Quel drôle de coup d’État ! La journée du 24 juin vue par les mèmes russes, ukrainiens et biélorusses

Le 24 juin 2023, une révolte menée par le chef de Wagner Evgueni Prigojine menaçait le régime de Poutine, un cadeau inattendu pour les Ukrainiens. Pourtant, le soir même, ses milices ont soudainement interrompu leur marche sur Moscou, grâce aussi à la médiation du président biélorusse Loukachenko. Comme tout événement politique marquant, ce mini-coup d’État a été accompagné par une intense production humoristique sur les réseaux sociaux en Russie, en Ukraine et au Bélarus.

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Les auteurs du « mème » ci-dessus, repris dans plusieurs versions, se sont appropriés la fameuse phrase : « Je n’ai pas besoin d’un chauffeur, mais de munitions », attribuée à Zelensky quand il a héroïquement refusé d’être exfiltré par les Américains au début de la guerre. On peut imaginer la satisfaction de ceux qui ont mis la phrase, inversée, dans la bouche de Poutine : « J’ai besoin d’un chauffeur, pas de munitions ». Selon des médias indépendants, Poutine, se sentant menacé, aurait effectivement quitté Moscou le 24 juin. L’information, niée tout de suite par le porte-parole officiel du Kremlin, Dmitri Peskov, n’a fait qu’augmenter l’effet comique et la diffusion de la blague.

Le coup d’État des milices Wagner a été un cadeau inespéré pour les Ukrainiens : leur ennemi semblait s’autodétruire. Un thème humoristique devenu viral dès le petit matin du 24 juin sur les réseaux était celui du popcorn. Dans l’ironie des réseaux sociaux, les Ukrainiens, tous en mode « sit back, relax and enjoy », allaient dévorer du popcorn pour profiter du spectacle rocambolesque offert par Prigojine. Dans d’autres blagues, la demande de popcorn aurait atteint un tel niveau que les prix auraient flambé, illustré par ce mème mettant en scène le chef de Wagner (ci-dessous). Heureusement, comme ironisait quelqu’un, les Américains allaient à nouveau aider l’Ukraine avec 280 millions de dollars pour l’achat de popcorn.

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Quand, vers midi, Prigojine a commencé à prendre la route pour Moscou après avoir occupé Rostov-sur-Don et Voronej, deux centres régionaux importantes, les comptes Twitter Ukrainiens relançaient un mème (ci-dessous) mettant en scène des échanges entre Poutine et son entourage : d’un côté, l’ambiguïté du discours des responsables de la guerre et, de l’autre, le déni de Poutine.

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Choïgou [ministre de la Défense] et Guerassimov [chef d’État-major général des forces armées de la Fédération de Russie] : « Deux centres régionaux ont été occupés. »

Poutine : « Kherson et Zaporijjia ?» [deux villes en Ukraine]
Choïgou et Guerassimov : (silence)
Poutine : « Kherson et Zaporijjia, n’est-ce pas ? »

Le cri de Prigojine

En difficulté pendant le siège de Bakhmout, le 5 mai 2023, Prigojine avait publié sur son compte Telegram une vidéo hallucinante, où, devant les cadavres de ses soldats, il accusait l’establishment militaire russe de laisser Wagner sans munitions ni équipement : « Choïgou, Gerassimov, où sont les putains de munitions ? » Ce cri a fait le tour des médias du monde entier, étalant les frictions entre Wagner et les huiles de l’armée régulière.

Quand, le 24 juin dernier, Prigojine s’est révolté contre le Kremlin, beaucoup d’internautes en ont profité. En se retournant contre son ex-employeur, le mercenaire Prigojine pouvait finalement demander ses « putains des munitions » à Kyïv. La tête du chef Wagner criant à la fois « Zelensky, Zaloujny [commandant en chef de l’armée ukrainienne], où sont les putains de munitions ? » et « Zaloujny, donne-moi les munitions » (ci-dessous) ont été diffusés par nombreux comptes Twitter et Telegram ukrainiens.

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Une fois l’ordre rétabli, Prigojine a pourtant disparu des radars : apparemment exilé au Bélarus, mais prétendument repéré à Pétersbourg fin juin, son sort reste un mystère.

Internet ne s’est pas privé de s’inspirer de cette situation pour alimenter le suspense : « Loukachenko, où suis-je ? » ou encore, en hommage au surréalisme : « Munitions, Prigojine, où est-il ? »

Loukachenko, héros d’un jour

Dans la folie de cette journée, Alexandre Loukachenko, insoupçonnable trait d’union entre le Kremlin et les révoltés de Wagner, réussit à arrêter la révolte d’un coup de fil à Prigojine.

Une vague de mèmes où Loukachenko était présenté comme une espèce de super héros a vite envahi les réseaux sociaux. Ce qui est drôle, c’est la contradiction entre le rôle subalterne du président biélorusse vis-à-vis de Poutine et son inespérée victoire diplomatique. Le « maître » Poutine, qui traite le Bélarus comme une simple extension géographique et politique de Moscou, doit à Loukachenko le retour au calme.

Internet s’est déchaîné : tantôt on voit Loukachenko arrêter les chars de Place Tiananmen en 1989 (ci-dessous 1), tantôt on le voit en mer sauver les passagers du Titan, le sous-marin qui a explosé quelque jour plus tôt au fond de l’océan : « Après 6 jours, les passagers du Titan ont été sauvés ! Mais comment est-ce possible ? » (ci-dessous 2).

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Le faux Prigojine

De leur côté, les internautes russes, angoissés de voir leur pays au bord du gouffre, se sont aussi réfugiés dans l’humour. Ils ont passé la journée à cibler le producteur musical et homme d’affaires Iossif Prigojine, qui porte le même nom que le chef de Wagner. L’homonymie avait déjà été utilisée dans les mois précédents, lorsque les tensions entre Wagner et l’armée russe s’intensifiaient autour du siège de Bakhmout. Si le chef de Wagner n’a pas reçu les armements tant convoités, c’est peut-être parce que le ministère de la Défense s’est trompé et les a envoyé à l’autre Prigojine ? (Ci-dessous).

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Mais avec le coup d’État, l’ambiguïté est poussée à l’extrême : Iossif Prigojine répondait en quelque sorte de toute action commise par Evgueni Prigojine. Dans les mèmes, on lui demandait de quitter la ville occupée de Rostov (ci-dessous), de rendre compte des millions d’euros en espèces trouvés au siège de Wagner à Saint-Pétersbourg et j’en passe. La vague de mèmes le ciblant a pris une telle ampleur, que le producteur a été interrogé sur ce phénomène social spontané. Dans un entretien à TV Dojd le 26 juin, il a raconté sa version de la journée du 24 juin : « J’étais en famille, je voulais me reposer, […] je n’avais pas l’intention d’aller sur mes réseaux sociaux, mais tout à coup […], on a commencé à nous envoyer une telle quantité de mèmes que finalement je voulais voir ce qui se passait. » Gêné au début, Prigojine a déclaré pourtant que cela « a aidé les gens à supporter le stress » et que donc ce n’était « pas une mauvaise chose ».

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Combien d’émotions peuvent se cacher derrière l’humour ! Du côté russe, on observe une espèce d’apathie ironique, qui joue un rôle central dans la relation avec le pouvoir : l’humour sert surtout à « faire avec ». Chez les Ukrainiens, en revanche, l’ironie est une arme de résistance à l’impérialisme russe. Depuis le début de la guerre, les Ukrainiens ont eu largement recours à l’humour pour se remonter le moral et humilier la Russie : des milliers de blagues, des mèmes, et une série télé appelée Bunker, qui met en scène la débauche, la bêtise et la désorganisation des politiciens et de l’armée russes. Voltaire le disait dans ses lettres : « J’ai toujours fait une courte prière à Dieu. La voici : Mon Dieu, rendez nos ennemis ridicules ! Et Dieu m’a exaucé. »

Analyste free-lance de la Russie et de l’espace post-soviétique, Raimondo Lanza est actuellement doctorant à l’école doctorale de Géographie de Paris 1 sur le rôle de l’humour dans la création et la diffusion des stéréotypes nationaux en Russie.

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