à œuvrer pour sortir de l’état de choc et de désorientation initial afin de « revenir dans le monde ». Pour ce faire, il faut reconstruire ce monde. Cependant, au lieu de condamner et de rejeter la guerre contre l’Ukraine comme un élément sortant du cadre de la norme (comme le font ceux qui s’opposent à la guerre), eux cherchent au contraire à faire entrer cet événement dans la nouvelle image du monde qu’ils se se sont construite.

Pour cela, ils commencent par rechercher les raisons rationnelles de ce qui s’est produit. Voici la manière dont une personne interrogée décrit comment elle a réussi à sortir de l’état de choc provoqué par le début de la guerre, un état de choc qui l’a plongée dans le mutisme pendant trois jours :

« Question : Et ensuite, que s’est-il passé ?

Réponse : Après, j’ai recommencé à parler. Qu’est-ce qui a changé à ce moment-là ? Eh bien, en fait, ma première réaction était irrationnelle. Quand la rationalité revient, tu commences naturellement à réfléchir. Pendant trois jours, je n’arrivais pas à réfléchir, puis j’ai recommencé à le faire. »

Dans leurs tentatives de trouver une explication rationnelle au phénomène qui les a choqués, les personnes interrogées empruntent les arguments de la propagande officielle russe. Par ailleurs, il est important de noter que le fait de recourir à des arguments issus de la propagande et de les reprendre à son compte n’est pas automatique. C’est un processus qui requiert un certain effort de la part du sujet : un effort cognitif, rhétorique et même, dans certains cas, physique. Ces efforts permettent de surmonter les contradictions et les dilemmes moraux.

« La guerre, c’est mal. Je ne suis pas pour la guerre, mais… » : justifier la guerre.

Le principal procédé utilisé consiste à tenter de justifier la guerre. Il s’agit de dire que les actions de la Russie étaient inéluctables et ont été provoquées. Ainsi, la Fédération de Russie n’est pas à l’origine du conflit militaire, elle ne fait que réagir à des stimuli extérieurs (« ce n’est pas nous qui avons commencé cette guerre »). Dans cette vision, la réaction de la Russie, à savoir lancer une intervention militaire de grande envergure sur le territoire d’un autre État, n’est pas le résultat d’un choix fait parmi différentes options. Au contraire, cette réaction est le résultat d’une absence de choix, d’un manque d’alternative (« nous avons été forcés », « nous n’avons pas eu le choix »). De cette manière, les personnes interrogées déchargent la Russie de sa responsabilité dans le déclenchement de la guerre. Cela leur permet également de soutenir l’ « opération spéciale » (ou du moins de s’abstenir de condamner les actions des autorités russes en Ukraine), tout en continuant à insister sur le fait que la guerre, l’agression et le meurtre en tant que tels sont des choses moralement inacceptables.

« Je pense que toute personne correcte est forcément opposée à la guerre. Mais en même temps, je comprends bien que ce conflit ne peut pas être sans fondement. »

« Comme toute personne saine d’esprit, je suis contre la mort des gens et contre la violence. Mais il est possible que cette guerre ait été nécessaire. Or je ne suis pas un politologue, donc je ne sais pas. »

« Je suis d’accord pour dire que la guerre, c’est mal, terrible, complètement nul. Mais quant à savoir qui est à blâmer, ce qui a conduit à cela, qui porte la plus grande responsabilité… je pense que ce sont des questions inappropriées tant que nous n’avons pas d’informations fiables. »

Ce procédé permet aux personnes interrogées de rester des personnes « correctes », « saines d’esprit », des personnes qui n’acceptent pas la guerre en tant que telle, qui ne prennent cependant pas pour autant le parti de condamner l’« opération spéciale » menée en Ukraine, mais au contraire, celui de la soutenir.

« Il y a toujours eu des guerres » : normaliser la guerre.

Ce procédé rhétorique est souvent utilisé de manière concomitante avec le précédent. Il s’agit de normaliser la guerre en la présentant comme un phénomène naturel. Dans cette interprétation, non seulement la guerre en Ukraine, mais également la guerre en général est désormais perçue comme un élément inévitable de toute vie sociale, si désagréable et destructeur qu’il fût : « Il y a toujours eu des guerres ».

« J’ai complètement changé d’avis, et maintenant on ne peut pas vraiment dire que je soutiens ce qui se passe, car par principe, je ne soutiens pas les actions militaires, mais j’ai commencé à considérer cela comme quelque chose qui se produit fréquemment. Car, si on regarde ce qui se passe un peu plus loin de chez nous, il y a un tas de guerres dans le monde. Il y a toujours des gens qui veulent en découdre, quelqu’un qui attaque, quelqu’un qui est tué, quelqu’un qui meurt ou se fait violer, quelqu’un à qui on vole quelque chose. En fait, ce qui se passe en ce moment, c’est seulement une chose parmi de nombreuses autres qui se passent en ce moment même dans le monde. »

La guerre contredit ce que la majorité de la population considérait comme normal avant le 24 février. Les Russes travaillent donc d’arrache-pied pour modifier leur idée de la normalité.

La guerre, qui pour de nombreuses personnes interrogées, était jusqu’à récemment un phénomène inacceptable et inimaginable dans le monde moderne, devient une norme, et la paix devient une déviation par rapport à cette norme.

« Je vois qu’il est très facile de dire « je suis pour la paix dans le monde ». Moi aussi, je suis pour la paix dans le monde. Mais quand y a-t-il jamais eu la paix dans le monde ? Eh bien, on peut dire maintenant qu’on en a profité tant qu’on a pu. »

Les personnes interrogées voient dans leur propre réflexe moral de rejet de la guerre une marque d’immaturité (insister sur une résolution pacifique des conflits serait « puéril ») et de manque de recul (il y a toujours eu des guerres, seulement nous n’y pensions pas parce qu’elles ne nous touchaient pas personnellement).

« On en a ras le bol de la guerre ».
« On en a ras le bol de la guerre ». Courtesy photo

« Tout le monde se comporte comme cela » et « le monde est injuste » : le nihilisme.

Une autre stratégie d’acceptation de la guerre passe par le fait de ne pas avoir trop d’attentes à l’égard de son environnement. Dans ce cas-ci, ce processus s’accompagne d’une désillusion vis-à-vis des valeurs humanistes, jugées naïves et détachées de la réalité.

« Moi aussi, je comprends la valeur de la vie humaine, et je sais que c’est sur cela que reposait la vie d’avant, tous les projets qu’on pourrait qualifier de sociaux, tout était basé sur la valeur de la vie humaine, de la vie de chaque personne prise individuellement. Mais maintenant je sens qu’en fait, de tout temps, l’homme a été pris dans la meule de l’Histoire. En fait, il en a toujours été ainsi. Seulement, en temps de paix, tu as l’impression illusoire que la vie humaine (prise de manière isolée) a de la valeur. Mais ensuite, quand il arrive ce qu’il arrive, tu te rends compte que cela n’a jamais été qu’une illusion. En fait, nous sommes en permanence malaxés par l’Histoire. Oui, je pense qu’il était inévitable que l’armée russe soit impliquée dans cette affaire. »

Au travers de ces procédés psychologiques, les personnes interrogées cessent de croire dans leurs idéaux éthiques et acceptent un monde qui ne semble pas aussi bon qu’on aurait pu l’envisager. L’une des personnes qui, au début, s’indignait du fait que l’ « humanité » du XXIe siècle soit encore « à un niveau de développement primitif » et résolve ses conflits par la force, décrit son changement de perception de la guerre en Ukraine de la manière suivante :

« Apparemment, les seules valeurs qui comptent restent le pouvoir, l’argent, les sphères d’influence. Au bout d’un certain temps, j’ai fini par accepter la réalité, me faire à l’idée que le monde avait changé. »

Pour l’un de nos interlocuteurs, cette dévaluation des idéaux éthiques se traduit par une modification de son opinion sur Poutine : alors qu’il en avait une opinion négative auparavant, il semble désormais lui être plus loyal.

« Question : Comment votre attitude à l’égard de Poutine a-t-elle évolué entre le 24 février et aujourd’hui ? A-t-elle changé ?

Réponse : Disons que si, au début, je pensais qu’il était trop vieux et avait plus ou moins perdu la tête, maintenant, quand je vois la façon dont le monde nous traite et comment agissent les autres chefs d’État, je me dis que, dans le monde, il n’est pas le seul dans cet état. Et qu’apparemment il est commun que des gens comme cela se retrouvent à faire de la politique, malheureusement. »

Le comportement agressif de l’État russe, qui, parmi les personnes interrogées, en a indigné un grand nombre au début de la guerre, a rapidement commencé à être considéré comme normal, typique (« tous pourris ») et prévisible. À leurs yeux, le fait de condamner ces actions en se plaçant sur le plan des valeurs humanistes est désormais perçu comme une marque d’hypocrisie.

« Au début, j’étais farouchement contre, parce que la politique de notre État est telle que tout ce qui peut être opprimé l’est, et tout ce qui ne peut pas l’être est déclaré « agent de l’étranger ». Mais ensuite, après avoir un peu étudié la situation, quand j’ai compris que d’autres pays, en leur temps, avaient également mené des opérations militaires, j’ai compris que les uns n’étaient pas pires que les autres. Donc maintenant, ma position est la suivante : je ne suis ni pour ni contre la guerre, on peut dire que je ne me prononce pas. Parce que depuis le départ, on entend les discours qui disent que la Russie est l’agresseur, que c’est le seul pays à mener des guerres d’agression au XXIe siècle. Pourtant, il y a eu la Syrie et la guerre que les Américains ont faite en Irak, ainsi que d’autres conflits sur lesquels on n’a pas eu beaucoup d’informations. Or, sur ces conflits, l’opinion publique mondiale n’a quasiment pas réagi. En fait, maintenant, c’est la même chose qui se passe (disons, selon ma vision des choses), mais là, tout le monde se retourne contre nous. C’est étrange, c’est une sorte d’hypocrisie, je pense. »

« Du point de vue de la géopolitique mondiale, les valeurs universelles sont des contes pour enfants, de gros bobards. Et puis, même en temps de paix, il y a des gens qui meurent. Tout est relatif. »

Dans cette logique, un monde sans guerre est un idéal inaccessible, et y aspirer est le signe d’un idéalisme naïf et nuisible.

« C’est fait maintenant » : accepter.

Enfin, la dernière stratégie que l’on relève souvent — et grâce à laquelle les personnes interrogées intègrent la guerre dans leur vision du monde et « se donnent bonne conscience » —, consiste à accepter la guerre comme une donnée, comme un élément que l’on ne peut pas retrancher de la nouvelle réalité sociale et sur lequel on ne peut pas avoir la moindre influence.

« Je ne suis pas favorable aux actions militaires, à ces événements violents. Mais une fois que c’est fait, c’est fait, et je n’ai strictement aucune influence là-dessus. »

« On peut dire que oui, mon [opinion] a changé car j’ai arrêté de rejeter la réalité. Maintenant, je la perçois telle qu’elle est. Et maintenant, qu’est-ce que je pense ? Maintenant, je soutiens l’opération spéciale. Je suis arrivé à la conclusion que ce conflit était inévitable. »

Ces personnes ne souhaitent pas ressentir constamment des émotions négatives et être opposées à quelque chose qu’elles ne peuvent pas changer. Ainsi, elles choisissent d’accepter cette nouvelle réalité.

« J’avais une opinion négative au moment du déclenchement. Puis j’ai pris conscience du fait qu’une fois que cela avait commencé, il fallait l’accepter d’une manière ou d’une autre, parce que : a) il n’y a pas grand-chose que l’on puisse empêcher ; et b) les émotions négatives qui surgissent interfèrent avec la productivité et la vie quotidienne. »

Les stratégies et les procédés rhétoriques qui viennent d’être décrits et qui visent à reconstituer une vision du monde ébranlée peuvent être utilisés de manière simultanée, parfois même dans une seule et même argumentation. Voici un exemple d’une telle utilisation cumulative :

« Je le prends comme quelque chose d’inévitable, de très douloureux. Une décision très difficile, mais indispensable. Pendant longtemps, les accords n’ont pas été respectés. Cependant, il faut bien faire régner la paix. Nous avons vécu longtemps sans guerre, nous pensions que nous allions toujours vivre ainsi. Or, il s’est avéré que la guerre était en fait toujours là, quelque part sur cette planète, elle était toujours là. Elle était juste loin de nous. Ou relativement proche, mais elle ne nous avait pas touchés. Oui, c’est horrible, c’est dégoûtant que tout cela soit arrivé, et nous en subirons les conséquences pendant encore des décennies. Mais c’est arrivé, c’est inévitable. La question est de savoir comment nous allons y faire face. Je pense que l’implication de l’armée russe aurait eu lieu de toute façon. Donc c’est dégoûtant, difficile, mais inévitable. »

Ainsi, chez de nombreuses personnes qui ne se sont pas opposées à la guerre, son déclenchement a provoqué un choc intense. La guerre ne s’inscrivait pas a priori dans ce qu’elles considéraient comme normal, possible et probable. Une intervention militaire sur le territoire d’un État voisin et « frère » allait à l’encontre de leurs représentations morales et éthiques. L’état de choc, la désorientation et l’impression de « décrocher de la réalité » sont des sentiments que les personnes interrogées disent avoir éprouvés pendant les premiers jours et les premières semaines de la guerre. Tout cela ainsi que leur rejet de ce qui se passait d’un point de vue moral les rapprochent des opposants à la guerre. Cependant, contrairement à ces derniers, les personnes interrogées n’ont finalement pas rejeté la guerre parce qu’elle ne correspondait pas à l’idée qu’ils se faisaient de la normalité. Au contraire, ils ont fait et continuent à faire un effort conscient pour normaliser la guerre. Bien qu’ils se tournent tous, d’une manière ou d’une autre, vers la propagande d’État pour trouver des justifications à la guerre, l’assimilation de ces arguments ne se fait pas passivement, par inertie, comme l’imaginent souvent les Russes hostiles à la guerre, mais plutôt de manière consciente. Les Russes qui ne s’opposent pas à la guerre participent activement à la recherche, l’interprétation et la construction d’arguments leur permettant de justifier et de normaliser la guerre.

Version originale

Traduit du russe par Clarisse Brossard

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Vajnyïe istorii est un média électronique spécialisé dans le journalisme d'investigation, fondé en 2020 et enregistré en Lettonie. Il existe une version russe et une version en anglais du site.

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