Desk Russie publie un extrait du nouvel ouvrage de notre autrice Olga Medvedkova, qui livre une expérience d’introspection, une réflexion épistémologique et un acte de résistance face à la dépersonnalisation, autour de la question du nom. Le nom — ce signe étrange et ambigu de l’individu — est analysé par une historienne de la culture par ailleurs écrivaine et traductrice. Elle mène une enquête sur son propre nom (en son nom propre), relatant l’histoire mouvementée de sa perte et de sa redécouverte. (L’ouvrage est publié par Les presses du réel, collection « Art en société », dirigée par Laurence Bertrand-Dorléac.)
Introduction
Ce livre a d’abord été écrit en langue russe. C’est le troisième livre que j’ai écrit en russe depuis 2018, alors que je vis en France depuis 1991 et que j’écris en français aussi bien des ouvrages d’histoire et d’histoire de l’art que de fiction. Mais entre 2018 et 2021, il s’est passé quelque chose. La langue russe m’est revenue. J’ai brusquement beaucoup écrit dans la langue de mon enfance et de mon adolescence. Peut-être parce que ces livres russes, je les ai pensés depuis longtemps, depuis toujours. Ce livre-ci, je l’ai, enfin, écrit quand nous avons tous eu l’étrange « cadeau » d’un temps « en plus » : c’était à Paris pendant le premier confinement suite à l’épidémie du COVID-19, en mars, avril et mai 2020. Je l’ai donc écrit en russe, enfermée chez moi, à la main, dans trois cahiers, sous forme de journal fragmenté, en dépouillant les archives familiales et en lisant parallèlement un tas de livres dans un tas de langues, en réfléchissant sur l’énigme du nom.
Cette pensée du nom m’est propre — le lecteur le verra — à cause de mon histoire personnelle. Mais j’ai voulu la comprendre plus généralement, en comparant mon expérience à celle des autres, en tentant d’éclaircir cette question épineuse, en la débattant avec les philosophes, les écrivains, les artistes de tous temps et de tous pays confondus, qui me sont proches. Tel quel, le livre a été publié à Moscou, à l’automne 2021, par les éditions NLO. Entre le moment de l’écriture et celui de la publication, beaucoup de choses ont changé en Russie : le climat politique s’y est sérieusement détérioré. Des opposants ont été jetés en prison. Des listes d’« agents de l’étranger » ont fait leur apparition. Des manifestations ont été dispersées à coups de matraques électriques. Le mouvement démocratique a été assassiné et avec lui l’organisation Memorial, qualifiée d’abord d’« agent de l’étranger », puis dissoute le 28 décembre 2021. Le mouvement « Retour des noms » fondé par l’historien Anatoly Razoumov, créateur de la base de données des victimes du stalinisme à la Bibliothèque nationale de la Russie à Saint-Pétersbourg, a été interdit et l’accès aux archives des victimes a été proscrit, même à leurs héritiers.
Que faisaient ces activistes, ces ouvriers de la cause mémorielle ? Ils aidaient les gens à retrouver leur nom. Grâce à « Memorial », au « Retour des noms », les gens apprenaient où, quand et comment les bourreaux staliniens avaient torturé et tué leurs parents et grands-parents, les membres de leur famille ou leurs voisins. Ils apprenaient les noms des victimes innocentes. Ils apprenaient parfois comment ils s’appelaient eux-mêmes. C’est ce que faisait aussi l’historien du Goulag Youri Dmitriev, condamné à quinze ans de colonie pénitentiaire. Que faisait Dmitriev de si grave ? Il exhumait les morts, il leur rendait leur nom et leur offrait une sépulture digne d’un être humain. C’est ce nom, rien que le nom rendu à la victime qui résistait encore, qui empêchait que le pays plonge dans un nouveau culte de la personnalité et soit inondé d’hystérie militariste. C’est ce simple nom propre — enfoui, interdit, extirpé — qui faisait si peur aux nouveaux bourreaux. Car, oui, le nom résistait. Le nom témoignait contre le tyran, contre l’oubli et contre la mort. Quand, encouragée par mon entourage aussi bien familial et amical qu’intellectuel et professionnel, j’ai commencé à réécrire ce livre en français, la Russie s’était déjà engagée sur ce chemin du non-retour qui la menait loin de nous, loin du monde dans lequel le nom propre de toute personne, la moins connue, la plus discrète, est digne de respect. Brusquement, ce que je décrivais dans ce livre, ce double traumatisme vécu par mes ancêtres, causé par le nazisme et par le stalinisme, ces troublants faux jumeaux, a été réactualisé. À la fin de l’année 2021, certains discours ont été prononcés, tout le monde les a entendus : le poutinisme ne cachait plus sa nature. Le régime autoritaire s’est transformé en régime totalitaire. Puis la guerre a éclaté contre l’Ukraine et la vie de tant d’hommes, de femmes et d’enfants a été méprisée, bousculée, brisée. J’ai préparé cette version française de mon livre sur le nom propre des gens qui me sont chers au beau milieu de cette catastrophe, comparable à celle qui les a jadis dévastés.
Ce livre est écrit sous forme d’un journal fragmenté ; il appartient à un genre qui existe : c’est un récit de filiation. Ce genre est un pont entre l’ego-histoire et l’histoire tout court, entre la littérature et l’histoire culturelle. Je travaille en historienne que je suis, j’interroge les archives ; mais je travaille aussi en écrivaine que je suis : je raconte une histoire, la mienne, je partage mon obsession du nom. Je le fais afin d’avertir, de maintenir le sentiment de la fragilité humaine, en plein milieu de l’horreur que nous vivons, en pleine actualité qui se gargarise de chiffres de morts et qui ne cite que rarement leurs noms.
Un extrait
9 avril
- Depuis que je suis petite, je sais que ma mère est orpheline. Elle n’a pas eu de mère, c’est-à-dire qu’elle n’a pas eu ce que moi, j’ai, ma mère. Je suis plus heureuse qu’elle. Tout le monde est plus heureux que ma mère. Parce qu’il n’y a pas de bonheur plus profond que celui d’avoir une mère. Mais alors, si elle n’a pas eu de mère, comment est-elle née ? Sans doute que c’est son père qui l’a engendrée. Plus tard, j’ai appris que non seulement ma mère n’avait pas de mère, mais que c’était parce que sa mère avait été tuée : la mère de ma mère, la belle Guitya, avait été tuée par les « fascistes » (c’est ainsi qu’en URSS on appelait les nazis, pour qu’on ne sache pas que c’étaient des « socialistes»). De Simferopol, chaque année, on se rend à un « énième kilomètre », on s’arrête au milieu de nulle part, au bord de la route, entre les abricotiers sauvages (en fleurs ou pleins de fruits, selon qu’on y va au début ou à la fin des vacances). Nous sortons de la voiture. Ma mère est en larmes (elle a commencé à pleurer dès qu’on s’était mis en voiture à Simferopol). Là-bas, en ce lieu, à cet « énième kilomètre », il n’y a rien, aucun monument, aucune plaque mémorielle, aucun nom, rien qu’un fossé le long de la route, et dans ce fossé, ma mère qui n’a pas de mère jette des fleurs et dit d’une voix pleine de larmes toujours la même chose : « Papa ne croyait pas qu’on l’avait tuée, il disait qu’elle était si belle qu’on n’aurait pas pu la tuer. » Elle se mouche ; son nez est rouge. Dans ma tête, ces deux mots, « tuer » et « belle », s’associent, se solidarisent. Ils l’ont tuée parce qu’elle était belle. Au son du mot « belle », à la pensée « belle », j’ai peur, ça me gratte dans la gorge. Ce qui rime avec « belle », c’est la mort et le fossé.
- Une fois, en vacances en Lettonie, ma mère m’emmène en excursion à Salaspils, un camp de concentration allemand qui a fonctionné de 1941 à 1944. J’aime beaucoup apprendre (tout ce qu’on enseigne) et là aussi, je cours derrière notre guide pour ne pas perdre un mot, et je n’en perds aucun. J’ai tout entendu : comment on les torturait, comment on les tuait. La nuit suivante, j’ai de la fièvre, je vomis et dans mon cauchemar, une main géante en béton gris du monument au « non-vaincu » se tend vers moi, veut m’attraper. Je ferai ensuite souvent ce rêve. De ce point de vue, je suis une représentante classique d’une génération « post-mémorielle ».
- Je me répète sans cesse, je tourne en rond. Je jette tout ça en vrac, comme ça me vient. Je ne range pas mes affaires. Je ne veux pas les ranger, les enfermer dans des tiroirs. Ainsi, en désordre, en oubliant, en me remémorant leurs noms, il me semble, que — comme un enfant qui joue au ballon et qui tâche en le jetant en l’air, encore et encore, de ne pas le laisser tomber — je parviens à ne pas les laisser tomber, je les garde dans l’azur du présent, dans le royaume du grand et mystérieux Pendant.
- C’est l’automne 1941 : Mikhaïl Medvedkov a trente-trois ans, Guitya en a vingt-sept, la petite Lilka sept. Les parents de Guitya, Nikolaï et Élisabeth Tsytovski ont quarante-huit et quarante-cinq ans. Le frère de Guitya, Grigori, est depuis longtemps sur le front : la Russie est en guerre contre la Finlande. Maintenant, depuis le 22 juin, c’est une nouvelle guerre, contre l’Allemagne. Les frères Mikhaïl et Alexandre Medvedkov ne sont pas appelés car ils ont une maladie héréditaire, un ulcère de l’estomac. La ligne de front s’approche, Mikhaïl supplie Guitya de partir, n’importe où, de quitter la Crimée, de rentrer à Moscou, où ils ont des amis, des cousins. Il lui dit : « Il faut qu’on se dépêche, les Allemands avancent vite. » Mais elle doit en parler à ses parents. Et eux, ils disent : «Partez, mais nous, on reste. Nous les avons bien vus, les Allemands, pendant la Première Guerre ; ils ne sont pas pires et même plutôt mieux que les bolcheviks. Et qu’est-ce qu’on leur a fait ? Vous croyez vraiment ce qu’on raconte ? Mais non, c’est de la propagande. Le peuple allemand, qui a donné au monde Bach et Goethe, est incapable de faire ce dont on l’incrimine. » Guitya dit : « Ils ont peut-être raison, peut-être pas, mais je ne les abandonnerai pas. » Et ils restent tous à Simferopol. On décide quand même de les faire baptiser, tous les trois : Élisabeth, Ekoussil et Guitya. Ils sont maintenant chrétiens. Certes, sur leur passeport, ils sont toujours inscrits comme « juifs de nationalité » ; mais ce sont les passeports soviétiques, ils ne valent rien. Pour les Allemands, le mot « juif » signifie bien sûr ce qu’il signifiait en Russie avant la révolution de 1917 : la religion judaïque. Puisqu’ils sont baptisés, pour les Allemands, peuple cultivé, ils ne sont plus juifs. Lors de son baptême, Guitya reçoit le prénom de Catherine. C’est donc pour cela que ma mère voulait m’appeler Catherine ; cela aurait été comme m’appeler Guitya. Mais elle n’a pas osé l’expliquer à mon père, et peut-être même pas à elle-même. On baptise aussi Lilka, à tout hasard, pour la deuxième fois. La première fois, sa nourrice l’a baptisée en cachette à Moscou. Maintenant on l’a fait ouvertement, avec une inscription dans le livre des baptêmes de l’Église.
- On est en novembre 1941. Simferopol est bombardé, la ville brûle. Le grand-père Anatoly Medvedkov creuse un trou dans le jardin ; ils s’y cachent. Un soir, les deux familles se réunissent chez les Medvedkov. Brusquement, les Allemands entrent dans la maison, fouillent partout. Élisabeth et Nikolaï rentrent chez eux en courant. Puis partout dans les rues, une affiche est collée. Elle ordonne aux Juifs de se rendre aux endroits indiqués afin d’être enregistrés. On met un tampon sur leur passeport et on leur explique qu’ils doivent porter une étoile jaune à six branches cousue sur leurs vêtements. Il faut qu’elle soit toujours visible. Guitya coud une étoile sur son manteau, mais elle la cache sous son écharpe quand elle sort. Bientôt, elle ne sortira plus. Bientôt, dans les rues de Simferopol, sur les arbres, les cadavres des Juifs seront pendus : ce sont ceux qui ne sont pas venus aux postes d’enregistrement. Puis, le nouvel ordre arrive : ils doivent venir à tel endroit, à telle heure, tel jour, avec leurs affaires et de la nourriture pour trois jours. Guitya ne cesse pas de pleurer, et la petite Lilka, assise à côté, hurle à n’en plus pouvoir. Nikolaï et Élisabeth vont à l’endroit indiqué mais Guitya n’y va pas (c’est ma mère qui raconte tout ça). La nuit du 28 novembre, des camions chargés de Juifs passent par la chaussée de Théodosie, devant la maison des Medvedkov. Ils s’arrêtent entre le neuvième et le dixième kilomètre, non loin du village qui porte le nom de Doubki, ce qui signifie les Petits-Chênes. On les décharge, on leur ordonne de se déshabiller et on les mitraille. Puis on met de la terre par-dessus leurs corps.
- Mikhaïl, Guitya et Lilka ont abandonné leur appartement et habitent maintenant dans la maison des Medvedkov. Mikhaïl se rend tous les jours au travail, Guitya pleure. Un jour, une voiture s’arrête devant la porte ; Lilka glisse ses pieds nus dans des galoches et sort dans la cour. Elle voit son grand-père Anatoly qui git dans la neige ; les autres l’aident à se relever. On le soutient, on l’emmène dans sa chambre, il s’assoit sur son lit. Quelqu’un dit : « Guitya en partant a mis son foulard, elle a accroché la clé à la porte. » Lilka le sait : on accroche la clé à la porte quand on part pour longtemps. « Le grand-père est allé l’accompagner ; quand Guitya a ouvert la porte sur la rue, il a glissé ou la tête lui a tourné et il est tombé ; il est resté ainsi, allongé, jusqu’à ce que la voiture parte. » Maintenant ils parlent tous ensemble à voix basse : pourquoi, comment, quoi faire. Lilka n’en peut plus, elle s’en va. Elle cherche partout sa mère ; elle ne la trouve nulle part. Alors elle déduit ce qu’il faut faire : elle s’assoit près de la porte donnant sur la rue et attend son père. Il rentre quand il fait déjà nuit. Il est méconnaissable. Son visage est tout rouge et même bleu, il est gonflé de larmes. Il sait déjà tout, parce que le chauffeur de la voiture qui a emmené Guitya à la Gestapo était russe. Quand la voiture est passée devant le lieu de travail de son mari, Guitya lui a demandé de s’arrêter. Il l’a fait et est allé chercher Mikhaïl Medvedkov. Quand Mikhaïl a vu Guitya, il lui a dit : « J’y vais avec toi. » Elle lui a répondu : « Non, rentre, il faut que tu sauves Lilka. »
10 avril
- Le jour, il va au travail, le soir il rôde sous les fenêtres de la Gestapo en espérant la voir, lui faire passer des vêtements, de la nourriture. De retour à la maison, il raconte tout dans les moindres détails, tâche d’analyser, de planifier ses actions pour le lendemain. Il veut comprendre : ces derniers temps, Guitya se cachait, alors comment ont-ils su ? Qui l’a dénoncée ? Qui ? Mais n’importe qui a pu le faire. À commencer par les siens. Car à côté d’un Juif caché, on pend celui qui l’a caché. Lilka vit dans la maison de ses grands-parents. Le grand-père lit chaque soir la Bible. Il la lit toute sa vie, c’est ça, sa lecture. Quand il l’a finie, il l’ouvre au début et recommence. Lilka lui demande : « Dis, grand-père, comment les gens vivaient autrefois ? Mieux ou pire que maintenant ? » Il raconte, puis ajoute : « Réfléchis et compare toi-même. » Le printemps arrive, les travaux dans le potager, dans le verger reprennent. Ils ont une chèvre, il faut la traire ; le grand-père cultive des radis et les vend au marché. Tout le monde est au travail et Lilka s’ennuie, elle tente de s’enfuir dans la rue. Une fois à table, elle fait des caprices, elle ne veut pas manger ce qu’on lui donne, elle déteste le chou. Alors son père lui dit : « Il n’y a qu’une mère qui puisse supporter des caprices comme ça, et toi, tu n’en as plus. » Lilka comprend. Ce même soir, pour la première fois, quelqu’un l’appelle orpheline. En septembre, le raisin mûrit. Puis arrive l’hiver.
- Je raconte tout cela d’après les souvenirs écrits par ma mère. C’est l’hiver 1942. Un jour, quelqu’un frappe à leur porte et dit à Mikhaïl de passer chez leurs amis Zaitsev. Mme Zaitsev parle très bien l’allemand et travaille à la Gestapo. Après la libération de la Crimée, elle sera fusillée. Cette Zaitsev prévient Mikhaïl que les Allemands préparent une rafle pour le lendemain ; ils vont arrêter les « demi-sang » ou « demi-Juifs ». Elle lui dit : « Tu dois cacher Lilka. » Cette même pauvre Zaitsev organise tout (que son nom — qui signifie « fille de Lièvre » — soit gardé là, pour toujours ; sans elle Lilka aurait été tuée cette nuit-là, sur l’énième kilomètre, comme tant d’autres enfants issus de mariages mixtes). Dans la zone de la steppe occupée par les Roumains, au village tatar d’Aïbary, il y a un dépôt central de machines agricoles, ils ont besoin d’un comptable. Comme par miracle, Mikhaïl y est envoyé. Sur le champ, dans une voiture qui y va le soir-même ils partent tous les deux, le père et la fille. Le père dit à sa fille : « À partir de maintenant, tu ne t’appelles plus Lilka, tu t’appelles Elena. Ta mère s’appelait Ekaterina, elle est morte avant la guerre ; à toutes les autres questions, tu dois répondre “je ne sais pas”. » « Lilka » disparaît, morte avec sa mère Guitya. Ils vivent maintenant dans ce village, Mikhaïl et Elena Medvedkov. Elle fait chauffer la cuisinière en l’alimentant avec du crottin de chèvre séché ; elle cuit là-dessus des galettes. Elle garde les oies. Une fois, une oie s’échappe et va se promener dans la cour de la Kommandantur. Mikhaïl doit aller la libérer. Avant de partir, il lui administre une gifle, la première et la dernière de sa vie. Un jour, un couple de Karaïtes arrive à Aïbary ; ils portent le nom de Psakhis ; ils se cachent eux aussi, les Karaïtes, on les tue aussi, même s’ils n’ont pas une goutte du « sang » juif, eux, qui sont « seulement » de religion judaïque, mais cela n’intéresse plus personne. Tous ces gens sont « à peu près » juifs, point à la ligne. Je sais qu’ils s’appelaient A. et O. Je possède un livre, L’Art russe, publié en 1938, qu’ils avaient offert à Mikhaïl : « En signe de reconnaissance de la part de A. et O. Psakhis ». Puis un prêtre orthodoxe avec sa famille arrive à Aïbary car, par ordre de Staline, on rouvre les églises. Elena Medvedkova va à l’école, elle apprend à lire et à écrire. Ils vivent ainsi pendant deux ans.
- C’est le printemps 1944, Elena a dix ans. Mikhaïl fabrique un poste de radio, écoute Radio Moscou et le démonte aussitôt. Pour l’écouter de nouveau, il doit le remonter à chaque fois. Un jour, après l’avoir écouté, il dit à sa fille : « L’Armée rouge avance, prépare-toi, on peut nous dénoncer à tout instant. » Quelques jours plus tard, avec une voiture allemande qui va à Simferopol, il envoie sa fille chez ses parents et reste lui-même à Aïbary. Elena voyage avec une jeune Allemande qui fume sans cesse et avec laquelle elle passe la nuit dans une grange, sur de la paille ; elle arrive tant bien que mal à Simferopol. Elle habite à nouveau dans la maison des Medvedkov. Ils vivent presque sans sortir dehors : ils ont peur qu’avant d’abandonner la ville, les Allemands ne se déchaînent contre la population ; mais ils ont aussi peur que les Russes, en débarquant, ne soient pires. Et voici que les chars soviétiques avancent sur la chaussée de Théodosie ; derrière les chars roulent les camions, les voitures. Brusquement, l’une des voitures s’arrête devant leur maison : « C’est par ici les Medvedkov ? » Le grand-père reçoit une lettre de Mikhaïl : « Mes chers ! Tous mes vœux (si vous êtes en vie) à l’occasion de la plus grande fête, celle de la Libération de la Crimée ! De notre libération de l’esclavage ! Je passerai bientôt pour vous saluer, puis je rejoindrai l’armée des volontaires. Il faut les achever. Je vous embrasse, ainsi que ma chère fille. Votre Mikhaïl. » Mais il ne passera pas par Simferopol. Il va au front directement d’Aïbary et ainsi, accomplit ce qu’il avait promis à Guitya : il sauve Lilka-Elena, non seulement des Allemands durant l’occupation, mais des Soviétiques, après la libération, car maintenant elle est fille d’un soldat de l’Armée rouge. Presque aussitôt, il participe à la libération de Sébastopol. Puis, avec les autres volontaires qui sont partis sur le front des territoires occupés, en tant que soldat de l’infanterie, il marche devant les chars. Ils dégagent ainsi les routes des mines. Les dirigeants politiques des divisions (politruks) courent derrière eux, le pistolet dans le dos. Il n’y a pas au monde d’armée plus efficace que l’Armée rouge, qui traite ainsi ses propres soldats. Pendant les haltes, raconte Mikhaïl à sa fille plus tard, les politruks essayent de convaincre les soldats d’adhérer au parti communiste : « Vous allez de toute façon mourir demain, alors que pour nous, cela augmente les taux. » Mikhaïl se tait ou détourne la conversation : « Je ne me sens pas digne, camarade. » Ils marchent ainsi jusqu’à Königsberg ; lors de la prise de la ville, Mikhaïl reçoit une balle dans la tête : s’ensuivent une trépanation du crâne, la perte d’un œil, quatre mois d’hôpital à Toula et un certificat d’invalidité. Il est quand même vivant, il rentre à Simferopol avec des décorations (deux Étoiles rouges et une médaille de la Garde, dont il est particulièrement fier) et avec un seul trophée : un crucifix en aluminium émaillé de noir, détaché d’un chapelet (je conserve ces décorations et ce crucifix dans une boîte ayant appartenu à Guitya, en fonte décorative de l’Oural). Il racontera plus tard à sa fille comment ils entraient dans des maisons vides, dans lesquelles, sur les tables dressées, la soupe fumait encore dans les assiettes. Les autres prenaient tout ce qu’ils pouvaient emporter, la vaisselle, les vêtements, pas lui. On s’est beaucoup moqué de lui pour cela, surtout vers la fin de sa vie, alors qu’il était toujours désargenté.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.