Ni Poutine ni Prigojine ne sortent gagnants de la version russe de la « Journée des dupes ». Mais on ne sait pas encore pour qui le patron de Wagner a tiré les marrons du feu. Aux yeux de Jean-François Bouthors, journaliste et éditeur, une seule chose est sûre : la guerre en Ukraine a des effets profondément déstabilisateurs dans le complexe appareil du pouvoir russe.
La kremlinologie n’a jamais été une science et elle est aujourd’hui, peut-être plus que jamais, inexacte. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022 — suite, il faut toujours le rappeler, de l’opération lancée huit ans plus tôt avec la prise de contrôle de la Crimée puis son annexion, et la mise en scène de la rébellion du Donbass — les analyses et les commentaires reposent, pour une large part, sur des apparences dont il est difficile d’estimer à quel degré elles reflètent l’ensemble de la réalité. La guerre, en effet, se mène autant sur le front de l’information et de la désinformation que sur le terrain. On peut évidemment se gausser ou s’horrifier des discours tenus par les propagandistes des chaînes de télévision russe, s’alerter des menaces brandies par telle ou telle figure de l’appareil du pouvoir, mais il faut surtout comprendre que ces manœuvres diverses n’ont pas simplement pour but d’intoxiquer la population russe afin de la convaincre de la légitimité de la guerre et des prétendus noirs desseins de l’OTAN à l’encontre de la Russie, ou d’effrayer les opinions publiques des pays qui soutiennent l’Ukraine, mais aussi de jeter un écran de fumée sur la réalité du terrain et sur celle du pouvoir russe.
À quoi a servi la bataille de Bakhmout
Ainsi faut-il sans doute aujourd’hui comprendre que la longue prise de Bakhmout, ardemment mise en scène par Evgueni Prigojine, a eu pour conséquence de fixer l’attention de la communauté internationale, et principalement occidentale, sur ce théâtre particulier d’opérations, et de détourner le regard de la manière dont l’armée « régulière » russe préparait la défense des territoires conquis. Bien sûr, les moyens de renseignement permettaient de voir ce qui se passait, mais la focalisation sur Bakhmout a eu pour conséquence d’amenuiser la compréhension des dirigeants occidentaux sur les moyens nécessaires à la contre-offensive ukrainienne.
Le retard dans la juste analyse de la situation est aujourd’hui cher payé par les troupes ukrainiennes. On découvre maintenant que les Russes ont tiré quelques leçons de leurs échecs précédents. En particulier en matière d’utilisation des drones. Le théâtre des opérations est désormais presque « transparent », ce qui met particulièrement à découvert, et donc en péril, les unités ukrainiennes qui tentent d’avancer. Le refus de livrer des armes à très longue portée — à l’exception de quelques missiles britanniques Storm Shadow —, le retard à doter l’Ukraine d’une aviation qui lui permette de s’assurer du contrôle des airs et l’interdiction de frapper sur le sol russe avec des armes occidentales contraignent l’armée de Kyïv à se battre avec une main liée dans le dos. Ce qu’elle fait courageusement et brillamment. Comment être surpris que les choses ne soient pas aussi « faciles » que lors des contre-offensives de Kherson et de Kharkiv l’an dernier ?
On peut s’étonner de l’étonnement qui s’exprime en Occident devant la lenteur des avancées, le niveau des pertes et l’insuffisance d’une partie du matériel livré. Sans aller jusqu’à penser qu’on voudrait, à Washington, Paris ou Berlin — on ne parle même pas de Budapest ! — se contenter d’affaiblir la Russie sans permettre à l’Ukraine de gagner, il est légitime de considérer que les démocraties continuent de prendre leurs désirs et surtout leur perception de la situation et de la nature du pouvoir russe pour des réalités. Les conséquences de ce défaut de discernement, de cette faiblesse de l’analyse sont déjà dramatiques : la destruction annoncée du barrage de Kakhovka a eu lieu, c’est un désastre écologique majeur, et ses effets de ralentissement des opérations ukrainiennes de reconquête des territoires occupés par les troupes russes sont tangibles. À ce jour, la réaction occidentale est restée d’une pusillanimité désolante. Cela n’a pas suffi, par exemple, à convaincre Washington de livrer d’urgence à Kyïv les missiles ATACMS — utilisables avec les HIMARS dont disposent déjà les Ukrainiens —, alors qu’ils pourraient infliger des dégâts majeurs aux positions russes.
Prigojine « dans la seringue »
C’est dans ce décor, et avec cette conscience du jeu des apparences et de ses effets qu’il faut essayer de comprendre ce qui s’est passé les 23 et 24 juin en Russie et ce qui est depuis mis en scène par le Kremlin. L’aventure de la « marche de la justice » dans laquelle se sont lancés Evgueni Prigojine et les commandants de Wagner laisse plus de questions que de réponses et, rétrospectivement, ressemble à une journée de dupes. Rappelons que la « Journée des dupes », les 10 et 11 novembre 1630, a vu Richelieu, qui se voyait vaincu par le parti dévot et la reine mère Marie de Médicis, renverser la situation contre toute attente, en obtenant du très catholique roi Louis XIII le désaveu des conspirateurs qui voulaient imposer le pouvoir de l’Église contre la politique d’autonomisation de l’État d’un cardinal (à la vocation pour le moins incertaine) qui faisait passer les intérêts de la France avant ceux des dignitaires religieux et ceux de Rome.
Impossible cependant de décalquer l’analyse de l’exemple français pour en conclure que le pouvoir de Vladimir Poutine qui avait semblé chanceler a été pleinement rétabli. C’est bien sûr ce que le Kremlin et sa machine de propagande se sont employés à mettre en scène dès qu’il a été clair que les troupes de Wagner ne tenteraient rien de plus, après avoir renoncé à affronter les forces spéciales qui leur faisaient barrage sur les lieux de franchissement de la rivière Oka, à une centaine de kilomètres de Moscou. La situation est loin d’être aussi limpide que les déclarations officielles russes tentent de le faire croire. Et la question n’est sans doute pas de savoir qui d’Evgueni Prigojine ou de Vladimir Poutine l’a emporté. Il faut examiner la situation à Moscou, through the looking glass, pour reprendre le titre du livre de Lewis Caroll.
Certes, le sort du « financier » de Wagner n’est pas enviable. Désigné comme traître, mais sans être jamais nommé, Prigojine devrait payer un jour ou l’autre le prix de sa « trahison », quand bien même il proteste de sa bonne foi et de sa fidélité à la Russie et à son chef. Très opportunément, la télévision russe a ressorti l’extrait d’une interview de Vladimir Poutine datant de 2018, dont l’essentiel revient à dire qu’il est, en bon croyant orthodoxe, prêt à tout pardonner sauf… la trahison. D’autant que la première intervention télévisée du président russe, samedi 24, avait consisté à dire que ce qui était en cours était un coup de poignard dans le dos de la Russie et que les traîtres seraient punis avec la plus grande sévérité.
Depuis que les troupes de Wagner s’étaient lancées dans la conquête de Bakhmout et que les déclarations publiques de Prigojine ciblaient les « bureaucrates » de l’armée et de l’administration russes, d’aucuns, en Occident, soutenaient que ce dernier pourrait supplanter le ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou, et son chef d’État-major général, Valeri Guerassimov. Ils oubliaient que les poids respectifs de l’institution militaire et du groupe de mercenaires privé Wagner, ainsi que de « l’usine à trolls »1 et de la holding Concord qui regroupe près de 400 entreprises du « cuisinier », — depuis la fourniture de repas à l’armée et à l’administration russes, jusqu’aux opérations africaines de déstabilisation de la présence française, de soutien à des juntes militaires et à des régimes corrompus et de pillage des ressources, en passant par l’important appareil de désinformation mondiale2 — étaient incomparables. Un mammouth d’un côté, un vautour de l’autre…
Les mêmes oubliaient aussi que la milice Wagner est une création du GRU, dès 2014, pour donner à la Russie les moyens de mener des actions militaires sur divers terrains d’opérations extérieures sans s’engager officiellement. C’était une des plus nettes concrétisations de l’alliance entre le pouvoir russe, les siloviki et la pègre. Mais dans cette alliance, Wagner restait suspendu, en réalité, aux moyens que lui allouaient l’État et l’armée. Parmi les décisions annoncées dans les jours qui ont suivi, la fin des contrats qui avaient fait la fortune de Prigojine relève de la simple mise en œuvre de cette dépendance « stratégique ». Vladimir Poutine qui avait toujours affirmé aux dirigeants occidentaux qu’il ignorait tout de Wagner avait, quelques jours plus tôt, fait état des sommes colossales versées par l’État russe, qui non seulement payait au prix fort les services du groupe, mais aussi les soldes et le matériel de ses troupes ! Au total, environ 1,8 milliard d’euros entre mai 2022 et mai 2023 !
C’est parce qu’il se savait pris dans cette « seringue » qu’Evgueni Prigojine s’est peu à peu mis en tête de secouer le cocotier du pouvoir militaire. Il l’a fait d’autant plus qu’il a cru qu’il pouvait avoir un destin politique, puisque la place occupée sur le flanc populiste de la scène publique russe était libre depuis la mort de Vladimir Jirinovski3 et que, semble-t-il, nul ne s’opposait à ce qu’il l’investisse en vue de l’élection présidentielle de 2024. Cela aurait donné une forme de légitimité centriste à un nouveau mandat de Vladimir Poutine. Enfin, Prigojine se pensait fort de la fidélité de ce dernier à ses vieux compères de Saint-Pétersbourg4, ceux avec lesquels il avait construit les bases de sa richesse et de son pouvoir.
La « verticale du pouvoir » ébranlée
Reste qu’il faut se demander comment Prigojine a pu croire qu’il avait une chance de réussir. Pourquoi s’est-il lancé dans une aventure qui, de prime abord, paraissait vouée à l’échec ? On ne trouve de réponse sensée à ces questions qu’en revenant à l’analyse de la nature du pouvoir russe et à la tournure qu’a prise la guerre depuis l’échec du raid sur Kyïv qui devait présider à la « dénazification » du pouvoir ukrainien.
Quand bien même Vladimir Poutine s’est empressé de proclamer l’instauration d’une « verticale du pouvoir » dès son premier discours sur l’état de la nation, en juillet 2000, cet axe n’est pas unifié. Il suffit pour le comprendre de savoir que la direction russe repose sur divers organes de sécurité qui sont peu ou prou maintenus en rivalité pour minimiser les risques que l’un ou l’autre prenne l’ascendant. Bien sûr, le FSB, dont est issu Vladimir Poutine, tient la corde, mais ce dernier doit aussi compter avec le GRU (le service des Renseignements militaires), les forces du MVD (ministère de l’Intérieur), celle du SVR (le service des Renseignements extérieurs), la Garde nationale, et le FSO qui assure la protection du président. Comptent aussi les Gardes-Frontières, le Comité d’enquête et le ministère des Situations d’urgences, que dirigea Choïgou entre 1996 et 2012. Il faut désormais y ajouter les milices privées, dont Wagner : le ministère de la Défense en avait dénombré pas moins de quarante quand il a décidé de leur faire signer des contrats, officiellement pour assurer des droits sociaux égaux à tous leurs membres. Certes, tous n’ont pas un poids et des moyens comparables… Mais le pouvoir russe repose sur l’équilibre qui se noue entre eux.
À l’époque soviétique, les différents organes de forces étaient sous la direction politique du Parti communiste de l’Union soviétique — le Politburo et le Comité central. Ils n’étaient, jusqu’à l’avènement d’Andropov, chef du KGB, au poste de secrétaire général du PCUS, que les bras armés du pouvoir, mais ne participaient pas à la décision politique. Ce « couvercle » a volé en éclat avec le putsch manqué d’août 1991.
La personnalité charismatique de Boris Eltsine — le premier chef de l’État élu au suffrage universel de toute l’histoire russe (avec 57 % des suffrages !) — a un temps fait illusion, mais la fronde du Parlement en 1993, qui a vite pris la forme d’une rébellion armée, avec une tentative de prendre d’assaut la tour d’Ostankino, à Moscou, pour contrôler la télévision, a mis Eltsine dans les mains des services de sécurité qui avaient sauvé son pouvoir, faisant tirer quelques chars sur le Parlement et envoyant des forces spéciales investir le bâtiment. L’opération avait fait, officiellement 187 morts et 437 blessés. Très vite, l’accès au président avait été filtré par ceux qui le « protégeaient ». Puis on a vu les « occidentalistes » qu’Eltsine avait appelés auprès de lui céder leur place à de vieux routiers du pouvoir et des services. Le remplacement le plus emblématique fut, en 1996, celui du ministre des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, partisan d’un dialogue ouvert avec l’Ouest, par Evgueni Primakov, un ancien haut responsable du KGB. C’est à la même époque que Poutine a été introduit dans les services de l’administration présidentielle. Primakov est devenu Premier ministre en 1998, alors que Poutine était nommé à la tête du FSB… Le second a un peu plus tard écarté le premier, pour imposer petit à petit le pouvoir du clan qui s’était constitué autour de lui à Saint-Pétersbourg, depuis qu’Anatoli Sobtchak, le maire « démocrate », son ancien professeur de droit, avocat, mais aussi ancien enseignant à l’école de police de Leningrad, lui avait confié le poste stratégique de chef des relations extérieures de la ville, avec le contrôle, notamment, des investissements étrangers. Alors le pouvoir russe s’est trouvé dans les mains des organes de forces, libres de tout contrôle politique et a fortiori judiciaire…
Après un an et quatre mois d’une guerre qui n’a pas porté les fruits escomptés, c’est l’équilibre au sommet du pouvoir qui est ébranlé. Galia Ackerman et Stéphane Courtois, dans l’introduction du Livre noir de Vladimir Poutine5, citent opportunément Vladimir Boukovski qui rappelait que « Poutine est un colonel, mais au-dessus de lui il y a des généraux ». Vingt-trois ans après qu’il a pris la direction de l’État russe, l’ancien espion soviétique en poste à Dresde avant la chute du Mur de Berlin doit compter avec les hommes qui tiennent les différents pôles de puissance en Russie, les siloviki, et les chefs de l’armée6. Encore faut-il préciser que dans chacune des entités de forces, il existe des courants et des dissensions, y compris au FSB (cela avait été manifeste dans le cas du KGB en 1991, qui n’avait pas suivi unanimement, loin de là, le choix de son chef de l’époque, Vladimir Krioutchkov, de renverser Gorbatchev).
Il doit aussi ne pas ignorer le poids de quelques piliers de l’État russe dont le Kremlin a éminemment besoin, notamment Gazprom, qui est presque un État dans l’État, mais aussi les responsables des deux institutions financières qui ont sauvé la mise au pays face aux sanctions économiques, la présidente de la Banque Nationale de Russie, Elvira Nabioullina, et Guerman Gref, le président de Sberbank, qui draine l’épargne russe (une clientèle de 100 millions de personnes physiques, plus un million de personnes morales !). Enfin, il ne peut sans doute pas laisser totalement « hors du jeu » l’un ou l’autre des chefs des grands clans de la pègre locale, dont les ramifications sont internationales…
Tel est le « vivier » du pouvoir russe, sans que l’on puisse en décrypter les fonctionnements ni les rapports de force internes, au-delà de ce qui est mis en scène publiquement, qu’il faut considérer avec prudence. Ajoutons qu’il existe sans doute des rancunes tenaces. Une partie des cadres du FSB a été sanctionnée après l’échec de la prise de Kyïv, certains ont été jetés en prison. Le patron du SVR, Sergueï Narychkine, n’a certainement pas oublié qu’il a été publiquement humilié par le président russe pour avoir peiné à approuver la décision de soutenir les déclarations d’indépendance des républiques fantoches et prétendument « populaires » de Donetsk et de Louhansk dans le Donbass, prélude à l’invasion russe de l’Ukraine.
Le prix très lourd de la guerre
Poutine, pour assurer son pouvoir, a attisé les contradictions et les rivalités entre les uns et les autres en pensant qu’il en resterait l’arbitre. Mais il n’a pas compris que, ce faisant, l’eau de cette marmite bouillonnante, qu’il chauffait toujours plus, pouvait déborder à ses dépens. Il n’a pas pris en compte le fait que le prix de la guerre n’est pas perçu de la même manière par les différentes composantes du pouvoir. Non seulement l’armée est éreintée, mais l’économie en pâtit lourdement, même si l’industrie de guerre tourne à plein régime et maintient à flot le PIB russe. Les récents chiffres du secteur énergétique témoignent d’une sérieuse contraction des rentrées d’argent : en décembre dernier, les recettes de l’État russe dans ce domaine avaient chuté de 32 % ! On souligne à raison le lourd prix du soutien à l’Ukraine supporté par les pays occidentaux. Mais l’Union européenne et les États-Unis totalisent quelque 40 000 milliards de dollars de PIB, contre environ 1 800 milliards pour la Russie. Quand bien même les stocks d’engins militaires, d’équipements et de munitions du Kremlin sont considérables, la capacité du pays à supporter durablement un effort de guerre tel que celui qui est engagé depuis février 2022 est limitée et, même si à Moscou et Saint-Pétersbourg, les riches continuent à se porter bien, la réalité dans la profondeur du pays est tout autre. La catastrophe se profile assurément, et même si nul ne sait dans combien de temps, l’effondrement sera inévitable7…
Dans ces conditions, comme l’a expliqué récemment Françoise Thom dans Desk Russie, il n’y a plus de consensus au sommet sur la suite à donner à la guerre. S’opposent les partisans d’un durcissement et d’une accélération des opérations militaires, y compris en ayant recours à l’arme nucléaire tactique, et ceux d’une autre voie, plus « raisonnable », qui ne verraient pas d’un mauvais œil la fin de la guerre ou du moins l’arrivée d’une pause8. L’armée est celle qui paie le plus lourd tribut à la prétendue « opération militaire spéciale ». Elle est à la fois affaiblie très durablement et profondément humiliée. Les images du modeste déploiement militaire de la parade du 9 mai dernier ont dû rester en travers de la gorge de plus d’un officier supérieur russe, de même que l’annulation des défilés dans nombre de grandes villes russes, alors que la célébration de la victoire de la Grande Guerre patriotique est un rendez-vous majeur pour la fierté nationale. On ne s’étonne donc pas de la passivité des militaires qui ont laissé les troupes de Wagner franchir la frontière entre le Donbass et la Russie, puis marcher sur Rostov-sur-le-Don, et entrer dans la ville pour prendre le contrôle du quartier général du commandement sud de l’armée russe, sans tirer un coup de feu. Certains commentateurs ont joliment parlé d’une « grève à l’italienne » : surtout ne rien faire et ne rien dire, ni dans un sens ni dans l’autre.
Prigojine, qu’on avait entendu tenir depuis des mois les discours les plus extrêmes, a opportunément choisi, pour expliquer sa décision de franchir le Rubicon, de démonter point par point toute la rhétorique par laquelle Poutine avait justifié l’intervention de l’armée russe en Ukraine. Manifestement, il comptait capitaliser des soutiens sur cette ligne, celle d’un réalisme comparable à celui qui avait conduit le général Sourovikine à décréter fin novembre 2022 le retrait des forces russes de la ville de Kherson et de la rive occidentale du fleuve Dnipro. Ce choix explique aussi qu’une partie de la population de Rostov (dont on ne peut mesurer l’ampleur réelle, au-delà des images spectaculaires qui ont été diffusées) ait manifesté sa sympathie envers le leader de Wagner, qui lui semblait alors porteur d’une solution de sortie de crise.
Les divisions au sommet expliquent la lenteur de la réaction de Moscou, la panique qui s’est emparée d’une partie de la direction russe — dont une partie a manifestement envisagé de fuir Moscou (certains sont soupçonnés d’avoir voulu chercher refuge à l’étranger) — et sans doute de Poutine lui-même qui a disparu pendant de longues heures. Le président russe a ensuite expliqué qu’il avait cherché à temporiser pour éviter le bain de sang, avant de féliciter — car il n’est pas à une contradiction près — la promptitude remarquable (que personne n’a constaté) de la réaction des services de sécurité pour enrayer la mutinerie.
Les négociations se poursuivent en coulisse
Dès le début de l’opération lancée par les Wagner, on pouvait se rendre compte que celle-ci ne relevait pas d’une improvisation de dernière minute. On sait aujourd’hui qu’elle se préparait depuis plusieurs semaines. Les services de renseignements russes et américains en avaient eu vent. Si rien n’a été fait pour dissuader ou empêcher Prigojine de passer à l’action, si, au contraire, comme c’est le plus probable, certains l’ont assuré de leur soutien dans son opposition à Choïgou, c’est sans doute qu’une partie au moins de ceux qui lui ont laissé penser que la voie était libre pariaient non pas sur la victoire du chef de Wagner, mais sur une déstabilisation et un affaiblissement durable de Poutine, pour commencer à préparer l’avenir dans des conditions susceptibles de préserver, autant que faire se peut, leurs acquis. D’autres ont peut-être, tout en sachant ce qui se tramait, choisi de ne rien faire pour éliminer ensuite leurs rivaux. On ne sait pas aujourd’hui, qui a gagné, pour qui Prigojine (sans s’en rendre compte ?) a tiré les marrons du feu.
L’aventure du chef de Wagner s’est arrêtée quand il a compris que passivité ne valait pas soutien et que faute de ralliements effectifs, avec hommes et armes, il n’obtiendrait pas ce qu’il voulait, sauf en livrant une bataille incertaine. De son côté, Poutine constatait que lui non plus n’avait pas l’assurance d’écraser la mutinerie : les forces spéciales en place pour barrer la route à la colonne rebelle n’étaient pas assez nombreuses pour que leur victoire soit assurée rapidement, et l’aviation restait clouée au sol, après avoir perdu un précieux Il-22M, un appareil de commandement aéroporté, et six hélicoptères. De son point de vue aussi, il était trop dangereux d’engager le combat. De part et d’autre, on a compris qu’il fallait temporiser. Poutine a sauvé les meubles temporairement et récompensé non pas le chef du FSB, Alexandre Bortnikov, ni le secrétaire du Conseil de sécurité, le puissant Nikolaï Patrouchev, mais peut-être le plus faible, Viktor Zolotov, le patron de la Garde nationale, la Rosgvardia, mal équipée et faiblement réactive. Il peut espérer resserrer l’unité autour de lui et, surtout, se mettre en scène publiquement comme le chef incontesté de la Russie. C’est ce à quoi il s’est employé les jours suivants en multipliant les apparitions. Mais il ne faut pas se fier aux apparences : cette gesticulation est un aveu de faiblesse.
Vladimir Poutine tente aussi de montrer sa force en mettant en scène le démantèlement de Wagner. Les fonctions qu’ils remplissaient ne vont pas disparaître, mais être réallouées à des fidèles. Elles sont nécessaires à la Russie, tant en ce qui concerne les outils de désinformation à l’échelle mondiale mis sur pied par Prigojine que les forces employées dans les opérations de déstabilisation et de mise sous tutelle des régimes africains, et au service des visées russes du côté d’ Haïti et de l’Amérique latine. Il arrive à Concord et Wagner ce qu’ont connu, au début du règne de Poutine, les empires économiques et médiatiques constitués par Berezovski et Goussinski à l’époque de Gorbatchev et Eltsine. Accusés de malversation, ces derniers ont dû abandonner ce qui faisait leurs forces et s’exiler. Et l’homme le plus riche de Russie, Khordorkovski, quant à lui, fut dépouillé de Ioukos et envoyé en colonie pénitentiaire en Sibérie pour dix ans…
Pour autant, l’ancien « cuisinier de Poutine » n’est pas encore définitivement mis hors d’état de nuire, et nul ne sait où il est et d’où il parle. Peu, mais suffisamment pour faire savoir qu’il est encore là. L’homme, roué plus que bien d’autres, compte sans doute encore quelques protecteurs qui le préserveront tant qu’il leur semblera utile. Par ailleurs, il détient certainement assez d’informations sur Poutine et son entourage pour en faire trembler beaucoup dans les couloirs du Kremlin et de la Douma… Nombreux sont ceux qui vont prêcher sinon le pardon, du moins le fait de ne rien faire d’irrémédiable… Au moment où nous écrivons, il se dit, dans des milieux très bien informés, que Prigojine serait reparti de Minsk le jour même de son arrivée au Bélarus, pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Depuis, il aurait même fait un passage à Moscou où les négociations — entamées samedi 24 « pour éviter de verser le sang russe », mais pas terminées — devaient se poursuivre en direct et au plus haut niveau. Une « résilience » inimaginable sans de très solides garanties !
Les Ivan préfèrent attendre
La situation du président russe est donc pour le moins problématique. Tout d’abord, son pouvoir a vacillé, et il est patent qu’il dépend d’un ensemble de forces dont les membres peuvent décider à tout moment de le lâcher. Il ne peut plus être certain de personne, puisqu’il a montré à tous qu’il a eu peur et qu’ils ne peuvent compter totalement sur lui. Cela va sérieusement entraver son action. Ensuite, il a dû accepter l’humiliation d’avoir été officiellement « sauvé » par la médiation de son vassal, le très rusé président du Bélarus, Alexandre Loukachenko, dont on sous-estime systématiquement la force et l’habileté, parce qu’il semble en sursis devant une population nationale très critique à son égard, et totalement dépendant de Moscou. Mais le satrape du Bélarus excelle, depuis son enfance, dans l’exercice de la survie en situation de faiblesse ! Enfin, l’armée russe en Ukraine, si elle tient encore et pose des problèmes presque insolubles à la contre-offensive ukrainienne, ne doit son salut qu’à l’engagement toujours incomplet des Occidentaux à l’égard de Kyïv.
Finalement, Vladimir Poutine n’a devant lui qu’un chemin pavé d’embûches et hérissé de ronces. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’il ne doit de rester au pouvoir qu’au fait que personne ne souhaite payer à sa place la facture politique, économique, diplomatique et judiciaire de la guerre. C’est pourquoi s’est montée, à la hâte, une opération de ravalement de façade, avec une multiplication des interventions télévisées et publiques du président russe, à grand renfort de discours sur le soutien unanime de la population russe à la direction du pays et, bien sûr, à son chef. Mais il faudrait que Poutine engrange de sérieux succès pour restaurer son pouvoir tel qu’il était avant le déclenchement de la guerre.
La purge généralisée qu’évoquent souvent les commentateurs ne sera pas chose aisée. On l’a déjà vu avec les informations contradictoires concernant le général Sourovikine, dont tout laisse penser qu’il jouait un double jeu entre Wagner et le Kremlin. On a dit qu’il avait été jeté en prison. Il a fini par faire savoir qu’il est libre… Dans quelle mesure exactement, on ne le sait pas, mais le fait est qu’il n’a pas été possible de le jeter dans un cul de basse-fosse. De même, la manière dont sont ménagés les « commandants » de Wagner, dont plusieurs sont d’anciens hauts officiers de l’armée ou du GRU (et même un ancien vice-ministre de la Défense, Mikhaïl Mizintsev), montre aussi que le président russe n’est pas sûr de lui.
On est loin d’un règlement de comptes éclair ou d’une rafle de grande ampleur des supposés « coupables » et de leur entourage, du genre de ceux que Staline n’hésitait pas à ordonner, qui auraient été nécessaires pour faire la démonstration d’un pouvoir de nouveau sans partage. On n’est plus en 1937-38, à l’époque de la Grande Terreur. L’information, plus ou moins manipulée, circule, quoi qu’en veuille le Kremlin. La population russe a su ce qui s’était passé, et les membres des organes de forces aussi, jusqu’aux petites mains… L’heure n’est plus aux excès de zèle pour complaire au chef, mais à la circonspection, et ce n’est pas avec cette pusillanimité que l’on règle massivement des comptes et que l’on reprend le manche du pouvoir quand il a failli tomber. Les Russes attendront, comme d’habitude, avant de prendre fait et cause pour celui qui leur sera présenté comme leur nouveau chef… Et sans doute d’ici là continueront-ils à montrer un soutien de façade sans faille à celui qui s’affiche comme le maître de la situation. Dans ce monde trouble, tous les Ivan — comme disait naguère Alexandre Zinoviev — savent parfaitement que l’on n’est jamais assez prudent si l’on veut vivre tranquille… Voilà sans doute ce qu’aurait retenu l’Alice de Lewis Carroll, si elle avait traversé les apparences de la comédie du pouvoir russe.
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.
Notes
- L’« usine à trolls » de la société Internet Research Agency, dont la création a été revendiquée par Poutine, a commencé à fonctionner dès 2009, et la société a été officiellement constituée en 2013.
- Voir une analyse éclairante portant sur les « cyber-troupes » assurant les activités de Wagner, de « l’usine à trolls » et de Concord ici.
- Rappelons que ce dernier a eu droit à des funérailles quasiment nationales, célébrées dans la cathédrale du Christ sauveur, à Moscou, par le patriarche Kirill en présence de Vladimir Poutine.
- Prigojine aurait fait la connaissance de Poutine dans les années 1990, à partir de son implication dans le monde des jeux et des casinos que ce dernier supervisait officiellement, pour le compte de la mairie de Saint-Pétersbourg.
- Galia Ackerman et Stéphane Courtois (dir.), Le livre noir de Vladimir Poutine, Paris, Perrin/Robert Laffont, 2022.
- Il n’est pas si facile de limoger Choïgou, en dépit des multiples échecs de l’armée russe. Perdre son soutien et celui de son clan serait pour Poutine un risque considérable, dans la situation actuelle.
- Cette situation, mutatis mutandis, fait penser au constat d’échec de l’URSS dressé par Andropov, sur la base du rapport Zaslavskaïa, en 1983, qui avait conduit le KGB à anticiper l’effondrement du régime et du bloc soviétique.
- Mais une pause, en l’état actuel, pourrait bien signifier l’arrêt de la guerre et une défaite à la table des négociations, si les Occidentaux y sont suffisamment fermes et authentiquement « réalistes », c’est-à-dire prenant en compte la nature réelle du pouvoir russe, qui n’est pas un État au sens exact du terme, mais une structure profondément criminelle qu’il faut au moins priver de ses outils de nuisance, si l’on ne veut pas, comme le souhaitent les Polonais et les Baltes, le démanteler.