Ramener les maniaques du Kremlin à leurs responsabilités

Dans cette tribune, l’influent blogueur russe Alexandre Skobov analyse un article programmatique de Sergueï Karaganov, politologue russe et président honoraire du Conseil de politique étrangère et de défense. Karaganov est considéré comme un proche de Vladimir Poutine. Que faire face à la menace nucléaire russe, de plus en plus explicite, qu’il brandit ? Pour Alexandre Skobov, ancien prisonnier politique soviétique, il n’y a qu’une réponse : lancer des missiles classiques occidentaux sur les troupes russes en Ukraine.

Le retentissant article de Sergueï Karaganov peut se réduire aux points suivants.

Un mal terrible menace l’humanité. Il a pour nom « Occident ». C’est une excroissance qui parasite le corps de l’humanité, et qui n’existe encore que parce que depuis 500 ans elle vide le reste du monde de ses richesses. C’est à cette fin que l’Occident a commencé par mettre sur pied un système de capitalisme planétaire toujours plus néfaste pour l’humanité.

Pour empêcher le reste du monde de s’opposer à cette exploitation, l’Occident lui impose son ordre politique et économique, en même temps qu’il détruit les valeurs traditionnelles propres à la nature humaine telles que le sens de la famille et de la patrie ainsi que le sentiment religieux (on pense tout de suite au slogan « Pour la foi, le tsar et la patrie ! ») à l’aide de cette idéologie totalitaire qu’est le libéralisme planétaire.

Pour sa part, l’Occident est épuisé, il est dans une impasse, il est en phase de décomposition. En même temps, on voit que se renforce rapidement une « majorité globale » non occidentale, qui cherche à se libérer du tyran. Il est clair que lorsque cette excroissance parasitaire ne pourra plus aspirer les forces vives du reste du monde, elle devra mourir, parce qu’elle aura perdu ses traits politiques, économiques, sociaux et culturels distinctifs.

La locomotive de ce processus, c’est la Chine continentale, qui se relève vigoureusement ; l’histoire lui a donné pour soutien militaire et stratégique la Russie. Le rôle de la Russie n’est pas seulement déterminé par sa puissance militaire, mais aussi par son ouverture civilisationnelle sur le Nord, le Sud, l’Ouest et l’Est. Il faut bien comprendre qu’il s’agit ici d’une ouverture qui joue dans les deux sens : la Russie assimile tous les progrès techniques utiles venus de l’extérieur et transmet à l’extérieur ses « valeurs traditionnelles », montrant ainsi au monde entier les directions à suivre pour son développement. La Russie est ainsi le « centre du monde ».

Ce qui complique les choses, c’est que l’Occident ne se laisse pas convaincre qu’il doit « sortir de l’Histoire », et qu’il s’y oppose par tous les moyens. En particulier, il empêche la Russie (et entend continuer à l’empêcher) de rééduquer manu militari la majorité de la population ukrainienne, qui la déteste. De ce fait, cette rééducation (à laquelle se livre la Russie en tant que « centre du monde ») peut très bien prendre des dizaines d’années et avoir un coût économique et humain colossal. La Russie ne peut résoudre ce problème qu’en obligeant l’Occident à ne plus aider l’Ukraine et à « dégager ».

Mais elle se heurte là à un obstacle extrêmement ennuyeux. L’Occident est insidieusement parvenu à assurer aux habitants des pays occidentaux une existence longue et relativement confortable, sans véritables guerres. Les gens ont oublié ce qu’était une grande guerre et ont cessé de la craindre. Ils ont même cessé de craindre l’arme nucléaire. Ce même Occident perfide n’a-t-il pas été jusqu’à suggérer à l’humanité l’idée extrêmement néfaste selon laquelle le recours à l’arme nucléaire serait catégoriquement inadmissible ? En tout cas, le recours en premier.

Bref, chez eux, la crainte de Dieu a entièrement disparu. De même que l’instinct de survie. C’est pourquoi l’Occident, au mépris de toutes les lois qui règlent l’univers, cherche à empêcher une grande puissance nucléaire de rééduquer par la force militaire la population d’un pays voisin. La Russie doit rendre au monde la crainte de Dieu. Elle doit montrer à tous que toute tentative pour l’empêcher de rééduquer ses voisins constitue une raison naturelle et légitime pour utiliser l’arme atomique.

En aggravant rapidement le conflit, la Russie doit convaincre l’Occident qu’elle est sérieusement déterminée à utiliser l’arme nucléaire pour l’obliger à reculer. Et s’il ne recule pas, elle utilisera l’arme nucléaire contre les pays d’Europe occidentale. Karaganov est persuadé qu’à ce moment le conflit prendra fin. Les États-Unis ne répondront pas, ils ne courront pas le risque d’être frappés sur leur territoire. Ils se refermeront sur eux-mêmes et poursuivront leur lent pourrissement, perdant leurs caractéristiques politiques et idéologiques. Le problème de la « sortie de l’Occident hors de l’histoire du monde » sera résolu et l’humanité entière en rendra grâce à la Russie.

Karaganov s’emploie depuis longtemps à formuler les principes idéologiques d’un nouveau nazisme russe. En 2020, j’avais déjà étudié en détail un de ses manifestes. Ce qui est nouveau dans l’article actuel, c’est qu’il associe organiquement les conceptions historico-philosophiques du nazisme avec la doctrine de « l’escalade en vue de la désescalade » connue sous le nom de « doctrine Patrouchev-Guerassimov ». Elle se résume en ceci que, par une frappe nucléaire limitée, on peut amener l’Occident à une capitulation globale. Soucieux de protéger son bien-être et son confort, il n’exercera pas de représailles. Pour le vaincre, il suffit d’être prêt à tuer et à mourir.

Je suis d’accord avec la thèse « philosophique » majeure de Karaganov, à savoir la perte de la crainte de Dieu. La Russie nazie d’aujourd’hui est un pays qui a perdu la crainte de Dieu. Depuis une vingtaine d’années, des Karaganov de tous calibres suggèrent aux Russes qu’ils peuvent prendre à autrui tout ce qu’ils veulent et qu’on ne leur dira rien. Parce qu’ils sont une puissance nucléaire. Ils peuvent se permettre d’attaquer n’importe qui, mais personne n’osera les attaquer, quoi qu’ils fassent.

Pendant toute la période de la guerre froide, la question des hostilités militaires opposant directement l’URSS et les pays occidentaux étaient tabou. Mais ce tabou reposait sur le fait qu’en tant que cofondatrices de l’ordre mondial en 1945, les grandes puissances nucléaires avaient à cœur de le protéger et en respectaient le principe fondamental, qui interdisait toute annexion et toute modification unilatérale de frontières par la violence.

Quand le successeur d’un des États fondateurs du système international issu des conférences de Yalta et de Potsdam a décidé de ne plus respecter ce principe, tout l’édifice s’est trouvé sans protection. Il s’est avéré qu’il ne comportait pas de mécanisme juridique permettant d’amener un transgresseur à respecter la loi. Aujourd’hui, cela ne peut passer que par la force armée. Mais la Russie nazie, qui a oublié la crainte de Dieu, reste persuadée que le « privilège d’immunité » lié à l’ordre mondial qu’elle a détruit reste valide.

Ce n’est pas ainsi que ça se passe. Ayant détruit l’ordre juridique international en place, la Russie a réduit à néant tous les tabous informels qu’il supposait. Les pays membres de l’OTAN ont toutes les raisons formelles et informelles possibles pour lancer des missiles classiques sur les troupes russes en Ukraine. C’est seulement ainsi que la Russie sera ramenée à la crainte de Dieu. C’est seulement ainsi que les maniaques du Kremlin seront ramenés à leurs responsabilités. Et c’est seulement ainsi qu’ils se convaincront que l’Occident répondra à tout recours à l’arme nucléaire.

Traduit du russe par Bernard Marchadier

Ancien dissident et prisonnier politique soviétique. Après sa libération en 1987, il a enseigné l’histoire à l’école et participé aux activités de diverses associations d'opposition. Homme de gauche, il est un blogueur influent et chroniqueur régulier pour les sites grani.ru et kasparov.ru.

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