La folle équipée d’une colonne blindée de Wagner à travers le sud-ouest de la Russie aura donc tourné court, et ce à moins de 300 kilomètres de Moscou. Cet épisode pointe les failles du poutinisme et le jeu des factions. Dans l’immédiat, il importe d’envisager ses effets et répercussions sur la situation stratégique et géopolitique.
De prime abord, l’avenir de Prigojine, théoriquement protégé par le président du Bélarus, et celui de la compagnie Wagner sont incertains. Si le compromis proposé par Vladimir Poutine (via Loukachenko) laisse une impression de faiblesse, cette solution a permis d’éviter des combats entre compatriotes sur le sol russe, au détriment de l’engagement sur le théâtre ukrainien, avec aussi des effets redoutables sur le « village Potemkine » russe (l’unanimisme d’une opinion publique introuvable). L’affaire n’aura pas duré suffisamment longtemps pour qu’elle bénéficie à la contre-offensive ukrainienne.
L’hypothèse du refuge « Bélarus »
Cependant, on ne voit pas comment le satrape Loukachenko, à la tête d’un pays satellisé par la Russie, pourrait protéger le patron de Wagner de la vengeance de Poutine. Depuis 2020, des agents russes sont présents sur place, pour assurer le maintien au pouvoir du président biélorusse. Ils ont ensuite été renforcés par des troupes russes, engagées en Ukraine dans les premiers jours de l’« opération spéciale » (24 février 2022). Désormais, des armes nucléaires tactiques russes sont déployées au Bélarus. Bref, Poutine dispose sur place des moyens d’agir et de punir. Peut-être n’est-ce qu’une question de temps. Après des purges en Russie même ? À moins que le patron de Wagner ne dispose d’une « assurance-vie » (Kompromat ou secrets financiers bien protégés).
Au demeurant, l’installation de Prigojine et de quelques milliers d’hommes qui lui resteraient fidèles constitue une menace pour Loukachenko. Le patron de Wagner pourrait tenter de se racheter auprès de Poutine en renforçant l’emprise russe sur le Bélarus. Et si Prigojine parvenait à maintenir une certaine autonomie politique et fonctionnelle, il faudrait même envisager la possibilité qu’il rivalise avec Loukachenko pour prendre le contrôle du Bélarus, quitte à négocier un arrangement avec le Kremlin. Dans l’un et l’autre de ces scenarii, le satrape local ne serait pas incité à tenir sa promesse de protection. Cependant, certains commentateurs n’excluent pas un axe Prigojine-Loukachenko dirigé contre Poutine.
Le devenir de Wagner en Russie même pose aussi question. À ceux qui ne suivraient pas Prigojine au Bélarus, il est proposé de passer contrat avec l’armée russe ou de rejoindre la vie civile. Dans le premier cas de figure, ces hommes désormais intégrés dans l’armée régulière se comporteraient-ils de manière loyale et disciplinée, alors que leur chef historique a martelé des mois durant que les officiers russes étaient incompétents, veules et corrompus ? Il est probable que ces derniers ne verraient pas d’un bon œil l’arrivée de telles recrues, susceptibles de contaminer conscrits et militaires du rang, d’autant plus qu’une partie des Russes est sensible à la propagande démagogique de Prigojine ; les anciens hommes de Wagner pourraient être promptement sacrifiés au feu. Quant au retour à la vie civile d’anciens détenus et d’hommes aguerris, formatés par leur chef et pleins de ressentiment, quelles en seraient les conséquences pour la société russe ?
Sur le théâtre ukrainien, les conséquences du retrait des hommes de Wagner sont atténuées par le fait qu’après la bataille de Bakhmout, toujours en cours, ils avaient passé le relais à l’armée régulière. Du point de vue quantitatif, les 25 000 hommes revendiqués par Prigojine représentent le dixième de l’effectif militaire russe engagé dans la guerre, ce qui n’est pas rien. Certes, une partie de ces hommes intègrerait l’armée russe mais ils seraient fractionnés et dispersés sur le front, ce qui réduirait leur efficacité. Dans le cas où la contre-offensive ukrainienne parvenait à « brècher » et percer le dispositif défensif russe, l’esprit de corps et l’agressivité de Wagner feraient défaut à la riposte.
En revanche, l’installation de milliers d’hommes de Wagner au Bélarus, si elle se révélait durable, accentuerait la menace sur les frontières septentrionales de l’Ukraine (elle est déjà prise en compte). Il en va de même pour la Pologne et la Lituanie, dont les dirigeants politiques et les chefs militaires redoutent de possibles raids et opérations de déstabilisation menés par ces unités, dans une logique de « guerre hybride » plus que d’un conflit de haute intensité. D’autant que l’échec politique et stratégique de l’« opération spéciale » russe va dans le sens d’opérations de ce type, la Russie ayant détrôné l’Iran comme principal « État-voyou » mondial.
Sur des théâtres plus lointains, comme ceux de Libye, de Syrie et d’Afrique noire, sans omettre l’Amérique latine, l’avenir de Wagner pose de multiples questions. Sergueï Lavrov s’efforce de persuader les dirigeants de ces pays que Wagner continuera à opérer. Si le ministre russe des Affaires étrangères est imprécis, il appert que Moscou a pris langue avec les dirigeants étrangers ayant confié leur sécurité aux hommes de Wagner. En Syrie, ces derniers ont dû se rendre sur la base de Lattaquié pour y faire acte de soumission. Quant aux dirigeants centrafricains et maliens, ils affirment que le statut de Wagner est une affaire intérieure russe, voire qu’une autre société militaire russe pourrait tout aussi bien convenir.
Les répercussions hors d’Europe
Un tel scénario n’est pas impossible mais il laisse dubitatif. Il néglige les règles de fonctionnement de base du système Poutine, fondé sur le patrimonialisme, c’est-à-dire la confusion des genres, la collusion entre le public et le privé, la relation patron/client et l’accaparement des ressources. Concrètement, Wagner était le faux-nez du GRU (le service du renseignement militaire), et son mode opératoire repose sur la collusion d’un oligarque, missionné par Poutine, avec le complexe militaro-industriel. Les motivations de Prigojine mêlent ambitions personnelles, avidité et volonté de puissance nationale.
La disgrâce de Prigojine, si tant est que les conséquences de son coup de force manqué s’arrêtent là, implique une redistribution des tâches et des ressources au sein du système Poutine. Privé de ses appuis et d’une grande partie de ses moyens, comment donc le patron de Wagner pourrait-il agir à l’extérieur ? Certes, les opérations conduites sur le continent africain s’autofinancent — fourniture de prestations militaro-sécuritaires contre accès aux mines et ressources locales —, mais ne négligeons pas les articulations de Wagner avec la diplomatie et le complexe militaro-industriel russes. D’autant que les potentats locaux, en traitant avec Wagner, contractent non pas avec un opérateur privé mais avec la Russie, dont ils cherchent la protection.
Privé de l’appui de Moscou, les implantations de Wagner en Afrique ou ailleurs pourraient se transformer en mafias locales. Sans avantages comparatifs, elles seraient exposées à l’appétit et aux coups d’autres acteurs. Sur le papier, il serait possible de placer un autre oligarque ou un silovik à la tête de Wagner, ou bien de recourir à l’une des milices ou sociétés militaires privées nées en Russie ces dernières années. Cela suppose que les hommes sont interchangeables, comme s’il ne s’agissait que d’un problème technique et logistique à résoudre. Dans les faits, la transition n’irait pas sans pertes et fracas, pour autant que les puissances occidentales exploitent les vulnérabilités du dispositif russe et les doutes des acteurs locaux (chefs politiques, « seigneurs de la guerre » et mafias locales).
Enfin, le coup de force de Prigojine et son échec, avec les interrogations sur la solidité du système de pouvoir et l’avenir du poutinisme, ont aussi des conséquences sur les alliances extérieures, notamment avec la Chine populaire et l’Iran islamique. Nul doute qu’à Pékin et Téhéran, les hommes au pouvoir regardent avec circonspection la situation en Russie : l’« opération spéciale » a failli, le potentiel de puissance est entamé et le système de pouvoir se lézarde. Il reste que la Russie est le seul allié de poids de la Chine populaire et de l’Iran islamique, animés par une profonde volonté de revanche et la conviction que l’avenir appartient à l’Asie.
Si, vu d’Occident, il est de bonne guerre d’insister sur les points faibles de cet axe de puissances perturbatrices, le fait est que ce regroupement est porté par des facteurs profonds et qu’il s’inscrit dans une dialectique de longue durée. Ainsi faut-il remonter à la fin de la Guerre froide et à la diplomatie Primakov des années 1990, pour voir les politiques étrangères de ces trois pays converger, selon une logique « multipolaire » et « anti-hégémonique ». Sauf à renoncer à leurs objectifs extérieurs, Pékin et Téhéran ne peuvent faire l’impasse sur la Russie. D’autant plus que ces capitales doivent prendre en compte la possibilité d’un grand conflit armé avec les États-Unis et l’Occident. Dans le cas d’une guerre sino-américaine dans le Pacifique occidental, la Russie ferait fonction d’hinterland énergétique et géopolitique de la Chine populaire.
En guise de conclusion
La Chine populaire maintient donc son appui politique, diplomatique et économique à la Russie, les achats de produits bruts (pétrole, gaz, minerais) et les ventes de composants électroniques s’avérant vitaux pour l’effort de guerre (d’autres pays sont impliqués dans le contournement de l’embargo). Quant aux dirigeants iraniens, ils entendent même pousser les feux pour renforcer une alliance politico-militaire scellée depuis 2015, sur le théâtre syrien. Il est à craindre que le laxisme occidental sur la question du nucléaire iranien ne change rien à l’affaire, tout en compromettant la situation au Moyen-Orient.
En somme, il serait erroné de penser que le système russe est d’ores et déjà épuisé, les craquements du poutinisme annonçant un prochain effondrement, parallèlement à la destruction de ses alliances. De même était-il faux de croire que la seule éviction du système Swift et les sanctions économiques suffiraient à mettre la Russie à genoux. C’est pourtant l’objectif visé, l’Occident ne devant pas faillir devant un chantage du type « moi (Poutine) ou le chaos ». Seule une victoire militaire ukrainienne modifiera la situation géopolitique, avec de profondes répercussions sur les équilibres mondiaux.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.