Desk Russie publie le discours introductif de Laure Mandeville, grand reporter au Figaro et cofondatrice des Conversations Toqueville avec Jean Guillaume de Tocqueville. Cette conférence internationale annuelle est organisée par la Fondation Tocqueville, le Figaro et l’Atlantic Council. Ce discours fut prononcé le 30 juin 2023, à l’occasion de la cinquième édition des Conversations, intitulée : « L’Europe demain : réarmer la démocratie ».
Chers Amis,
Cette année, comme la précédente, nous allons à nouveau devoir parler de l’obsédante question russe. De ce dragon du pouvoir poutinien qui est notre voisin. Une menace immense que nous ne voulions pas voir et dont les coups de queue et les convulsions annoncent peut-être déjà la fin. Nous parlerons du feu des armes qu’il crache sur son voisin ukrainien, des bombes qui tombent chaque jour sur les villes et les civils, des prisonniers torturés, des enfants ukrainiens volés à leurs familles par milliers, tous ces faits ahurissants que nous sommes pour l’instant impuissants à arrêter. Nous parlerons de la société civile russe emprisonnée dans le ventre du dragon néo-totalitaire que l’on avait cru naïvement mort en 1991. Nous parlerons de l’opposition jetée en prison avec des peines staliniennes. Car Poutine mène deux guerres de front, l’une contre l’Ukraine et l’Occident. Et l’autre, contre son propre peuple. Nous penserons à Vladimir Kara-Mourza et Alexeï Navalny qui continuent chaque jour, depuis leurs geôles, de défendre l’idée d’une nouvelle Russie, européenne et démocratique, mais dont la santé se dégrade à huis clos.
Cependant, il y a une très bonne nouvelle dans ce tableau d’apocalypse : le « David ukrainien » s’emploie à terrasser le dragon et ne lâche pas un pouce. Il regagne même du terrain. Laissez-moi vous parler un instant de ce David, que j’ai vu il y a quelques jours en Ukraine. Il a mille et un visage. Celui de Volodymyr Zelensky, ancien acteur devenu commandant en chef, par une métamorphose proprement churchillienne. Celui d’Oleksandra Matviïtchouk, à laquelle je souhaite une chaleureuse bienvenue. Il y a dix ans, Oleksandra s’est levée, telle une Amazone ukrainienne, pour aider son peuple, entreprenant de révéler l’étendue des crimes de l’armée russe, interrogeant sans relâche des milliers de prisonniers et de victimes. Faisant surgir la vérité sur une réalité orwellienne que nous ne voulions pas voir. Et elle continue de se battre chaque jour en témoignant, et en nous mettant face à nos responsabilités.
Le David ukrainien, c’est aussi Constantin Sigov, mon ami philosophe de Kyïv, dont l’université continue d’enseigner et la maison d’édition de publier livre après livre, sous les bombes. Chacun de ces ouvrages est un petit miracle. Tous les jours, les Ukrainiens lèvent des fonds sur Internet pour construire des drones et les acheminent eux-mêmes sur le front, avec des vivres et des médicaments. C’est un miracle collectif : celui de la résistance de tous les Ukrainiens — qui depuis presque un an et demi, sont au combat, à l’arrière, comme à l’avant, constituant le facteur le plus décisif de la bataille qui se joue.
Derrière l’émergence extraordinaire de l’Ukraine comme nouveau fait géopolitique majeur en Europe, il y a une autre nouvelle de conséquence qui doit nous revigorer. C’est l’émergence de l’Europe centrale et orientale, qui, Pologne et Pays baltes en tête, a littéralement volé au secours de son voisin ukrainien, comprenant que le combat de Kyïv était le leur. Là encore, ce ne sont pas seulement des gouvernements qui sont levés contre Poutine mais des sociétés tout entières. La manière dont la société polonaise a ouvert ses portes à la société ukrainienne au début de la guerre a été un autre miracle. C’était la Solidarité, la Solidarność, à l’échelle géopolitique.
Cela annonce-t-il la naissance d’une nouvelle Europe ? Nous pouvons l’espérer mais cela dépend de nous.
Chers amis, l’an dernier nous avions scruté les aveuglements de l’Occident, son incompréhension du danger poutinien, ses compromissions, son impréparation à la guerre. Comme me le disait encore hier le député européen Raphaël Glucksmann, grand ami de l’Ukraine, qui avertit depuis des années sur la guerre hybride que nous livre Poutine, cet aveuglement était venu de l’idée, fausse, de la fin de l’Histoire. Quand l’ennemi soviétique a disparu en 1991, nous avons cru que les démocraties pourraient vivre comme si la démocratie était un processus naturel, n’ayant plus besoin d’être défendu. Nous avons désarmé, militairement, politiquement et moralement, nous enfonçant dans un individualisme et un matérialisme effréné, qui nous ont fait perdre de vue l’intérêt collectif et nos devoirs élémentaires de citoyens.
Nous sommes entrés dans une crise profonde, qui ne cesse de s’élargir et nous rend bien vulnérables alors que la guerre frappe à nos portes. Le réveil est difficile après ce sommeil imprudent. Mais nous nous sommes cependant rassemblés, tous les pays occidentaux, pour faire face. Nous nous sommes mis à aider l’Ukraine.
Mais attention, tous ces efforts ne seront pas suffisants si nous faiblissons. Nous devons transformer l’essai, si nous ne voulons pas que tous nos efforts, et tout le sang versé en Ukraine, soient vains. Quelle sera dans ce processus la contribution de l’Europe et celle, notamment de la France ? Serons-nous à l’avant-garde, rejoignant l’Europe centrale et les pays scandinaves, pour donner des garanties de sécurité à l’Ukraine et un chemin vers l’OTAN ? Je le souhaite, car jamais la Russie de Poutine ne laissera l’Ukraine tranquille si nous la laissons seule dans son combat.
Si nous voulons que naisse une nouvelle Europe, il est indispensable que s’affirme concrètement notre volonté d’exister, quelle que soit l’hésitation de nos amis américains, tentés, nous dit-on, par l’isolationnisme. Certes, cela implique des risques. Saurons-nous les prendre ? Faire acte de courage politique ? Ne nous y trompons pas. Le dragon russe nous guette, pariant sur notre inconstance et notre faiblesse.
Il y a une question qui me taraude, et qui sera au cœur de notre deuxième journée de discussion. C’est celle de la rencontre entre notre crise occidentale et les défis de la guerre. Comment réarmer moralement ? Le sujet est complexe. Les peuples européens sont aujourd’hui absorbés par la contemplation d’autres dragons que le dragon russe. L’islamisation qui galope dans nos murs. L’ensauvagement de nos banlieues et la dislocation du tissu social qui traduisent une panne dramatique de ce que l’on appelle le « vivre ensemble ». Tout cela fait que nos peuples n’arrivent pas à connecter l’enjeu ukrainien à leurs préoccupations quotidiennes.
L’une de nos tâches doit être d’établir cette connexion. De montrer qu’il faut combattre tous les dragons à la fois, et que la bataille pour l’Ukraine nous aidera à surmonter nos autres défis. À cet égard, on peut dire que l’Ukraine, par son comportement collectif, nous fait une proposition. Car elle dessine les trois conditions qui pourraient mener à la naissance d’une nouvelle Europe : réarmer, pour pouvoir nous défendre. Faire acte de volonté politique. Et redevenir citoyens, au lieu de nous laisser dissoudre dans un individualisme et un identitarisme délétères.
Chers amis, comme beaucoup d’Européens de l’Est, le philosophe Constantin Sigov est persuadé que l’Europe, et notamment la France, se sous-estime, que nous pouvons rebondir, que la guerre nous ouvre cette opportunité de l’action qui peut créer un cercle vertueux. La leçon de Kyïv est toutefois que cela ne viendra pas seulement des politiques mais de chaque homme ou femme jouant son rôle de citoyen. De ce point de vue, ces jours-ci, il n’y a sans doute pas de ville plus tocquevillienne que Kyïv.
Comment réarmer la démocratie ? Mais par notre courage, nous répondent les Ukrainiens ! Par notre solidarité. Par la création d’une société européenne de l’amitié et de la solidarité. Nous devons combattre pied à pied : répondre à chaque tentative de détruire notre monde, si fragile.
Quand on est à Tocqueville, on a le sentiment que les siècles passés nous protègent, que tout est immuable, mais ce n’est pas le cas. Notre démocratie est un pacte chaque jour renouvelé par nos actions citoyennes. Croyons à l’enchaînement moral de nos actions, combattons l’égoïsme individuel qui est, nous rappelle Tocqueville, « comme la rouille des sociétés ». Opposons notre volonté de citoyens aux desseins fous et inhumains des dragons qui veulent nous détruire. Comme le note Constantin Sigov, la pile du mal a elle aussi une durée de vie limitée.
Grand reporter au Figaro, Elle a couvert, de 1989 à 2008, l'actualité en Russie, dans le Caucase et en Europe de l'Est. Elle fut la correspondante du Figaro à Moscou, de 1997 à 2000, puis, plus tard, de 2009 à 2016, à Washington. Elle est, depuis 2017, chargée des grandes enquêtes sur l'Europe et les États-Unis au Figaro.